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VERS LE NOUVEAU MONDE 24 page

Les yeux du mort étaient ouverts, eux aussi. Un peu de sang perlait de ses canaux lacrymaux comme des larmes rouges.

- C'est bizarre de les voir ensemble, comme ça, remarqua le docteur Hollingsworth. Leurs deux cœurs pesaient exactement le même poids.

Il dévisagea Starling, constata qu'elle tenait le choc.

- Il y a une différence chez l'homme que vous pouvez voir ici... Là, les côtes ont été séparées de la colonne pour permettre l'extraction des poumons dans le dos. Ça lui fait comme des ailes, vous ne trouvez pas ?

- L'Aigle sanglant, murmura Starling après avoir réfléchi un instant.

- Encore jamais vu une chose pareille.

- Moi non plus.

- Alors, il y a un terme spécial pour ? Comment vous avez dit ?

- L'Aigle sanglant. On a une doc à Quantico là-dessus. C'est une tradition sacrificielle des Vikings. On taille dans les côtes, on sort les poumons et on les aplatit dans le dos pour suggérer des ailes. Dans les années 30, il y avait un néo-Viking qui faisait ça au Minnesota.

- Vous devez en avoir vu, vous... Je veux dire, pas ça, précisément, mais ce genre de trucs.

- Des fois, oui.

- Moi, ça sort un peu de mon registre. Ici, on traite essentiellement des meurtres « normaux » : une balle, un coup de couteau... Mais bon, vous voulez savoir ce que je pense ?

- J'aimerais beaucoup, oui, docteur.

- Je crois que ce type, ce Donnie Barber, d'après l'identité qu'on m'a communiquée, a tué illégalement cette bête hier, c'est-à-dire la veille de l'ouverture de la chasse. Oui, je sais à quelle heure il est mort. La flèche est la même que celles qu'on a retrouvées dans son équipement. Et il s'est dépêché de la saucissonner. Je n'ai pas encore fait analyser les antigènes du sang qu'il a sur les mains, mais c'est du sang de chevreuil, sans doute possible. Il voulait prendre les filets, là, et il a commencé un travail de sagouin, cette vilaine incision que vous voyez ici. Seulement il a eu une grosse surprise, une flèche à travers la caboche en l'occurrence. Même couleur que l'autre, mais pas du même type. Tenez, elle n'a pas d'entaille au bout. Vous savez ce que c'est?

- On dirait un trait d'arbalète, constata Starling.

- Donc, une deuxième personne, peut-être celle à l'arbalète, a fini de découper le chevreuil, en s'y prenant beaucoup mieux que ce gus, et puis, mon Dieu... Il ou elle s'est occupé du mec aussi. Regardez avec quelle précision la peau est incisée : c'est assuré, c'est... volontaire. Rien d'abîmé, rien de perdu. Un maître-boucher n'aurait pas mieux fait. Aucune trace de sévices sexuels sur les corps. C'est juste la viande qui l'intéressait.



Starling porta ses phalanges à ses lèvres. Une seconde, le médecin crut qu'elle baisait une amulette.

- Est-ce que les foies ont été enlevés, docteur Hollingsworth ?

Il la contempla un moment par-dessus ses lunettes.

- Celui du chevreuil a disparu, en effet. Apparemment, le foie de ce monsieur n'a pas été jugé assez appétissant. Il a été en partie excisé pour être examiné, il y a une incision le long de la veine porte. L'organe est cirrhosé, décoloré. Il est toujours dans le cadavre. Vous voulez jeter un œil ?

- Non merci. Et le thymus?

- Les ris, n'est-ce pas ? Enlevés chez les deux, oui. Dites, personne n'a encore cité de nom, si ?

- Non. Pas encore.

La porte du sas s'ouvrit dans un soupir. Un homme mince et tanné, en veste de tweed et pantalon de toile kaki, apparut dans l'embrasure.

- Alors, shérif, comment va Carleton ? lança Hollingsworth. Agent Starling, je vous présente le shérif Dumas. Le frère du shérif est en réanimation cardiologique ici.

- Il tient le coup. Ils disent que son état est « stable », « stationnaire », ou je ne sais quoi encore...

Puis, par dessus son épaule

- Viens un peu par là, Wilburn.

Après avoir serré la main à Starling, il lui montra d'un geste le nouveau venu.

- Wilburn Moody, garde-chasse.

- Si vous préférez ne pas vous éloigner de votre frère, nous pouvons parler là-haut, shérif, proposa Starling.

