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Aristotle (384—322 BCE) 3 page

A-t-il un but, et quel est-il ? Bruno n’aspire point à un rôle politique. Il sent instinctivement ce qu’un calcul profond inspira depuis à Voltaire : c’est qu’il faut un point d’appui dans les forces temporelles pour attaquer plus sûrement les spirituelles, et il concentre son activité dans le domaine des idées. Sur ce terrain, il ne respecte aucune autorité, et marche audacieusement à une révolution générale. Quelles étaient alors les grandes puissances intellectuelles ? L’école, l’église, la religion chrétienne. Bruno attaque tout cela à la fois. Ce qui dominait dans l’école et dans l’église, c’était la logique et la physique d’Aristote, avec l’astronomie de Ptolémée, étroitement associées au dogme chrétien. A la logique d’Aristote Bruno en substitue une nouvelle, dont ilemprunte le germe à Raymond Lulle ; à l’astronomie de Ptolémée, il oppose celle de Kopernic et de Pythagore ; à la physique d’Aristote, à son monde fini, à son ciel incorruptible, il oppose l’idée d’un monde infini, livré à une évolution universelle et éternelle ; à la religion chrétienne, religion de la grace et de l’esprit, il oppose la religion de la nature, expliquant le surnaturel par la physique, et ne voyant dans les religions qu’un amas de superstitions et de symboles. La logique rajeunie de Lulle, l’astronomie de Kopernic, un panthéisme où Parménide, Platon, Plotin et Nicolas de Cuss ont chacun leur part, voilà le bagage qu’emporte Bruno, quand il quitte le cloître, la patrie, l’église, pour entreprendre sa croisade européenne, pour aller, sans autre appui que son audace, déclarer la guerre à toutes les autorités établies, défier tous les pouvoirs spirituels, braver les foudres de l’école et de l’église.

Aussi sa course est d’une rapidité prodigieuse. Il n’évite un orage qu’en courant en exciter un nouveau. Il semble choisir de préférence les pays où l’autorité la plus ombrageuse domine, où les périls sont les plus grands. Il commence par Genève, où régnait le sombre calvinisme qui avait immolé Servet ; il y trouve, non Calvin, comme on l’a cru à tort, mais un autre Calvin, ce Théodore de Bèze, qui écrivait à Ramus : « Les Genevois ont décrété une bonne fois et pour jamais que ni en logique, ni en aucune autre branche de savoir, on ne s’écarterait chez eux des sentimens d’Aristote. »

De Genève, Bruno s’éloigne ou s’échappe pour aller à Lyon, où il ne s’arrête pas, puis à Toulouse, qui accueille sa parole par des clameurs, et, fuyant cette cité inhospitalière pour échapper au sort qui attendait Vanini, il se flatte de trouver un plus sûr asile dans la ville où fumait encore le sang de la Saint-Barthélemy. Bruno a séjourné deux fois à Paris, une première fois de 1582 à 1583 ; puis, après son voyage en Angleterre, de 1585 à 1586. Il y trouva des protecteurs puissans dans le grand-prieur Henri d’Angoulême et dans l’ambassadeur de Venise, J. Moro, qui le présenta à Henri III. Grace à ce haut patronage, il obtint du recteur de l’université de Paris, Jean Filesac, la permission d’enseigner la philosophie. On l’eût même admis, selon Scioppius, au nombre des professeurs titulaires, s’il avait voulu assister à la messe.



Bruno eut le plus grand succès. Il était jeune et beau. Il parlait avec une abondance merveilleuse, et fatiguait la plume de ceux qui recueillaient ses discours. Sa figure était pensive, ses traits délicats et fins ; un nuage de mélancolie ardente était répandu sur son front. Son œil noir lançait des éclairs. Il parlait debout ; dédaigneux des formes de l’école, confiant dans sa mobile et prompte inspiration, il prenait tous les tons, l’ironie, l’enthousiasme, quelquefois la bouffonnerie, mêlant le sacré avec le profane, et colorant les abstractions de la métaphysique des images de la poésie. Mais ce qui explique mieux encore son succès, c’est l’audace de ses nouveautés. Lisez sa lettre au recteur de l’université, et vous prendrez une idée de la hardiesse étonnante de ses discours, et de l’effet que devait produire sur un auditoire jeune et enthousiaste cette parole fière et libre, cet audacieux appel à l’indépendance, dans la bouche d’un jeune homme au regard enflammé, à l’attitude inspirée, à l’accent énergique, qui semblait agité d’un démon intérieur, et dont le langage, tour à tour obscurci d’abstractions et brillant de poétiques symboles, faisait entrevoir, comme à travers un nuage, un monde nouveau, merveilleux, inconnu.

