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VERS LE NOUVEAU MONDE 25 page

L'eau s'arrêta dans l'autre cabine. Mais maintenant, c'était sa voix qu'il entendait :

- Hé, Barney, qu'est-ce qui se dit, pour le prochain match des Patriots ?

- Hein? Euh, d'après mon gars, cinq et demi contre un face à Miami.

Il risqua un regard par-dessus son épaule.

Elle était en train de se sécher juste à la limite des éclaboussures de la douche de Barney. Les cheveux encore plaqués par l'eau, son visage paraissait détendu, les larmes avaient disparu. Elle avait une très belle peau.

- Alors, tu veux parier? Au bureau de Judy, ils ont fait un pot commun et il y a déjà...

Il n'écoutait plus. La toison de Margot, emperlée de gouttelettes, et au centre ce rose... Il sentit le sang lui monter au visage, il bandait comme un âne, il était à la fois stupéfait, apeuré, excité. Il n'avait jamais ressenti d'attirance pour un homme. Mais, malgré tous ses muscles, elle n'en était pas un, et il était très tenté par ce qu'elle était.

Et puis, venir se doucher avec lui, ça voulait dire quoi ?

Il éteignit la douche, lui fit face et, sans plus réfléchir, posa sa grande paume sur la joue de la jeune femme.

- Bon Dieu, Margot, je...

Les mots moururent dans sa gorge.

Elle avait baissé les yeux sur son entrejambe.

- Oh non, merde, tu ne vas pas...

Il tendit le cou, essayant de l'embrasser doucement quelque part sur son visage sans la toucher avec son membre tendu mais il n'y arriva pas et elle recula, les yeux toujours fixés sur la lance de fluide cristallin qui se tendait entre lui et son ventre plat, et elle projeta son avant-bras contre le large torse de Barney avec la force d'un contre au football américain. Les jambes de Barney se dérobèrent sous lui. Il atterrit sur les fesses dans le bac à douche, brutalement.

- Putain d'enculé ! siffla-telle entre ses dents. J'aurais dû m'en douter, pédé ! Prends ton machin et fourre-le-toi où je pense...

Barney se releva d'un bond. En quelques secondes, il s'était rhabillé sans se sécher et avait quitté les lieux sans un mot.

 

 

Ses quartiers se trouvaient dans une dépendance, d'anciennes étables au toit en ardoises qui avaient été reconverties en garages avec des chambres au-dessus. Il resta très tard devant son ordinateur portable, absorbé dans un cours par correspondance sur Internet. Soudain, il sentit le sol trembler, comme si une force de la nature était en train de gravir l'escalier.

Un léger coup à sa porte. En l'ouvrant, il découvrit Margot dans un épais survêtement, la tête couverte d'une casquette en maille.

- Je peux entrer une minute ?

Barney contempla ses chaussures un instant avant de s'effacer pour lui laisser le passage.



- Écoute, Barney, je suis désolée, pour tout à l'heure. J'ai... j'ai paniqué, pour tout dire. Enfin, je veux dire que j'ai déconné et que j'ai paniqué. Ça me plaisait, qu'on soit amis.

- Moi aussi.

- Je pensais qu'on aurait pu être, comment dire... des potes, quoi.

- Oh, Margot, faut pas pousser, là ! J'ai dit qu'on serait copains mais j'ai pas dit que j'étais un foutu eunuque. C'est toi qui es venue sous cette fichue douche avec moi. Tu m'as plu, j'y peux rien, moi. Tu te pointes là, à poil, alors moi je vois deux trucs ensemble qui me plaisent vraiment...

- Moi et ma chatte, explicita Margot.

A leur grande surprise, ils éclatèrent de rire en même temps.

Elle s'approcha de lui, lui donna une accolade qui aurait pu faire des dégâts chez quelqu'un de moins robuste.

- Écoute, s'il devait y avoir un mec, ce serait toi. Mais ce n'est pas mon truc, pas du tout. Ni maintenant, ni jamais.

Barney hocha la tête.

- Je le sais, ça. Simplement, ça a été plus fort que moi.

- Tu veux qu'on essaie d'être copains ?

Il réfléchit une minute.

- D'accord, mais alors faudra que tu m'aides un peu. Voilà le deal : je m'engage à faire l'effort, le gros effort d'oublier ce que j'ai vu tout à l'heure ; et toi, tu te débrouilles pour ne plus me le montrer. Et pendant qu'on y est, pas de nibards sous mon nez, non plus. Qu'est-ce que tu en penses ?