- Non, ils ne me laisseront pas m'approcher de lui avant une heure et demie encore. Euh, ne vous vexez pas, miss, mais c'est Jack Crawford que j'ai appelé. Il va venir ?

- Il est retenu au tribunal. Quand vous avez téléphoné, il était en pleine déposition. Je suis sûre qu'il va nous contacter très vite. Nous vous sommes vraiment reconnaissants de nous avoir prévenus aussi rapidement, shérif.

- Ce vieux Crawford a été mon prof à Quantico il y a des lustres de ça. Un type au poil. Enfin, s'il vous envoie, c'est que vous devez connaître votre boulot. Bon, on y va?

- Quand vous voudrez, shérif.

Dumas sortit un calepin de la poche de sa veste.

- L'individu ici présent avec une flèche dans le crâne est Donnie Leo Barber, sexe masculin, Blanc, trente-deux ans, domicilié au caravaning de Cameron. Pas d'emploi stable, à ma connaissance. Rayé des cadres de l'US Air Force avec blâme il y a quatre ans. Mécanicien aéronautique certifié pendant un temps. Une amende pour utilisation d'armes à feu en ville, une autre pour violation de propriété privée pendant la dernière saison de chasse. A plaidé coupable dans une affaire de braconnage au chevreuil dans le comté de Summit en... C'était quand, Wilburn ?

- Il y a deux ans. Il venait juste de récupérer son permis de chasse. Le bonhomme était bien connu, chez nous. Ça tire sans se soucier de ce que devient l'animal, il en blesse un, il en attend un autre. Tenez, une fois...

- Raconte-nous ce que tu as trouvé aujourd'hui, Wilburn.

- Ben, je roulais sur la forestière 47, à environ un kilomètre et demi du pont, il devait être dans les sept heures du matin, quand je vois le vieux Peckman qui me fait signe d'arrêter. Il avait une main sur le cœur, le souffle coupé, incapable de prononcer un mot, sauf qu'il me montrait du doigt un point dans les bois. J'ai dû faire... oh, pas plus de cent cinquante mètres dans les taillis, et voilà que je tombe sur le Barber ici présent effondré contre un arbre avec une flèche au milieu de la tête, et ce chevreuil-ci à côté. Ils étaient raides tous les deux, d'hier au moins.

- Hier matin très tôt, je dirais, compléta Hollingsworth.

- Mais la saison, c'est ce matin qu'elle ouvrait, reprit le garde-chasse. Et ce gars-là avait une nacelle d'observation qu'il n'avait pas encore installée dans un arbre. Ou bien il voulait préparer sa position pour aujourd'hui, ou bien il était encore en train de braconner, mais enfin, si c'était rien que pour mettre la nacelle, je vois pas pourquoi il avait pris son arc... Enfin, ce joli chevreuil-là s'est pointé et il a pas pu résister à la tentation. J'en connais plein qui feraient pareil. C'est devenu banal comme tout, ce genre de comportement. Et puis l'autre lui est tombé dessus pendant qu'il dépeçait la bête. Au point de vue traces, impossible de dire parce qu'il y a eu une grosse averse et...

- Et c'est pour ça qu'on a pris des photos et qu'on a emporté les corps, intervint le shérif. Le vieux Peckman, c'est le propriétaire de ces bois. Barber avait une autorisation de chasse sur sa réserve en bonne et due forme, signée par Peckman, mais à partir d'aujourd'hui seulement. Il loue chaque année son droit de chasse, Peckman, il charge un courtier de s'en occuper. Barber avait aussi une lettre dans sa poche lui annonçant qu'il avait gagné deux jours pour le chevreuil. Toutes ses affaires sont trempées, miss Starling. Je n'ai rien contre nos gars d'ici, mais je me demandais si vous ne devriez pas relever les empreintes à votre labo. Les flèches aussi, elles sont mouillées. On a essayé de ne pas les toucher.

- Vous voulez les prendre avec vous, miss Starling ? demanda Hollingsworth. Et comment je vous les enlève ?

- Si vous pouviez les tenir avec des pinces pendant que vous les sciez en deux au niveau de l'épiderme, je les fixerais sur mon support de preuves avec des colliers plastiques, lui répondit-elle en ouvrant déjà sa mallette.

- Je ne crois pas qu'il y ait eu bagarre, mais vous voulez un prélèvement sous les ongles, au cas où ?

- Je préférerais avoir des rognures pour le test ADN. Pas besoin de les identifier doigt par doigt mais ce serait bien de spécifier main droite et main gauche, docteur.

