Dans le jardin de Mme Denis, deux pinces à linge, l’une en bois, l’autre en plastique, font un brin de causette pour passer le temps.
- Ah, soupire la pince en bois, si je pouvais m’installer sur un fil électrique ! Ça doit être excitant ! Ou sur les cordes d’une guitare : j’adore la musique !
- Moi, dit la pince en plastique, je rêve de me fixer sur un fil barbelé : j’aime le danger ! Ou sur le câble du téléphone, pour espionner des conversations secrètes !
- Pas d’histoires ! dit Mme Denis en suspendant une chaussette et un chiffon à poussière. Vous resterez sur mon fil à linge !
Et voilà : à cause d’elle, il ne se passe rien.
Torture sur rendez-vous
Ah, monsieur le dentiste, vous allez passer un mauvais quart d’heure, si seulement vous me tombez sous la main.
Asseyez-vous, je vous prie. Vroup... je monte le siège, j’abaisse le dossier. On est bien, n’est-ce pas, sur mon fauteuil de torture ? Là, là, là, ouvrez bien grand la bouche. Bien grand, j’ai dit. Encore un petit effort et vous vous décrochez la mâchoire. Et un petit coup de roulette. C’est gentil, n’est-ce pas ? N’avez-vous pas l’impression qu’un bon vieux métro tout brinquebalant fait des tours et des détours sur vos dents et vos gencives ?
Maintenant, je grattouille avec toutes sortes d’instruments pointus. Je sonde, je pique,je plombe, je perce, j’enfonce, je tire, je serre, je martèle, j’arrache, tout ce que vous voulez, cher monsieur, tout ce que vous voulez... Et si je vous fais mal, dites-le-moi.
- Arg grrm aarrgmmlbeubleubtchch.
Pardon ? Comment ? Que dites-vous ?
Articulez, je vous prie.
Mais non, mais non, ça ne fait pas mal du tout. Un grand garçon comme vous, voyons, ça n’est plus douillet comme un bébé.
Goûtez-moi ça maintenant. Cette mixture délicieusement abominable qui vous picote la langue et vous met les gencives en feu. Irrésistible, n’est-ce pas, son bon goût de framboise à la moutarde ?
Bon, fini la plaisanterie. Crachez. Rincez. Prochain rendez-vous, lundi, 16 heures.
Et moi, je dis poliment :
- Merci beaucoup. À la prochaine. Au revoir, monsieur le dentiste.
Parce que la prochaine fois...
Scène
Personnages :
Clément, 12 ans
Sa mère
La scène se déroule dans le petit appartement où vivent les deux personnages. Clément, installé à la table de la salle à manger-salon, écrit. Autour de lui, des livres et des cahiers. Sa mère, assise dans un fauteuil, lit un magazine.
La mère (posant sur ses genoux le magazine) :
Tu es encore sur tes devoirs ?
Clément {continuant d’écrire) :
Non, non, j’ai fini.
La mère : Mais alors qu’est-ce que tu fabriques ?
Clément (hésitant) : J’écris une lettre.
La mère (le dos raidi, l’oreille dressée, comme un animal qui a flairé le danger) : À qui ?
Clément (presque honteux) : À papa.
La mère (voix glacée) : Ah...
Elle feuillette bruyamment le magazine sans le lire. Un long moment sans paroles. Puis la mère se dirige vers le buffet. En passant derrière Clément, elle se penche un peu pour voir ce qu’il écrit. Clément, de son bras, cache la lettre. Trop tard, sa mère a surpris quelques mots.
La mère (ouvrant le buffet, sans regarder son fils) : Tu es sûr que dans « cher papa » « cher » s’écrit avec un e à la fin ?
Clément (griffonnant sa lettre) : Ah, non...
La mère (s’approchant lentement de lut) : Tu ne veux pas que je corrige tes fautes ? Tu sais, ça ne lui ferait pas tellement plaisir à papa de recevoir une lettre avec plein de fautes d’orthographe. ..
Sans laisser à Clément le temps de réagir, elle s’empare de la lettre. Clément essaye de la lui reprendre, mais elle la tient bien haut, hors de sa portée.