- En amitié, tu peux me faire confiance, Barney. Viens à la maison demain. Judy va faire la cuisine et moi aussi.

- Ouais, mais peut-être pas aussi bien que je la fais, moi.

- On parie?


 

 

Il était en train d'examiner le contenu d'une bouteille de Château-Pétrus à la lumière. Elle avait quitté sa position couchée pour reposer à la verticale depuis la veille, au cas où il y aurait eu du dépôt. Après un coup d'œil à sa montre, le docteur Lecter résolut qu'il était temps de l'ouvrir.

Pour lui, c'était un vrai risque à prendre, un défi sérieux. Il n'était pas dans la hâte inconsidérée, mais dans le désir de contempler la robe du vin à travers la carafe en cristal. Qu'il l'ouvre trop tôt et le souffle saint qui habitait ses flancs de verre échapperait à sa rigoureuse dégustation.

Il y avait du dépôt, oui.

Il retira le bouchon avec le même soin qu'il aurait mis à trépaner un crâne, puis plaça la bouteille sur un verseur qui permettait de contrôler au millilitre près l'écoulement. Désormais, c'était à l'air marin d'intervenir un peu. La décision viendrait après.

Il alluma un feu au charbon de bois et se prépara un verre de Lillet bien frappé avec un zeste d'orange tout en méditant le fond de sauce sur lequel il travaillait depuis trois jours. En matière de bouillon de cuisson, le docteur Lecter était un adepte de l'improvisation inspirée, telle que l'avait prônée Alexandre Dumas. Ainsi, de retour des bois trois jours plus tôt, il avait ajouté dans la marmite une grosse corneille qui venait de se farcir elle-même de baies de genièvre. Les petites plumes noires étaient parties en flottant sur les eaux calmes du littoral. Il avait gardé les plus solides pour fabriquer des plectres de rechange à son épinette.

Maintenant, il écrasait des baies de genièvre, séchées celles-ci, après avoir mis des échalotes à roussir dans une poêle. Il noua fermement un ruban en coton autour du bouquet garni et versa quelques cuillerées de bouillon sur les échalotes.

Le filet qu'il retira de la terrine en céramique avait pris une teinte sombre dans la marinade, qu'il exprima hors de la viande avant de rabattre la plus effilée des extrémités pour que la pièce présente un diamètre uniforme tout du long.

Le feu était désormais prêt, rougeoyant au centre, les charbons à bonne distance de la grille. Le filet grésilla dessus, une fumée bleue s'étira lentement dans le jardin, comme au rythme de la musique qui passait sur la chaîne du docteur. C'était encore une composition du roi Henry VIII, très touchante : Qu'Amour puisse céans régner...

 

 

Plus tard dans la nuit, ses lèvres teintées du rouge profond du vin, un petit verre en cristal de Château-d’Yquem à la robe miellée posé sur le chandelier, le docteur Lecter joue du Bach. Dans son esprit, Clarice Starling court à travers les feuilles fanées, les chevreuils détalent devant elle et remontent la colline en passant à côté de sa silhouette immobile. La course continue, continue, il aborde la deuxième des Variations Goldberg, les reflets des bougies dansent sur ses mains bondissantes, l'exécution s'altère soudain quand surgit une image fugace de neige ensanglantée et de dents sales grimaçantes, rien qu'un éclair cette fois qui disparaît dans un bruit sourd et net, un « schtoc » décidé, un vireton d'arbalète perforant un crâne, et nous voici rendus au calme plaisant de la forêt, à la musique qui coule avec aisance et à Starling dorée d'un pollen lumineux qui s'éloigne dans la pente, sa queue de cheval qui se balance comme la queue d'un chevreuil, et sans plus d'hésitation le docteur joue le mouvement jusqu'à la fin, et le silence qui suit a la riche douceur du Château-d’Yquem.

Le docteur Lecter leva son verre dans la lueur des bougies. Elles scintillaient derrière le cristal comme le soleil scintille sur l'eau, et le vin avait la couleur du soleil d'hiver sur la peau de Clarice Starling. Son anniversaire était proche, pensa-t-il. Il se demanda si une bouteille de Château-d’Yquem de son année de naissance était encore trouvable. Peut-être un tel présent s'imposait-il pour la jeune femme qui, d'ici trois semaines, allait avoir vécu autant de jours que le Christ.