- Vous êtes équipés pour les amplifications en chaîne par polymérase synchronisée ?

- Au labo central, ils le sont. On aura quelque chose pour vous d'ici trois ou quatre jours, shérif.

- Et le sang du chevreuil, vous pouvez aussi l'analyser? demanda Moody, le garde-chasse.

- Ça non. On peut juste confirmer que c'est du sang d'animal.

- Et si vous veniez de trouver la viande de c'te bête dans le frigo d'un bonhomme, miss ? insista Moody. Vous aimeriez bien être sûre qu'il s'agit de la même, pas vrai ? Nous, des fois, on est forcés d'identifier un animal par rapport à un autre avec son sang, dans des affaires de braconnage. Chaque chevreuil est différent, sur ce plan. Vous pensiez pas, hein ? Alors on doit envoyer un échantillon sanguin à Portland, au Service de la chasse et de la pêche de l'Oregon, et si vous avez la patience d'attendre ils finissent par vous dire, tiens, ça c'est le chevreuil numéro un, ou « Sujet A », avec tout un tas de chiffres, comme ils font souvent, puisqu'ils ont pas de nom à eux, les chevreuils, hein ? En tout cas, c'est ce qu'on connaît, nous autres.

Starling observa un instant les traits parcheminés par le vent et le soleil du vieux garde-chasse.

- Eh bien, celui-ci, on va l'appeler « John Machin », Mr Moody. Merci pour cette information sur le Service de l'Oregon, cela nous sera peut-être très utile.

Au sourire que lui adressait la jeune femme, il piqua un fard en tripotant nerveusement sa casquette dans ses mains.

Pendant qu'elle était penchée sur son sac à la recherche de quelque chose, le docteur Hollingsworth la contempla, juste pour le plaisir. En parlant avec le vieux Moody, elle s'était détendue, son visage s'était éclairé. Le grain de beauté qu'elle avait à la joue ressemblait fort à une trace de poudre brûlée. Il faillit lui poser la question, mais préféra se taire, finalement.

- Dans quoi avez-vous mis les papiers ? demanda-t-elle au shérif. Pas dans du plastique, au moins ?

- Non, dans des sacs en papier kraft. C'est encore ce qu'il y a de mieux, pas vrai ?

Il se frotta énergiquement la nuque avant de poursuivre, les yeux dans ceux de Starling :

- Écoutez, vous comprenez pourquoi j'ai appelé votre bureau, pourquoi j'ai demandé Jack Crawford. Je suis content que ce soit vous qui soyez venue, parce que je me rappelle qui vous êtes, maintenant. Sorti de cette pièce, personne ne va prononcer le mot de « cannibale », autrement les journaleux vont débouler dans cette forêt comme des éléphants dans un magasin de porcelaine. Pour l'instant, tout ce qu'ils savent, c'est qu'il y a eu un accident de chasse. A la limite, ils ont entendu dire qu'il y avait eu mutilation. Mais ils ignorent qu'on a découpé Barber comme une bête de boucherie. Les cannibales, il n'y en a pas tant que ça, hein, miss Starling ?

- Non. Pas tant que ça.

- Et c'est du travail sacrément propre, exact ?

- En effet, shérif.

- C'est peut-être parce que la presse en a tellement parlé que je dis ça, mais... Est-ce que ça ressemble à du Hannibal Lecter, d'après vous ?

Elle regarda un moment une araignée à longues pattes qui se dissimulait dans la rainure de la table d'autopsie vacante avant d'annoncer calmement :

- La sixième victime du docteur Lecter était un chasseur à l'arc, également.

- Et... il l'a mangé ?

- Pas celui-là, non. Il l'a laissé suspendu à un tableau à outils, avec toutes sortes de blessures de par le corps. Une allusion à une planche médicale du Moyen Age qui s'appelle « l'Homme blessé ». Le docteur Lecter s'intéresse beaucoup à tout ce qui est médiéval.

Le médecin légiste montra du doigt les poumons de Donnie Barber étalés sur son dos.

- Vous disiez que c'est un rituel très ancien, ça...

- Je pense, oui. Mais je ne sais pas si c'est lui qui l'a fait. Si c'est le cas, ce n'est pas du fétichisme de sa part. Ce genre de mise en scène n'est pas une constante, chez lui.

- C'est quoi, alors ?