« On nous parle, disait-il [7], au nom de la tradition ; mais la vérité est dans le présent et dans l’avenir beaucoup plus que dans le passé. D’ailleurs, cette doctrine antique qu’on nous oppose, c’est celle d’Aristote. Or, Aristote est moins ancien que Platon, et Platon l’est moins que Pythagore. Aristote a-t-il cru Platon sur parole ? Imitons Aristote en nous défiant de lui. Il n’y a pas d’opinion si ancienne qui n’ait été neuve un certain jour. Si l’âge est la marque et la mesure du vrai, notre siècle vaut mieux que celui d’Aristote, puisque le monde a aujourd’hui vingt siècles de plus. D’ailleurs, pourquoi invoquer toujours l’autorité ? Entre Platon et Aristote, qui doit décider ? Le juge suprême du vrai, l’évidence. Si l’évidence nous manque, si les sens et la raison sont muets, sachons douter et attendre. L’autorité n’est pas hors de nous, mais au dedans. Une lumière divine brille au fond de notre ame pour inspirer et conduire toutes nos pensées. Voilà l’autorité véritable. » Ici Bruno se donnait carrière pour attaquer la logique d’Aristote et toutes les idées établies en physique et en astronomie. En exposant avec enthousiasme la théorie copernicienne, en déployant toute la souplesse de l’esprit le plus subtil à développer l’art ingénieux de Raymond Lulle, il laissait entrevoir une idée qui séduisait et fascinait les imaginations par je ne sais quel prestige de poésie, l’idée d’un principe unique qui se manifeste à la fois dans les catégories abstraites de la logique et dans les phénomènes vivans de la nature, force infinie, inépuisable, toujours agissante, qui soutient et renouvelle des mondes sans nombre dans l’immensité de l’espace et du temps ; unité impénétrable en soi, dont tous les symboles religieux ne sont que d’imparfaites images, et qui ne trouve son expression la plus vraie et la plus complète que dans l’infinité de l’univers.

On devine que ces pensées audacieuses ne durent pas exciter moins d’ombrage en Angleterre qu’à Paris. Si Bruno s’était borné à attaquer le pape, il n’eût trouvé à Oxford que des sympathies. Si même il avait réduit son entreprise au renversement de la logique et de la physique d’Aristote, peut-être n’eût-il pas été entièrement isolé ; mais il touchait aux fondemens de la religion, et l’orthodoxie d’Oxford n’était guère moins vigilante et moins rigide que celle de la Sorbonne.