 

 

A l'instant précis où le docteur Lecter observait son nectar à la flamme des bougies, dans le laboratoire d'identification d'ADN déserté, A. Benning porta sa dernière plaquette de gel à la lumière et contempla les lignes d'électrophorèse pointillées de rouge, de bleu et de jaune. C'était l'échantillon de cellules d'épithélium prélevées sur la brosse à dents retrouvée au palais Capponi et transmises au FBI par la valise diplomatique italienne.

- Hummm, hummm..., fit-elle en décrochant aussitôt son téléphone pour appeler le poste de Starling.

Ce fut Eric Pickford qui décrocha.

- 'Soir, est-ce que je peux avoir Clarice Starling, s'il vous plaît ?

- Elle est absente aujourd'hui et c'est moi qui suis de garde. Je peux vous aider ?

- Vous avez son numéro de biper ?

- Je suis justement avec elle sur l'autre ligne. Vous avez quelque chose pour elle ?

- Dites-lui que Benning, du labo ADN, veut lui parler. Dites-lui seulement que la brosse à dents et le cil sur la flèche concordent. Que c'est bien le docteur Lecter. Demandez-lui qu'elle me rappelle, s'il vous plaît.

- Donnez-moi votre poste... D'accord, pas de problème, je lui transmets tout de suite. Merci.

Starling n'était pas sur l'autre ligne. Et si Pickford composa sans tarder un numéro de téléphone, ce fut celui du domicile de Paul Krendler.

Quand A. Benning constata que Starling ne la rappelait pas, elle fut un peu déçue. La jeune laborantine avait fait plus que son compte d'heures supplémentaires pour parvenir à ce résultat. Elle était déjà rentrée chez elle depuis longtemps lorsque Pickford prévint enfin Starling au téléphone.

Mason Verger, lui, était au courant depuis une bonne heure.

Il avait échangé quelques phrases avec Krendler, sans hâte, laissant l'oxygène revenir dans ses artères à chaque pause, l'esprit très clair.

- C'est le moment de mettre Starling hors course, avant qu'ils ne décident de prendre les devants et de se servir d'elle comme appât. On est vendredi, vous avez tout le week-end pour lancer le truc, Krendler. Racontez aux macaronis l'histoire de la petite annonce et tombez sur la petite. Il est grand temps qu'elle débarrasse le plancher. Ah, et puis, Krendler ?

- Je... je pensais qu'on aurait pu se contenter de...

- Faites ce que je dis, point. Et quand vous allez recevoir une autre carte postale des îles Caïmans, il y aura un nouveau numéro de téléphone inscrit sous le timbre, pigé ?

- D'accord, je vais...

Il n'eut pas le loisir de terminer. Verger avait raccroché.

 

 

Si brève qu'elle fût, la conversation avait épuisé Mason.

Il se sentait basculer dans un sommeil hagard, mais il eut tout de même la force d'appeler Cordell et de lui murmurer quatre mots :

- Faites rappliquer les porcs.


 

 

Déplacer un cochon sauvage contre sa volonté requiert un effort physique encore plus intense que de kidnapper un homme. Ces animaux sont plus entêtés et souvent plus forts que les humains, d'autant que la vue d'un revolver ne les intimide aucunement. Et puis il y a les défenses, que l'on doit toujours garder à l'œil si l'on veut conserver son ventre et ses jambes en l'état. Lorsqu'ils en sont munis et qu'ils affrontent une espèce à station verticale, les hommes ou les ours, ils cherchent d'instinct à les éviscérer. Couper les jarrets n'est pas un réflexe naturel chez eux, mais cela peut rapidement devenir une réaction acquise.

De plus, si l'on veut en prendre un vivant, il est impossible de recourir à un choc électrique pour le paralyser momentanément, car ces bêtes ont le cœur fragile et sont très exposées aux accidents coronariens.

Carlo Deogracias, le maître-porc, avait cependant la patience d'un crocodile guettant sa proie. Il avait déjà fait l'expérience de droguer quelques-unes de ces redoutables créatures, en utilisant le même sédatif que celui qu'il avait eu l'intention d'employer contre le docteur Lecter, de l'acépromazine. Il connaissait désormais la dose exacte que nécessitait un sanglier de cent kilos, et la fréquence des injections pour le maintenir en léthargie pendant pas moins de quatorze heures sans que la bête subisse de séquelles.

