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Vendredi ou la vie sauvage

Robinson n’avait jamais été coquet et il n’aimait pas particulièrement se regarder dans les glaces. Pourtant cela ne lui était pas arrivé depuis si longtemps qu’il fut tout surpris un jour en sortant un miroir d’un des coffres de La Virginie de revoir son propre visage. En somme il n’avait pas tellement changé, si ce n’est peut-être que sa barbe avait allongé et que de nombreuses rides nouvelles sillonnaient son visage. Ce qui l’inquiétait tout de même, c’était l’air sérieux qu’il avait, une sorte de tristesse qui ne le quittait jamais. Il essaya de sourire. Là, il éprouva comme un choc en s’apercevant qu’il n’y arrivait pas. Il avait beau se forcer, essayer à tout prix de plisser ses yeux et de relever les bords de sa bouche, impossible, il ne savait plus sourire. Il avait l’impression maintenant d’avoir une figure en bois, un masque immobile, figé dans une expression maussade. A force de réfléchir, il finit par comprendre ce qui lui arrivait. C’était parce qu’il était seul. Depuis trop longtemps il n’avait personne à qui sourire, et il ne savait plus ; quand il voulait sourire, ses muscles ne lui obéissaient pas. Et il continuait à se regarder d’un air dur et sévère dans la glace, et son cœur se serrait de tristesse. Ainsi il avait tout ce qu’il lui fallait sur cette île, de quoi boire et manger, une maison, un lit pour dormir, mais pour sourire, personne, et son visage en était comme glacé.

C’est alors que ses yeux s’abaissèrent vers Tenn. Robinson rêvait-il ? Le chien était en train de lui sourire ! D’un seul côté de sa gueule, sa lèvre noire se soulevait et découvrait une double rangée de crocs. En même temps, il inclinait drôlement la tête sur le côté, et ses yeux couleur de noisette se plissaient d’ironie. Robinson saisit à deux mains la grosse tête velue, et ses paupières se mouillèrent d’émotion, cependant qu’un tremblement imperceptible faisait bouger les commissures de ses lèvres. Tenn faisait toujours sa grimace, et Robinson le regardait passionnément pour réapprendre à sourire.

Désormais, ce fut comme un jeu entre eux. Tout à coup, Robinson interrompait son travail, ou sa chasse, ou sa promenade sur la grève, et il fixait Tenn d’une certaine façon. Et le chien lui souriait à sa manière, cependant que le visage de Robinson redevenait souple, humain et souriait peu à peu à son tour.


Andreï Makine naît en Russie en 1957 mais il est d’origine française par sa grand-mère maternelle. Il arrive en France en 1987, décide d’y rester et obtient alors l’asile politique. Il se consacre à l’écriture et donne des cours de russe. Le succès arrive avec Le Testament français, roman d’inspiration autobiographique, et par conséquent roman des origines mais aussi de la quête de l’identité.


Date: 2016-04-22; view: 1146


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La grammaire est une chanson douce | Le Testament français
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