Claude Simon interprète comme conséquence directe de la crise de civilisation provoquée par la Seconde Guerre mondiale le parti pris de nombreux artistes de revenir à un en deçà de l’éthique, d’en appeler aux choses mêmes, à la matière brute, qui seraient en quelque sorte innocentes de l’horreur totalitaire comme de l’illusion humaniste. Il le dit très clairement dans un entretien après la publication de L’Acacia, glosant en fait sur quelques lignes de la fin du roman que je vais d’abord citer. On y voit le personnage, qui s’est évadé d’Allemagne et est rentré chez lui, se réadapter progressivement à la vie ordinaire :
Un jour il acheta […] un carton à dessin, du papier, deux pinces et, au cours de ses promenades, il s’asseyait quelque part et entreprenait de dessiner, copier avec le plus d’exactitude possible, les feuilles d’un rameau, un roseau, une touffe d’herbe, des cailloux, ne négligeant aucun détail, aucune nervure, aucune dentelure, aucune strie, aucune cassure31.
Le texte romanesque n’en dit pas davantage, se contentant de relier cette copie scrupuleuse des choses à l’indifférence du personnage à l’égard de la guerre qui continue ailleurs et dont il refuse de lire les nouvelles dans les journaux. Mais voici le propos de Claude Simon dans l’entretien :
A mon retour, après m’être évadé, j’ai repris la peinture mais surtout, je me suis mis au dessin. Je copiais des feuilles, une touffe d’herbe, un caillou, le plus exactement possible. Un peu dans l’esprit des dessins de Dürer que j’ai découverts plus tard. J’avais banni de moi toute idée d’art. Plus de cubisme, plus de fantaisie, rien. Les choses. Si le surréalisme est né de la guerre de 1914, ce qui s’est passé après la dernière guerre est lié à Auschwitz. Il me semble qu’on l’oublie souvent quand on parle du « nouveau roman ». Ce n’est pas pour rien que Nathalie Sarraute a écrit L’Ère du soupçon, Barthes Le Degré zéro de l’écriture. Que des artistes comme Tapies ou Dubuffet sont partis des graffitis, du mur, ou que Louise Nevelson a fait des sculptures à partir des décombres. Toutes les idéologies s’étaient disqualifiées. L’humanisme, c’était fini. Sans doute était-ce ce que je ressentais confusément quand je faisais ces dessins très exacts : il n’y a plus de recours, essayons de revenir au primordial, à l’élémentaire, à la matière, aux choses. Exemple : Ponge32.
On voit de quelle densité de sens est chargée pour Claude Simon sa modeste activité de copiste de la nature : il ne s’agit de rien moins que d’opposer à la démesure criminelle des camps, dont les nazis ne sont pas seuls coupables, mais qui engage l’humanité entière, une humble attention à la nature dans ce qu’elle a de plus élémentaire, de prendre le parti des choses contre celui des hommes. Le dessin sur le motif comme réponse à la folie et à la cruauté humaines : cela ne confère-t-il pas une tout autre dimension à ce trait caractéristique de la poétique simonienne, la passion de décrire ?
On peut en effet considérer que l’expansion bien connue du descriptif dans le roman simonien fonctionne comme une machine de guerre contre la narration en tant qu’elle prétend proposer des modèles de comportements, des actions exemplaires en bien ou en mal, en tant qu’elle est en définitive l’instrument privilégié d’une morale qui a tragiquement failli. La description, au contraire, ce « cheval de Troie » du roman selon la formule de Ricardou reprise par Simon33, serait le moyen le plus sûr d’évacuer les valeurs, du moment qu’elle se libère du modèle balzacien qui la mettait au service d’une représentation psychologique et sociale, lui assignant pour seule fonction de « donner corps » à la « fable ». Et de manière significative, c’est vers la peinture que se tourne Claude Simon pour montrer comment la représentation de la nature et des objets matériels, en s’émancipant du « sujet » auquel elle a été longtemps soumise, finit par valoir pour elle-même. Et il cite à l’appui une phrase de Gombrich :
[…] « le paysage naturaliste des arrière-plans, conçu jusque-là selon les conceptions de l’art médiéval illustrant des proverbes et inculquant des leçons morales, ce paysage qui remplissait les endroits dépourvus de personnages et d’actions […], dévore pour ainsi dire au XVIe siècle les premiers plans, jusqu’à ce que le but soit atteint avec des spécialistes comme Joachim Patinier, si bien que ce que le peintre crée tire sa pertinence, non plus de quelque association avec un sujet important, mais du fait qu’il reflète, comme la musique, l’harmonie même de l’univers. »34
Or ce qui est vrai de la peinture ou de la musique l’est aussi de la littérature, et Claude Simon cite à l’appui une phrase de Novalis comparant le langage aux formules mathématiques. À la fois, dit-il, « elles constituent un monde en soi, pour elles seules » et « en elles se reflète le jeu étrange des rapports entre les choses35 ». Pour Claude Simon, donc, la description, si elle ne prétend pas dire au lecteur comment il doit se comporter, n’est pas pour autant désengagée du monde, lui en révélant au contraire ce que Chlovski appelle « une nouvelle perception36 ». Et il va même jusqu’à voir dans ce jeu une forme d’« engagement de l’écriture, qui, chaque fois qu’elle change un tant soit peu le rapport que par son langage l’homme entretient avec le monde, contribue dans sa modeste mesure à changer celui-ci37 ».
Reste que rien ne peut advenir hors du langage, et Claude Simon passe logiquement du parti pris des choses à celui de la forme elle-même :
Et de même en a-t-il été de la littérature, de sorte qu’il semble aujourd’hui légitime de revendiquer pour le roman (ou d’exiger de lui) une crédibilité, plus fiable que celle, toujours discutable, qu’on peut attribuer à une fiction, une crédibilité qui soit conférée au texte par la pertinence des rapports entre ses éléments, dont l’ordonnance, la succession et l’agencement ne relèveront plus d’une causalité extérieure au fait littéraire, comme la causalité d’ordre psycho-social qui est la règle dans le roman traditionnel dit réaliste, mais d’une causalité intérieure, en ce sens que tel événement, décrit et non plus rapporté, suivra ou précédera tel autre en raison de leurs seules qualités propres38.
On reconnaît la formulation d’une conception du roman à laquelle Claude Simon est toujours resté fidèle, et qu’il définit volontiers par l’intitulé d’un chapitre de son cours de mathématiques supérieures : « Arrangements, permutations, combinaisons »39. Qu’il s’agisse de musique ou de mathématiques, l’éthique semble bien exclue de cette combinatoire généralisée, et tel serait l’aboutissement de la poétique simonienne : un objet textuel organisé selon un pur jeu d’assonances et de dissonances entre des éléments tirés du « vécu ».
Il serait possible de s’arrêter à ce point où semble définitivement évacuée du récit toute dimension éthique. C’est ce que la critique littéraire a longtemps fait, enfermant l’œuvre de Claude Simon dans une clôture formelle, voire formaliste, que le romancier lui-même avait contribué à ériger, le discours d’accompagnement masquant trop souvent la réalité plus complexe de la création romanesque. Pourtant, quelque chose ne fonctionne pas dans cette réduction du roman simonien : car si sa portée critique est difficilement contestable, comment la concilier avec ce « je n’ai rien à dire » si souvent réaffirmé ?