Comme la maison Verger avait une longue pratique d'import-export de cheptel et qu'elle collaborait en permanence avec le département américain de l'Agriculture sur des programmes de génétique animale, l'entrée des porcs de Mason aux États-Unis ne présentait aucune difficulté majeure. Conformément à la règle, le formulaire 17-129 du service de l'inspection de la santé animale et végétale fut faxé à sa direction de Riverdale, dans le Maryland, de même que les certificats vétérinaires en provenance de Sardaigne et la taxe de 39,50 dollars requise pour l'importation de cinquante échantillons de sperme congelé que Carlo voulait prendre avec lui.

Les permis d'entrée des porcs et de la liqueur séminale parvinrent à Mason Verger par retour de télécopie, accompagnés de la dispense de quarantaine à Key West qu'il obtenait toujours et de la confirmation qu'un inspecteur du Service monterait à bord de l'avion à l'aéroport international de Baltimore-Washington pour placer hors douane la livraison.

Carlo et ses aides, les frères Falcione, entreprirent d'assembler les caisses de transport, du matériel de première qualité avec des portes coulissantes à chaque extrémité et les parois intérieures capitonnées. Ils faillirent oublier d'emballer également le miroir du bordel de Cagliari, dont les dorures rococo encadrant l'image reflétée des porcs semblaient avoir enchanté Mason Verger.

Puis Carlo commença à droguer les spécimens qu'il avait sélectionnés, cinq mâles élevés dans le même enclos et onze truies. Il y en avait une gravide mais aucune n'était en chaleur. Lorsque les bêtes furent inconscientes, il les examina soigneusement, éprouvant des doigts le tranchant de leurs dents et les pointes de leurs puissantes défenses. Prenant leur face effrayante entre ses mains, il observa leurs petits yeux troubles, écouta leur respiration régulière. Puis il entrava leurs chevilles d'une étonnante finesse, les tira jusqu'aux caisses sur des toiles et les y enferma.

Les camions descendirent de la montagne en grondant, jusqu'à la piste de Cagliari où les attendait un avion-cargo des Count Fleet Airlines, une compagnie spécialisée dans le transport des chevaux de course. L'Airbus était habituellement affecté aux liaisons transatlantiques, conduisant et ramenant des pur-sang américains aux courses hippiques de Dubaï. Un seul cheval se trouvait déjà dans la carlingue, embarqué lors d'une escale à Rome. Dès qu'il huma la forte odeur des cochons, il se mit à hennir et à ruer dans son box au point que l'équipage fut obligé de le laisser à terre, incident fort coûteux pour Mason, qui dut ensuite prendre en charge les frais de rapatriement de la bête ainsi que de généreux dédommagements versés à son propriétaire pour éviter des poursuites en justice.

Carlo et ses hommes restèrent aux côtés des animaux dans la soute pressurisée du cargo. Toutes les demi-heures, au-dessus de la mer démontée, Carlo venait les inspecter un par un, posant la main sur leurs flancs aux soies rêches afin de contrôler le battement sauvage de leur cœur.

Même si elles étaient robustes et affamées, seize bêtes ne seraient jamais en mesure de consommer l'entièreté du docteur Lecter en un seul repas. Il leur avait fallu une journée pour ingérer les derniers restes du réalisateur.

Le premier jour, Mason voulait que le docteur Lecter les voie dévorer ses pieds. Puis il serait maintenu en vie à l'aide d'une perfusion pour attendre le service suivant, le lendemain.

Mason avait promis à Carlo qu'il pourrait disposer du docteur pendant une heure, dans l'intervalle.

Pour leur second festin, les porcs seraient autorisés à le vider et à se repaître de sa panse et de son visage jusqu'à ce que, rassasiés, les plus gros d'entre eux et la truie gravide abandonnent la place à la deuxième vague de banqueteurs. Mais à ce stade la scène aurait déjà perdu de son attrait, évidemment.


 

 

C'était la première fois que Barney se rendait à la grange. Il entra par une porte dissimulée sous les gradins qui bordaient sur trois faces une piste de présentation abandonnée. Vide et silencieuse, n'étaient les roucoulements des pigeons dans les structures en bois, l'arène paraissait encore suspendue dans l'attente de l'arrivée des pur-sang. Derrière l'estrade du commissaire-priseur s'étendait le hangar ouvert, puis une porte à double battant commandait l'aile des écuries et de la sellerie.