La mère : « Je suis allé », c’est é accent aigu, et pas « er » ; « à la braderie », à avec un accent, ce n’est pas le verbe avoir. Dis donc, toi et l’orthographe, c’est pas le grand amour... Clément : Mais qu’est-ce que ça peut te faire, c’est pas à toi que j’écris, et puis d’abord, tu n’as pas le droit de lire ce que j’écris à papa... La mère (mettant un bras autour du cou de son fils ; exagérément tendre) : Clément, mon petit, ne te fâche pas, c’est pour ton bien que je te dis ça... Tu sais comme ton père est sensible à ce genre de choses... Il veut que son fils soit le meilleur... Ça lui ferait de la peine de savoir que tu es nul en orthographe... Clément (buté) : Je vais corriger moi-même, rends-moi ma lettre.
La mère (faisant semblant de céder et reposant la lettré) : Comme tu veux... Mais tu devrais aller chercher un dictionnaire et un manuel d’orthographe.
Elle s’éloigne en direction de la cuisine. Clément, après s’être assuré quelle est sortie, se lève pour aller chercher un dictionnaire dans sa chambre. Dès qu’il a quitté le salon, sa mère réapparaît.
Elle se dirige rapidement vers la fenêtre, l’ouvre toute grande. Un courant d’air soulève les feuilles étalées sur la table. La lettre de Clément est emportée jusqu’à la fenêtre. Un instant, elle reste coincée sur le rebord. D’une pichenette, la mère l’aide à reprendre son envol.
La lettre disparue, la mère se précipite vers la cuisine. Au moment où Clément revient dans le salon, on l’entend crier :
La mère : Attention aux courants d’air ! Ferme la porte de ta chambre !
Les histoires ne sont plus ce qu elles étaient
L’histoire était fin prête, tout le monde était en place. Le roi lissait sa barbe blanche et astiquait sa couronne. Sa fille, la princesse, mettait une dernière touche à son maquillage, sans se douter le moins du monde que le dragon allait l’enlever dans un quart d’heure. Le dragon, qui savait bien, lui, ce qu’il préparait, réglait son lance-flammes électronique. À quelques pas de là, un petit jeune homme timide sautillait sur place en balançant les bras : c’était le chevalier sans peur et sans reproche qui se porterait volontaire pour sauver la princesse. Mais d’abord, il devait rendre service à la vieille femme qui ramassait du bois.
En fait, la vieille femme était une fée : elle était justement en train de revêtir son costume et de répéter une dernière fois son texte. Au milieu de son fagot, elle avait caché l’épée magique quelle devait donner au chevalier pour qu’il puisse tuer le dragon. Après, il pourrait épouser la princesse et, si tout se passait bien, ils auraient beaucoup d’enfants.
Bref, tout était prêt, on pouvait commencer :
« Il était une fois... »
Mais où est donc le roi ? Impossible de le retrouver. Tant pis, on dira que la princesse est orpheline. Ça ne l’empêchera pas d’être enlevée par le dragon. Et elle épousera le chevalier sans rien demander à personne.
On appelle la princesse. Elle ne répond pas. On appelle encore, par haut-parleur cette fois. Toujours rien. C’est quand même embêtant. Il faut bien que le dragon enlève quelqu’un. Il ne peut pas enlever la vieille femme, puisque c’est une fée et qu’elle a une épée magique cachée dans son fagot. Et s’il enlève le chevalier, ce n’est plus drôle du tout : la fée devra délivrer le jeune homme et, franchement, ce n’est pas l’affaire des femmes d’affronter les dragons. On n’a jamais vu ça dans les histoires.
On peut toujours imaginer que le chevalier va combattre le dragon comme ça, sans raison particulière, pour faire un peu de sport. Et puis, s’il gagne, il épousera la vieille, c’est-à-dire la fée. Elle aime sans doute les sportifs.
Oui, mais entre-temps, le dragon a fichu le camp. Que vont faire le chevalier et la fée ? Il n’y a qu’à les envoyer ramasser du bois. Ça pourra toujours servir.
Apparemment, le chevalier n’est pas d’accord, car il a disparu sans crier gare. Et la fée refuse de faire quelques tours de magie avec sa baguette et tout son attirail. Dommage, ça aurait occupé le public.
Finalement, de toute l’histoire, il ne reste qu’une épée. Une épée magique, paraît-il.
On pourrait peut-être s’en servir comme coupe-papier ?
Fer à repasser
Je rentrais de mon cours de trompette quand je l’ai rencontrée, au feu rouge de la rue de l’Ange. Elle avait une minijupe très serrée, des bas noirs, des cheveux verts et roses. Elle avançait cahin-caha sur des chaussures à talons hauts, hauts, tellement hauts qu’elle a perdu l’équilibre et s’est étalée au milieu du passage protégé.