- C'est un... caprice, annonça-t-elle sans les quitter des yeux, pour voir si le terme qu'elle avait choisi les désarçonnait. C'est un caprice, et c'est à cause de ça qu'il s'est fait prendre, la dernière fois.


 

 

Le laboratoire d'identification d'ADN était tout récent. Il sentait le neuf et son personnel était nettement plus jeune que Starling, constat auquel elle se résigna avec un petit pincement au cœur : il fallait s'y habituer, puisqu'elle serait très bientôt plus vieille d'un an...

La fille d'une vingtaine d'années qui signa le reçu pour les deux flèches que Starling lui apportait avait un badge au nom d'A. Benning sur sa blouse.

Elle devait déjà avoir des expériences cuisantes en matière de réception de preuves, à en juger par son soulagement évident lorsqu'elle vit avec quel soin Starling leur avait évité tout contact pendant le transport.

- Oh, vous ne pouvez pas imaginer dans quel état on m'amène ce genre de trucs, des fois, soupira-t-elle. Bon, il faut que vous compreniez que je ne vais pas pouvoir tout vous dire comme ça, en cinq minutes...

- Je m'en doute. Il n'y a pas eu d'analyse PTFR sur le docteur Lecter, son évasion remonte à trop longtemps. Et toutes les pièces à conviction que nous avons sont inutilisables, à force d'être passées par des centaines de mains.

- Vous savez que l'heure de labo est beaucoup trop chère pour analyser tout et n'importe quoi, genre douze poils ramassés dans une chambre de motel. Par contre, si vous m'apportez quelque...

- Écoutez un peu ce que je dis, après vous parlerez. J'ai demandé à la PJ italienne de m'envoyer la brosse à dents qui était celle du docteur Lecter, d'après eux. Vous pourrez relever de l'épithélium dessus, je pense, il n'y a qu'à chercher le polymorphisme de taille des fragments de restriction. Et faites un séquençage court répété en tandem, aussi. Ce trait d'arbalète est resté un moment sous la pluie, ça m'étonnerait que vous en tiriez quoi que ce soit, mais si jamais vous...

- Pardon, je crois que vous n'avez pas bien compris ce que je vous disais.

Starling se força à sourire.

- Ne vous en faites pas, « A. Benning ». Je suis sûre que nous allons finir par nous entendre super-bien. Regardez, les deux flèches sont jaunes, d'accord, mais celle de l'arbalète, le vireton comme ils disent, est peint à la main. Pas mal, comme travail, juste un peu moins régulier. Et là, vous ne voyez pas quelque chose sous la peinture ?

- Un poil de pinceau, non?

- Peut-être. Mais quand même, c'est incurvé, et un peu renflé au bout... On dirait un cil, non ?

- Et s'il y a le follicule pilo-sébacé avec...

- Exactement.

- Bon, je peux faire une PCR, et vous trouver trois sites de restriction d'un coup sur l'ADN. Il va en falloir treize pour l'identification mais dans deux jours on pourra dire sans trop de risques de se gourer si c'est lui ou pas.

- Je savais que vous pourriez m'aider, A. Benning.

- Et vous, vous êtes Starling, l'agent spécial Starling. Je ne cherchais pas la bagarre, tout à l'heure... C'est juste que les flics nous donnent des trucs tellement nazes, des fois... Enfin, rien de personnel contre vous.

- Compris.

- C'est que... je vous imaginais plus âgée, c'est tout. Toutes les filles... Je veux dire, on vous connaît toutes de réputation, vraiment, et... (elle détourna les yeux)... et bon, on tient à vous, quoi !

Elle leva son petit pouce dodu.

- Je... je vous souhaite bonne chance avec Azazel. Si je peux me permettre.


 

 

Cordell, le majordome de Mason Verger, était un homme corpulent, aux traits marqués, qui aurait pu être séduisant si son expression n'avait pas toujours été si renfrognée. A trente-sept ans, il était définitivement interdit d'exercice dans les établissements de santé suisses et ne pouvait prétendre à aucun emploi qui l'aurait amené à côtoyer des enfants.

Il était grassement payé pour superviser tout le fonctionnement de la nouvelle aile, notamment les soins et l'alimentation de Mason Verger. Celui-ci s'était rendu compte qu'outre sa totale fiabilité Cordell présentait une indifférence complète à la souffrance humaine. Il avait assisté sur la vidéo à des « entretiens » accordés par Mason à certains petits visiteurs, dont la cruauté aurait rendu n'importe qui d'autre fou de rage ou de détresse.

