C’est au Discours de Stockholm que je reviendrai une dernière fois. S’interrogeant sur les raisons de la « satisfaction » que son prix Nobel lui apporte, Claude Simon évoque
[…] une certaine fierté qu’au-delà de ma personne l’attention se trouve ainsi attirée sur le pays qui pour le meilleur et pour le pire est le mien et où il n’est pas mauvais que l’on sache que, malgré ce pire, existe comme une obstinée protestation, dénigrée, moquée, parfois même hypocritement persécutée, une certaine vie de l’esprit, qui, en soi, sans autre but ni raison que d’être, fait encore de ce pays un des lieux où survivent, indifférentes à l’inertie ou parfois à l’hostilité des divers pouvoirs, quelques unes des valeurs les plus menacées d’aujourd’hui44.
Cette citation suffirait à démontrer qu’il existe une dimension éthique du roman pour Claude Simon, celle qui fait du roman lui-même une valeur. Dans un monde où les valeurs de l’esprit sont menacées, toute œuvre exigeante est une affirmation de liberté contre des pouvoirs dont on devine qu’ils sont en particulier ceux de l’argent et de ses relais médiatiques. C’est faire preuve à la fois d’un évident relativisme (« sans autre but ni raison que d’être ») et d’une belle volonté de « protestation » : n’est-ce pas la seule éthique permise à ceux dont les yeux ont été trop ouverts ?
C’est à la lumière de cette exigence qu’il faut interpréter le primat de la forme dont il a été question. Que toute œuvre d’art soit d’abord le produit d’un travail lui confère une valeur éthique, et ce d’autant plus qu’elle ne suit pas les chemins trop bien tracés de la tradition, ce qui redouble la difficulté de la tâche. Dans le même texte, Claude Simon, dénonçant le discrédit du travail dans le domaine artistique et rappelant qu’il était ignoré avant le Romantisme, associe explicitement travail et valeur, allant jusqu’à citer Marx : « “Une valeur ou un article quelconque, écrit Marx dans le premier chapitre du Capital, n’a une valeur quelconque qu’autant que le travail humain est matérialisé en lui”. Tel est en effet le départ laborieux de toute valeur.45 ». Et Simon de réfuter les notions d’ « inspiration » ou de « grâce46 », en tant qu’à la fois elles privent l’écrivain du mérite de son travail et le font entrer dans « une caste d’élus » inaccessible au commun des mortels. Cette conception est bien sûr étroitement liée au « je n’ai rien à dire », puisque c’est du travail même de l’écriture que naît le sens, ou plutôt que naissent les sens possibles du texte, et non d’une vérité antérieure au texte qu’il s’agirait seulement de mettre en partition sous forme de personnages et d’intrigues. D’où la phrase de Valéry si souvent citée par Simon : « Si […] l’on m’interroge, si l’on s’inquiète (comme il arrive, et parfois assez vivement) de ce que j’ai voulu dire […], je réponds que je n’ai pas voulu dire mais voulu faire et que c’est cette intention de faire qui a voulu ce que j’ai dit.47 ». Et Simon de rappeler l’étymologie du mot poème : poien, faire. Alors que Sartre ne reconnaissait qu’aux poètes le droit de ne pas « utiliser » le langage comme un « instrument », mais de « consid[érer] les mots comme des choses »48, et que Valéry lui-même niait que les romanciers puissent atteindre à l’art, Simon revendique le droit du roman à la poétique :
[…] car, si l’on s’accorde à concéder quelque liberté à ce qu’il est convenu d’appeler en langage populaire le poète, au nom de quoi le prosateur se la verrait-il refuser, et assigner au contraire la seule mission de conteur d’apologues, au mépris de toute autre considération sur la nature du langage dont il est censé se servir comme d’un simple véhicule ?49
Telle est l’éthique de la poétique, la seule, au bout du compte, à laquelle Claude Simon accepte de soumettre le roman.
Reste une contradiction qui n’est pas totalement levée, entre le primat du faire sur le dire, le refus de toute intention morale, et tout ce que Claude Simon, nous l’avons vu, a aussi à dire sur l’Histoire, les valeurs ou encore, pour reprendre l’expression des jurés du Nobel, « la condition humaine ». Faut-il y voir seulement une dichotomie entre l’œuvre et le métadiscours ? Il est vrai que celui-ci a tendance à radicaliser et à figer des positions théoriques que la pratique de l’écriture n’est pas tenue de respecter. Mais il paraît plus intéressant de chercher comment se résout une contradiction qui ne serait qu’apparente.
