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Quelque chose à dire

Si Claude Simon n’a « rien à dire », c’est « au sens sartrien de cette expression », au sens où il s’agirait de communiquer quelque message positif, un enseignement, une morale. Mais n’a-t-il pas au contraire beaucoup à dire sur les discours convenus, les images révérées sur lesquels se fondent les groupes humains ? Or ne s’agit-il pas là d’une forme, sinon d’engagement, du moins d’implication personnelle dans le champ des valeurs ?

Tout lecteur de Claude Simon est frappé par la densité subjective de son style, excepté dans les romans plus textuels des années 70, Triptyque ou Leçon de choses, qui neutralisent le plus possible la dimension du sujet par un style objectif, conférant au texte une certaine froideur. Mais dès lors que le vécu devient le matériau de base de l’écriture, il entraîne avec lui toutes sortes de jugements de valeur à travers lesquels l’écrivain livre sa vision du monde. De la dérision à la dénonciation, toutes les nuances de la prise de position se rencontrent, comme on l’a vu à propos de la critique des valeurs. Il est vrai que cette prise de position est le plus souvent négative, qu’elle vise à démasquer les apparences, les illusions, les mensonges, non à promouvoir une éthique de substitution. Mais elle n’est pas pour autant nihiliste : tout ne se vaut pas dans l’univers de Claude Simon.

Car toute critique des valeurs est sous-tendue par d’autres valeurs, même non formulées, même non organisées en systèmes, mêmes minimales. Elles affleurent dans le texte simonien et la première d’entre elles est la valeur de vérité. L’entreprise démystifiante en quoi consiste bien souvent la lecture que donne Claude Simon de l’Histoire et de la société ne peut se comprendre en effet que par un irrépressible besoin de lever les masques sous lesquels se cache le vrai visage des événements et des groupes humains.

Mais d’autres positions éthiques apparaissent lorsque la représentation se fait dénonciation. Par exemple, le pouvoir de l’argent est clairement visé dans Histoire lorsque le narrateur se rend à la banque, et ce sont les ressources de la mythologie (le Minotaure) qui permettent à l’écriture métaphorique d’exprimer la monstruosité abstraite du capitalisme :

pensant à quelque monstre qui serait tapi dans un coin caché au fond des couloirs de marbre (peut-être dans les sous-sols, comme la chaudière du calorifère) : une sorte de ruminant impotent et obèse (mais pas les cornes, le front bouclé, les bras d’égorgeur : plutôt, comme le calorifère, des tubulures, des assises de fonte, des manomètres […]), obèse, donc, vorace et végétarien, et qu’il faudrait nourrir sans arrêt de pâte à papier, de chèques et de bordereaux comme d’autres de feuilles de salade ou d’épluchures de légumes40



Dans Histoire, mais aussi dans L’Acacia, la description des cartes postales envoyées par le père depuis les colonies et pieusement conservées par la mère ne peut être lue que comme une vigoureuse dénonciation de l’injustice brutale du système colonial :

 

[…] ces cartes postales qui faisaient se succéder (alterner, se mélanger, comme les témoignages d’une monde de violence, de respectabilité et de rapacité) les images d’églises presbytériennes, de verdoyantes pelouses, de banques transportées telles quelles de leur pays de pluies et de brouillards, reconstruites (replantées) pierre à pierre (brin d’herbe par brin d’herbe) au milieu de déserts ou de jungles, et celles de groupes hirsutes, farouches, demi-nus, vêtus de loques et outragés, sortis tout droit de la préhistoire, avec leurs peaux brûlées, leurs flèches, leurs arcs dérisoires […]41

Par-delà les mots abstraits qui orientent la lecture (« violence », « respectabilité », « rapacité »), c’est la confrontation même des cartes postales qui fait sens et porte jugement, ce qui montre bien qu’elle n’est pas une simple « combinaison » formelle.

Certains personnages réels évoqués par Claude Simon peuvent aussi prendre la dimension de grandes figures éthiques. Ainsi le peintre italien Gastone Novelli, longuement évoqué dans Le Jardin des Plantes, et pour lequel l’écrivain semble éprouver une sorte de fraternelle admiration. Il résume d’abord en quelques lignes son parcours :

Arrêté par les Allemands, Gastone N… fut envoyé au camp d’extermination de Dachau et torturé Il dit qu’après non seulement il ne pouvait plus supporter la vue d’un Allemand ou d’un uniforme mais même celle d’un être dit civilisé Il partit donc pour le Brésil où dans le bassin de l’Amazone il entreprit la recherche de diamants (ou d’or ?) Abandonné en pleine forêt vierge par son guide indien il réussit à se concilier une tribu primitive dont il étudia la langue Revenu plus tard en Europe il se remit à peindre42

Novelli devient la figure exemplaire de l’Européen d’après le désastre, d’après le naufrage de l’humanisme, qui non seulement a souffert – bien plus encore que Claude Simon lui-même – de la guerre et du totalitarisme, mais qui a tiré toutes les conséquences de la faillite de l’Occident en vivant concrètement, auprès des Indiens d’Amazonie, le retour à l’élémentaire conçu comme seule issue possible. Après quoi il a pu renouer avec l’art, mais sur des bases nouvelles, intégrant par exemple à ses tableaux des alignements de la voyelle A, qui est tout à la fois un râle de douleur ou de jouissance et le son fondamental, modulé de différentes manières, de la langue indienne qu’il a étudiée. Avec « son beau visage, un peu carré, solide, de condottiere lombard43 », Novelli est bien le contraire du Commandante du Sacre du printemps (que Claude Simon fait ressurgir dans Le Jardin des Plantes, mais pour en accentuer le caractère trouble), ce vrai « condottiere » qui était, lui, du côté de la violence pure et non de l’art. L’art serait-il donc la valeur refuge de ceux qui ont vu s’écrouler les illusions humanistes ? C’est bien en effet ce que suggère le personnage de Novelli.


Date: 2015-12-11; view: 785


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