Ce jour-là, Cordell était un peu préoccupé par le seul aspect de la vie qu'il considérait avec révérence : l'argent.

Il frappa deux fois à la porte, comme à son habitude, avant d'entrer dans la chambre. Tout était noir ici, à part l'aquarium scintillant où la murène, reconnaissant sa présence, sortait déjà de son antre, pleine d'espoir.

- Mr Verger?

Mason tarda un moment à se réveiller.

- Il fallait que je vous parle de quelque chose, Mr Verger. Je vais devoir opérer un versement supplémentaire à la personne de Baltimore que vous savez, cette semaine. Il n'y a rien de dramatique mais ce serait plus prudent, je crois. Ce petit Noir, Franklin, vous vous rappelez ? Il a avalé de la mort-aux-rats ; il y a quelques jours encore il était dans une situation « critique ». Il a raconté à sa mère adoptive que c'est vous qui lui avez donné l'idée d'empoisonner son chat pour empêcher que la police ne l'emporte et ne le torture. En fait, il a donné l'animal à un voisin et il a pris le poison, lui.

- Absurde ! lança Mason. Je n'ai rien à voir avec ça.

- Bien sûr que c'est absurde, Mr Verger.

- Qui fait des histoires ? La femme qui vous procure les gosses ?

- C'est elle qu'il faut payer, en effet, et tout de suite.

- Vous n'avez pas touché à ce petit salaud, j'espère ? Ils n'ont rien trouvé de suspect à l'hôpital, au moins ? Je le saurai, Cordell, vous comprenez ?

- Moi, sous votre toit? Non, Mr Verger, jamais. Je vous le jure. Vous me connaissez, je ne suis pas irresponsable, je tiens à mon travail.

- Où il est, Franklin ?

- Au Maryland-Misericordia. Quand il en sortira, il va être placé en foyer. Vous savez que sa mère adoptive a été rayée des listes pour avoir fumé de l'herbe. C'est elle qui fait du raffut à votre sujet. Nous allons peut-être devoir négocier avec elle.

- Une négresse toxico ! Ça devrait pas être un gros problème.

- Elle ne connaît personne à qui aller raconter son histoire, mais je crois qu'il faut la prendre avec prudence. Avec des pincettes, même. Notre interlocutrice des services sociaux voudrait qu'elle se taise.

- Bon, je vais y réfléchir. En attendant, allez-y, payez la nana des services sociaux.

- Mille dollars ?

- Peu importe. Qu'elle comprenne seulement que c'est tout ce qu'elle aura, entendu ?

 

 

Étendue sur le canapé dans l'obscurité, les joues striées de larmes séchées, Margot Verger avait suivi toute la conversation. Auparavant, elle avait encore tenté de raisonner son frère, mais il s'était assoupi pendant qu'elle lui parlait. Il croyait qu'elle était partie, c'était évident.

Elle ouvrit la bouche pour prendre une courte bouffée d'air, en essayant de faire concorder sa respiration avec les chuchotements du poumon artificiel. Un rai de lumière grise passa dans la chambre lorsque Cordell ouvrit la porte. Margot se tassa sur les coussins.

Elle attendit une vingtaine de minutes, le temps que la pompe à oxygène reprenne le rythme d'une personne endormie. La murène la vit se faufiler hors de la pièce, mais non Mason.


 

 

Margot Verger et Barney passaient de plus en plus de temps ensemble, pas tant pour bavarder que pour regarder la télévision dans la salle de jeux : matchs de football, les Simpson, parfois des concerts sur la chaîne culturelle. Ils suivaient aussi le feuilleton Moi, Claude et, quand le service de Barney l'obligeait à manquer certains épisodes, ils commandaient les cassettes vidéo.

Margot aimait bien Barney. Avec lui, elle se sentait partie prenante d'une camaraderie masculine, un « pote » parmi les autres. Il était le seul être de sa connaissance à se montrer aussi détendu, aussi simple. Et puis, il était loin d'être bête et il avait un côté planant, hors de ce monde, qui lui plaisait aussi.

Elle disposait d'une bonne culture générale et d'une solide formation en sciences de l'informatique. Barney, lui, était un autodidacte dont les considérations allaient de l'extrême puérilité à la plus grande pénétration. L'éducation de Margot était une vaste plaine ouverte, dominée par la raison, où il pouvait prendre pied. Mais cette plaine s'étendait à la surface de son esprit, de même que la terre, dans l'idée de ceux qui la croyaient plate, reposait sur la carapace d'une tortue.