Comme je suis très galant, je me suis précipité pour l’aider à se relever. Elle m’a fait un grand sourire et elle m’a dit :
- Merci, p’tit gars, t’es vraiment sympa. Pour te remercier, je vais faire quelque chose pour toi. Parce que je n’ai pas l’air comme ça, mais je suis une fée. Enfin, pas tout à fait, je n’ai pas encore mon diplôme. Mais je sais déjà plein de trucs. En quoi veux-tu que je te transforme ? En poireau ?
- Hein, quoi ?
Je ne comprenais rien à ce qu’elle me voulait.
- Ah non, poireau, ça ne te dit rien ? Dommage, c’est ce que je réussis le mieux. Et en taille-crayon, ça te plairait d’être transformé en taille-crayon ?
- Écoutez, je ne tiens pas tellement à être transformé...
C’est vrai, quoi, je ne suis pas si mal que cela : yeux bleus, cheveux blonds, petit nez... même que ma grand-mère m’appelle mon petit prince charmant...
-D’accord, d’accord, a dit la fée, pas de taille-crayon. En sucette à la menthe, alors ? Ou en poteau électrique ? En benne à ordures ? Non ? Vraiment ?
J’ai bredouillé :
-Me... mer... merci beaucoup, c’est très gentil à vous, mais...
- Si, si, j’y tiens, a-t-elle insisté. Mais il faudrait que tu te décides, tu sais, parce que je n’ai plus grand-chose à mon répertoire. Ah si, j’oubliais ! Je peux aussi te transformer en fer à repasser. Oh, je suis sure que ça va te plaire. Regarde...
Je n’ai pas eu le temps de protester. Elle a sorti sa baguette magique télescopique, elle l’a agitée en marmonnant des mots bizarres, et... zzzoup !, je me suis retrouvé coincé sur un rayonnage de supermarché, avec une étiquette, un prix et un certificat de garantie.
Et voilà ! Je suis maintenant un fer à repasser. Fer à vapeur, double programme, avec thermostat réglable, si vous voulez tout savoir. Et j’attends. Comme les crapauds des contes de fée, j’attends qu’une belle princesse vienne m’embrasser. Et je redeviendrai, comme avant, un vrai prince charmant.
Alors, mesdemoiselles, soyez gentilles : quand vous voyez un fer à repasser, embrassez-le. Qui sait, c’est peut-être moi. Et même si vous n’êtes pas très, très jolie, essayez quand même. Je vous promets, je vous épouserai.
Si maman le permet.
Rencontre
Hier, j’ai rencontré quelqu’un d’un peu bizarre. D’abord, je n’ai pas tout de suite compris ce qu’il disait. Peut-être que je n’étais pas bien réveillé, ou un peu trop distrait. J’ai cru entendre quelque chose comme : « Dzwiagztrochv king- huaxyelz trrplllikdawq iiiiiiiuhhh. »
Et puis : « Sprechen Sie Deutsch ? »
Et ensuite : « Do you speak english ? »
Et enfin :
« Parlez-vous français ? »
Je ne sais pas pourquoi il m’a demandé ça. Évidemment que je parle français. C’est même la seule langue que je parle. Ce qui m’a un peu étonné aussi, c’est la façon dont il était habillé. Avec une espèce de combinaison vert et rouge,toute drôle : on aurait dit une peau avec des écailles.
En y réfléchissant bien, je crois que sa tête aussi m’a un peu surpris. Une tête toute ronde qui tournait sans arrêt comme un gyrophare sur une ambulance.
Mais il était très gentil. Il m’a salué poliment et il m’a tendu la main. Une main pleine de doigts. Au moins cent. Ça fait un peu bizarre quand on la serre.
Il m’a posé toutes sortes de questions. Parfois, je ne savais pas quoi répondre. Par exemple, quand il m’a demandé si les instituteurs sont meilleurs à la broche ou en pot-au- feu. J’ai bien été obligé de lui dire que je n’en ai jamais mangé.
Ce qui était surtout rigolo, c’est qu’il sautait sans arrêt sur ses trois jambes. Ça faisait cric cric cric. Et de temps en temps il se grattait le dos avec sa langue. Je voudrais bien savoir comment il fait.