Il entendit des voix quelque part et cria :

- Salut !

- On est dans la sellerie, Barney ! Viens par ici.

C'était Margot.

La pièce était agréable, tapissée de harnais et de selles aux courbes gracieuses. Les chauds rayons de soleil qui passaient par les fenêtres poussiéreuses tout en haut des murs réveillaient une bonne odeur de cuir et de foin. La salle était bordée sur un côté par un grenier ouvert qui donnait sur la réserve de foin.

Margot était en train de suspendre des étrilles et quelques bridons. Ses cheveux étaient plus clairs que la paille, ses yeux aussi bleus que l'estampille du boucher sur un quartier de viande.

- Bonjour, lança Barney sur le seuil.

Il trouvait que la sellerie ressemblait un peu à un décor de théâtre, conçu tout spécialement pour les enfants en visite.

Avec la hauteur de ses plafonds et la lumière oblique qui tombait d'en haut, on se serait presque cru dans une église.

- Salut, Barney. Entre, entre. On déjeune dans une vingtaine de minutes.

La voix de Judy Ingram tomba du grenier surélevé :

- Barneeeeey, enfin ! Bonjour. Hé, attendez un peu de voir ce qu'on a apporté ! Dis, Margot, tu veux qu'on essaie de manger dehors?

Tous les dimanches, elles avaient l'habitude de venir panser l'assortiment hétéroclite de poneys bien nourris qui étaient chargés de promener les petits visiteurs de la propriété. Et elles prenaient toujours un pique-nique avec elles.

- On peut essayer du côté sud, au soleil ! répondit Margot.

Barney se dit qu'elles avaient l'air un peu trop enjoué. Son expérience hospitalière lui avait appris que l'excès de gazouillements n'était jamais un bon signe.

La salle était dominée par un crâne de cheval accroché en trophée à un mur avec sa bride et ses œillères, l'ensemble se découpant sur un tissu aux couleurs de l'élevage Verger.

- C'est Ombre mouvante, vainqueur des courses de Lodgepole en 52, lui expliqua Margot. Le seul cheval de mon père qui ait jamais gagné une coupe. Mais il était trop radin pour le faire empailler...

Son regard suivit celui de Barney sur la face émaciée.

- Il ressemble drôlement à Mason, pas vrai ?

Dans un coin, une forge à soufflet grondait tout bas. Margot y avait allumé un petit feu pour réchauffer un peu la salle. Il s'échappait comme une odeur de soupe de la marmite posée sur les charbons.

Elle alla à un établi qui présentait l'équipement complet d'un maréchal-ferrant, s'empara d'un marteau à manche court et grosse tête. Avec son torse et ses biceps, elle aurait pu aisément passer pour quelqu'un du métier, ou pour un forgeron à la poitrine étonnamment proéminente...

- Tu me les envoies, ces couvertures ? cria Judy d'en haut.

Margot saisit une pile de lourdes couvertures de cheval toutes propres et les expédia dans le grenier d'un seul mouvement de balancier de son bras d'Hercule.

- OK, le temps de me laver les mains et je vais prendre le reste dans la jeep, annonça Judy en descendant l'échelle à reculons. Repas dans un quart d'heure, d'accord ?

Barney, qui sentait que Margot surveillait sa réaction, s'abstint de reluquer les fesses de son amie.

Restés en tête à tête, ils s'assirent sur des balles de foin recouvertes de couvertures pliées qui faisaient office de sièges.

- Tu as raté les poneys, constata Margot. Ils sont partis à l'étable de Lester.

- Oui, j'ai entendu les camions arriver, ce matin. Comment ça se fait?

- Ah, c'est les trucs de Mason, ça...

Un court silence s'établit. Ils pouvaient rester sans parler, d'habitude, mais cette fois un certain malaise était palpable.

- Bon, allons-y, Barney. Voilà: tu arrives à un point où il ne suffit plus de bavarder, il faut passer aux actes. On en est bien là, hein ?

- Comme dans un flirt, c'est ça?

La comparaison tombait mal, dans leur cas, et l'expression qui passa sur les traits de Margot le disait assez.