Elle lui fit payer sa boutade sur sa condition féminine qui l'aurait obligée à s'accroupir pour uriner. Elle était convaincue d'avoir de meilleures jambes que lui et le temps lui donna raison. En feignant des difficultés aux haltères, elle l'entraîna dans un pari au banc de musculation des jambes et regagna ses cent dollars. Plus encore, elle profita de l'avantage que lui conférait son moindre poids pour le battre à la barre fixe avec des tractions d'un seul bras, mais seulement du droit, car le gauche restait affaibli par les séquelles d'une blessure survenue pendant une bagarre avec Mason quand ils étaient adolescents.

Tard le soir, après la fin du tour de garde de Barney auprès de l'invalide, il leur arrivait de s'entraîner ensemble. Alors, ils se lançaient des défis muets, s'absorbaient dans l'effort, et le silence de la salle de musculation n'était troublé que par leur respiration et le bruit des machines. Parfois, ils n'échangeaient qu'un rapide bonsoir tandis qu'elle rangeait son sac de gym et s'en allait vers les appartements à l'étage, une partie de la vaste demeure où le personnel n'était pas admis.

Cette nuit-là, elle entra dans le gymnase tout de skai noir et de chrome avec des larmes dans les yeux. Elle arrivait directement de la chambre de Mason.

- Oh, hé! fit Barney. Ça ne va pas?

- Des histoires de famille à la con, qu'est-ce que je peux te dire ? Si, ça va.

Et elle se mit à forcer, forcer. Trop de poids, trop d'arrachés.

A un moment, Barney s'approcha d'elle et lui retira une barre d'haltères en secouant la tête.

- Tu vas finir par te déchirer un muscle.

Elle s'exténuait encore sur un vélo d'exercice quand il décida qu'il avait eu son compte. Debout dans une des cabines de douche du gymnase, il laissa l'eau brûlante emporter avec elle le stress d'une longue journée. Elle était à multijets, au plafond et sur les parois. Barney aimait focaliser la pression sur deux pommeaux, dont les jets fouettaient son corps.

Bientôt, la condensation fut si dense autour de lui qu'il oublia tout, à part le picotement de l'eau sur son crâne. Il trouvait que la douche était un endroit propice à la réflexion, avec ses nuées de vapeur... Les Nuées. Aristophane. Le docteur Lecter lui expliquant la scène où le lézard pisse sur Socrate. Une idée lui traversa soudain la tête : s'il n'avait pas été forgé sur l'enclume impitoyable de la logique lectérienne, il aurait sans doute été intimidé par des gens comme Doemling.

Lorsqu'il entendit quelqu'un ouvrir un autre robinet, il n'y prêta guère attention et continua à se frotter énergiquement le torse. Les autres employés de Verger utilisaient également la salle de musculation, mais surtout tôt le matin ou en fin d'après-midi. Selon les conventions qui régissent les relations entre hommes, il est malvenu de s'intéresser à un autre utilisateur dans une douche collective et pourtant Barney se demanda de qui il pouvait s'agir. Il souhaitait que ce ne soit pas Cordell, dont la seule vue lui donnait la nausée. A une heure aussi tardive, qui était-ce, alors ? Il pivota pour présenter sa nuque au jet. Dans les nuées de vapeur, le corps de son voisin lui apparut par fragments, comme une fresque sur un mur rongé par le temps. Une épaule musclée, puis une jambe, puis une main fine frictionnant un cou d'athlète, des ongles couleur corail... C'était la main de Margot. Et c'était la jambe de Margot que terminaient ces ongles de pied laqués.

Barney baissa la tête sous le flot brûlant, respira à fond. Dans la cabine d'à côté, la silhouette se mouvait, se lavait avec des gestes décidés. Ses cheveux, maintenant. Oui, c'était le ventre plat de Margot, ses petits seins érigés sur ses puissants pectoraux dont les tétons pointaient sous les gouttes impétueuses, son bas-ventre bosselé entre l'abdomen et le haut des cuisses. Et ce devait être sa chatte, là, émergeant de la courte toison blonde sévèrement taillée.

Il retint sa respiration, mais le calme ne revenait pas en lui, au contraire. Sous la douche, elle luisait comme un cheval après la course, chacun de ses muscles sculpté au ciseau des exercices les plus durs. Comme son intérêt devenait apparent, il se tourna vers la paroi, pensant qu'il arriverait peut-être à l'ignorer jusqu'à ce qu'elle s'en aille.


Date: 2015-12-18; view: 1036


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