Après, je lui ai dit que je devais rentrer à la maison parce que maman m’attendait pour souper. Il ne voulait pas me laisser partir. Je crois qu’il avait encore envie de jouer. Alors je lui ai promis de revenir le lendemain.
Et ce matin, je suis parti à l’école plus tôt que d’habitude. Il m’attendait au coin de la rue et il m’a tout de suite emmené vers une grande machine qui était cachée dans les arbres du parc. Ça m’a beaucoup plu parce qu’il y a des phares de toutes les couleurs. Il m’a fait grimper à l’intérieur et il a fermé la porte. À l’intérieur de la machine, c’est assez beau. Sauf qu’il y a des boutons et des appareils un peu partout.
Il a encore dit quelque chose que je n’ai pas compris et la machine s’est mise à bouger. J’aime bien. On voit les nuages à travers les hublots. Mais je voudrais quand même savoir où il m’emmène. J’espère que ce n’est pas trop loin. Parce que je ne voudrais pas arriver en retard à l’école.
Recette de cuisine
J’ai pu enregistrer, dans le bac à légumes de mon réfrigérateur, une conversation émouvante entre une pomme golden et une pomme de terre. Voici ce document étonnant :
- Ah, chère madame, dit la pomme golden à la pomme de terre, il faut que je vous raconte ce qui est arrivé à ma meilleure amie, une pomme de reinette que je connais depuis l’école maternelle. C’est absolument é-pou-van-ta-ble ! Figurez-vous qu’on en a fait de la marmelade ! Deux individus se sont emparés d’elle, un homme tout en blanc et une jeune femme avec un grand tablier bleu. La femme a pris un
couteau spécial et elle a déshabillé complètement ma copine. Imaginez un peu : toute nue sur une table de cuisine ! L’homme, lui, l’a découpée en quatre, comme ça, zic zac, en deux coups de couteau. Et il lui a arraché le cœur avec tous les pépins.
- Arrêtez, arrêtez, c’est horrible ! s’écria la pomme de terre en se bouchant, stupidement, les yeux.
- Ce n’est pas fini, poursuivit la pomme golden. Ils ont jeté la malheureuse dans une casserole, avec plein d’autres copines. Ils ont ajouté un tout petit peu d’eau et, hop ! ils ont allumé le gaz. Au bout de deux minutes, avec la vapeur, c’était pire que dans un sauna.
- Oh, un sauna, dit la pomme de terre, c’est bon pour la santé.
- Eh bien, répliqua la pomme golden, je voudrais bien vous y voir ! Au bout de vingt minutes environ, les copines étaient toutes fondues, une vraie bouillie. Alors l’homme a pris une cuillère en bois, il a rajouté 50 grammes de sucre et un peu de cannelle et il a bien remué le tout.
- Hm hm, murmura la pomme de terre, ça devait sentir bon !
- Oh, vous ! vous n’avez pas de cœur ! s’écria, indignée, la pomme golden.
Et elle éclata en sanglots.
- Vous savez, répondit la pomme de terre, je pourrais vous raconter des choses plus horribles encore. Figurez-vous que mon fiancé a été transformé en purée ! Voilà comment ça s’est passé : un homme est venu le chercher...
Malheureusement, l’enregistrement s’arrête là. Une panne de courant, probablement.
Compte
Je suis entré dans le salon. Ma mère lisait un magazine. Elle n’a pas levé les yeux, elle ne m’a pas regardé.
Je me suis dit : Je compte jusqu’à vingt. Si à vingt, elle ne m’a pas adressé la parole, je fais mon baluchon et je disparais pour toujours. Je le jure.
Un... deux... trois... quatre... cinq...
Je sais bien qu’elle ne m’aime pas.
Six... sept... huit... neuf...
Si je n’existais pas, elle pourrait sortir, s’amuser, se remarier peut-être.
Dix... onze... douze... treize...
L’autre jour, j’ai entendu ce qu’elle disait à sa copine Annie. « J’ai beaucoup de soucis avec lui. » Voilà ce qu’elle a dit.
Quatorze... quinze... seize...
Ça fait des mois qu’elle ne m’a pas embrassé.
Dix-sept... dix-huit...
Cette nuit, elle a pleuré.
Dix-neuf... dix-neuf... dix-neuf...
Maman... maman...
Dix-neuf... vw...
- Mais qu’est-ce que tu fais là ? File te coucher ! Et plus que ça, ou je te fiche une claque !