- Un flirt... Je te réserve autrement mieux que ça, moi ! Tu comprends à quoi je fais allusion, n'est-ce pas ?

- Je crois, oui.

- Mais si jamais tu décidais que tu ne veux rien faire et qu'il arrivait quand même quelque chose ensuite, tu comprends que tu ne pourras pas venir me chercher des histoires là-dessus, non ?

Elle tapotait sa paume avec le marteau de ferronnier, sans y penser peut-être, mais avec ses yeux d'un bleu carnassier fixés sur Barney.

S'il était encore en vie, c'était parce qu'il avait appris à lire les visages. Et là, il savait qu'elle pensait vraiment ce qu'elle disait.

- J'ai pigé, oui.

- Et si nous passons à l'acte, même topo. A part que je me montrerai très, très généreuse, une fois, rien qu'une fois, mais ce sera amplement suffisant. Tu veux savoir à quel point, généreuse ?

- Écoute, Margot, rien n'arrivera pendant que je suis de garde, en tout cas. Pas tant qu'il me paie pour que je prenne soin de lui.

- Mais pourquoi, enfin?

Il haussa les épaules.

- Parce qu'un deal, c'est un deal.

- Hein ? Tu appelles ça un deal ? En voici un, Barney, un vrai : cinq millions de dollars. La même somme que Krendler est censé toucher pour court-circuiter le FBI, si tu veux savoir.

- On parle de prendre du sperme à Mason, de quoi rendre Judy enceinte...

- Oui, de ça et de quelque chose d'autre encore. Tu te doutes bien que si tu lui soutires sa crème et que tu le laisses en vie, il te coincera aussi sec, Barney. Tu ne pourras pas lui échapper et tu iras droit aux cochons, merde !

- J'irais droit où, tu dis ?

- Qu'est-ce qui te retient, Barney ? Ce « Semper Fi » que tu as tatoué sur le bras ? La parole d'honneur d'un ancien Marine ?

- Quand j'ai accepté son fric, je me suis engagé à m'occuper de lui. Tant que je travaillerai pour lui, je ne lui ferai aucun mal.

- Mais tu n'auras rien à « faire » quand il sera mort, à part le... prélèvement. Moi, je ne peux pas toucher son machin. Pas une seule fois de plus, tu m'entends ? Et il faudra peut-être que tu m'aides si Cordell vient s'en mêler.

- Si Mason est mort, tu ne pourras compter que sur une émission, pas deux.

- Il suffit de cinq centimètres cubes, même d'un sperme moins riche que la normale, on le dilue et on a de quoi faire cinq tentatives d'insémination, in vitro si nécessaire... Ils sont tous très fertiles, dans la famille de Judy.

- Tu n'as pas pensé à l'acheter, Cordell ?

- Non. Il ne tiendrait jamais son engagement. Je ne lui fais pas confiance une seconde. Il cherchera à me soutirer du fric, tôt ou tard. Non, il va falloir le neutraliser.

- Tu as réfléchi à tout, on dirait...

- Oui. Toi, il faut que tu sois aux commandes à l'infirmerie. Tous les moniteurs sont concentrés là-bas, chaque instant est enregistré sur une bande de sauvegarde. Il y a le circuit télé, aussi, mais là ils n'enregistrent pas en permanence à la vidéo. Nous... je veux dire, moi, je passe la main dans le poumon artificiel et je lui bloque la poitrine. Sur le moniteur, la machine continuera à fonctionner normalement. Dès que la courbe de son pouls et de sa pression sanguine présente un changement, tu te précipites dans la chambre, tu le trouves évanoui, tu peux tenter toutes les réanimations que tu veux, simplement tu fais comme si je n'étais pas là. Moi, je continue à appuyer jusqu'à ce qu'il meure. Tu t'y connais assez en autopsie, toi : qu'est-ce qu'ils regardent d'abord, quand ils soupçonnent un étouffement prémédité ?

- S'il y a eu hémorragie sous les paupières.

- Il n'en a pas, de paupières!

Elle était cultivée, pleine de ressources, et habituée à pouvoir acheter n'importe quoi, n'importe qui.

Barney la regarda bien en face, mais c'était le marteau dans sa main qu'il surveillait du coin de l'œil lorsqu'il donna sa réponse

- Non, Margot.

- Et si je t'avais laissé me sauter, tu l'aurais fait ?


Date: 2015-12-18; view: 901


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