Car Claude Simon est sans aucun doute sincère lorsqu’il affirme n’avoir « rien à dire ». Mais pour en convaincre le lecteur, il doit faire entrer dans l’œuvre le dire de ce rien, il doit opérer sous nos yeux cette table rase des valeurs révérées sur laquelle tout est à reconstruire, le tout de l’œuvre. En somme : je n’ai rien à dire et tout à écrire, à commencer par ce rien qui fonde l’écriture. Il y aurait donc chez Claude Simon à la fois une poétique de l’éthique et une éthique de la poétique : poétique de l’éthique lorsqu’il invente des formes narratives de critique des valeurs, mais aussi éthique de la poétique lorsqu’il fait émerger du champ de ruines cette valeur éminente qu’est pour lui une littérature libre de jouer avec l’infini de ses formes possibles.
Notes de bas de page numériques
1 Alain Robbe-Grillet, Pour un nouveau roman, Éditions de Minuit (1961), 1996, p. 26. 2 Ibid., p. 28. 3 Ibid., p. 30. 4 Ibid., p. 35. 5 Ibid., p. 38. 6 Ibid., p. 39. 7 Ibid., p.34. 8 « On connaît le dessin satirique russe ou un hippopotame, dans la brousse, montre un zèbre à un autre hippopotame : “Tu vois, dit-il, ça, c’est du formalisme.” » (ibid., p. 41). 9 Ibid., p. 42. 10 Discours de Stockholm, Éditions de Minuit, 1986, p. 14. 11 Ibid., p. 15. 12 Ibid., p. 24. 13 « [La vie] est un récit / Conté par un idiot, plein de son et furie, / Ne signifiant rien » (Macbeth, Acte V, scène 5, traduction de Pierre Jean Jouve, GF-Flammarion, 1993, p. 271). 14 Discours de Stockholm, op. cit., p. 24. 15 L’Acacia, Éditions de Minuit, 1989, p. 127. 16 Ibid., p. 64-65. 17 Le Sacre du Printemps, Calmann-Lévy (1954), 1985, p. 173. 18 Ibid., p. 161-162. 19 Ibid., p. 264. 20 Ibid., p. 265. 21 Ibid., p. 186. 22 Le Palace, Éditions de Minuit, 1962, p. 16-17. 23 Histoire, Éditions de Minuit, 1967, p. 174. 24 Ibid., p. 175. 25 Les Géorgiques, Éditions de Minuit, p. 310. 26 Ibid., p. 311-312. 27 L’Acacia, p. 91. 28 Ibid., p. 231-232.
29 La Route des Flandres, Éditions de Minuit (1960), coll. Double, 1986, p. 210. 30 Ibid., p. 211. 31 L’Acacia, p. 376. 32 Claude Simon/Marianne Alphant, « Et à quoi bon inventer ? », Libération, 31 août 1989. 33 Discours de Stockholm, p. 20. 34 Ibid., p. 21. 35 Ibid., p. 30. 36 Ibid., p. 28. 37 Ibid., p. 30. 38 Ibid., p. 21-22. 39 Cf. par exemple l’entretien avec Marianne Alphant cité plus haut. 40 Histoire, p. 71. Cette représentation métaphorique du capitalisme en monstre n’est pas sans faire écho à certains procédés zoliens… 41 L’Acacia, p. 129. 42 Le Jardin des Plantes, Éditions de Minuit, 1997, p. 19-20. 43 Ibid., p. 239. 44 Discours de Stockholm, p. 8. 45 Ibid., p. 13. 46 Ibid., p. 14. 47 Ibid., p. 23. 48 Jean-Paul Sartre, Qu’est-ce que la littérature ?, Gallimard (1948), coll. Idées, 1978, p. 17-18. 49 Discours de Stockholm, p. 23.
Jean-Yves Laurichesse, « « Quelque chose à dire » », paru dans Cahiers de Narratologie, N°12, mis en ligne le 20 avril 2005, URL : http://revel.unice.fr/cnarra/index.html?id=25.