Tout alla bien au commencement. Protégé par l’ambassadeur de France, Michel de Castelnau, ami déclaré de la philosophie, qui, dans ce siècle de fanatisme sanguinaire, tint à honneur d’être le traducteur de Ramus et l’hôte de Giordano Bruno ; présenté à Philippe Sydney, ce magnanime esprit qu’on est sûr de rencontrer partout où il y a un opprimé à protéger, une cause généreuse à défendre, le philosophe napolitain fut en grande faveur à la cour de la reine Élisabeth. Il ne montra pas moins d’enthousiasme pour elle que Shakespeare, qui l’appelait la belle vestale assise sur le trône de l’Occident. » Bruno la compare à Diane, et trouve réunis en Élisabeth la beauté de Cléopâtre et le génie de Sémiramis. Ne reprochons pas trop sévèrement à l’enthousiaste Italien ces éloges outrés pour une reine de génie. De retour dans sa patrie, ce grain d’encens brûlé en l’honneur d’une protestante ne lui coûtera que trop cher. Plein de confiance dans la protection d’Élisabeth, Bruno se rend à Oxford, fier d’attaquer le péripatétisme dans l’une de ses citadelles. Cette université était tellement attachée à Aristote, qu’un de ses statuts portait : « Les bachelors et les masters of arts qui ne suivent pas fidèlement Aristote sont passibles d’une amende de cinq shillings par point de divergence, ou seulement pour toute faute commise contre l’Organon. » Bruno obtint cependant la permission d’enseigner, et nous le voyons même paraître avec éclat dans une occasion solennelle. Un royal visiteur étant venu à Oxford, on lui donna une fête splendide appropriée au caractère de cette ville universitaire. Le chancellor, Leicester, conduisit son hôte dans tous ces collèges que le voyageur peut encore admirer aujourd’hui, avec leurs élégantes chapelles, leurs flèches élancées, leurs cloîtres rians ; leurs parcs aux majestueux ombrages. Le collége du Christ, le collége de toutes les Ames (all souls College), furent tour à tour le théâtre de fêtes savantes. Au collége de la Vierge, on s’arrêta pour assister à une dispute philosophique où Bruno eut à lutter avec les maîtres éprouvés d’Oxford. La passe d’armes fut des plus brillantes. Il y eut un docteur quinze fois désarçonné. Ce qui relève la frivolité de cette joûte et lui donne un certain air de grandeur, c’est le sujet choisi pour la dispute. Bruno, organe de l’esprit nouveau, soutenait l’astronomie de Kopernic contre celle de Ptolémée, défendue par l’interprète orthodoxe de l’université d’Oxford.

Chaque jour plus audacieux, le philosophe napolitain osa aborder la redoutable question de l’immortalité de l’ame. Sans s’inscrire en faux contre l’orthodoxie, Giordano, renouvelant la métempsycose pythagoricienne, se hasardait à conduire l’ame, après cette vie, de corps en corps et de monde en monde, et la personnalité humaine paraissait un peu compromise au milieu des transformations successives d’un principe immortel. Bruno dut quitter Oxford, comme il avait quitté une première fois Paris, comme il le quitta encore pour aller en Allemagne, toujours suspect et toujours audacieux, toujours fugitif et toujours infatigable. Après une courte halte à Marbourg, où le recteur de l’université lui ôte la parole pour des motifs graves, il arrive à Wittenberg, berceau et, boulevard du protestantisme. Luther n’était plus, Melanchton l’avait suivi dans la tombe ; mais il avait laissé après lui quelque chose de sa douce et pacifique influence. Bruno se loue d’avoir trouvé à Wittenberg, qu’il appelle l’Athènes de la Germanie, accueil bienveillant et généreuse liberté. Il s’en montra reconnaissant aux dépens du pape, qu’il appela le Cerbère à la triple tiare. Luther, au contraire, est le demi-dieu qui arrache Cerbère au ténébreux Orcus et le force à vomir son venin et à regarder le soleil. On a conclu de ce panégyrique enthousiaste du père de la réforme, que Bruno s’était fait luthérien. M. Bartholmess démontre fort bien le contraire. C’est ainsi qu’on a supposé que Spinoza s’était fait chrétien, sous prétexte qu’il avait quitté la synagogue et aussi peut-être parce qu’il allait quelquefois au temple ou à l’église. Raisonner de la sorte, ce n’est pas se faire une idée juste de la hardiesse de ces deux esprits. Bruno n’a pas plus adopté le luthéranisme à Wittenberg que le calvinisme à Genève, que l’anglicanisme à Oxford. La vraie religion pour lui, comme pour Spinoza, est au-delà de toutes les formes religieuses, et le protestantisme n’est légitime que comme un pas vers la pure philosophie. Il y a quelque chose de plus vraisemblable dans la tradition assez accréditée selon laquelle Bruno aurait publiquement loué le diable à Wittenberg. Leibnitz en doute, et je ne veux pas l’affirmer, n’ayant aucune envie de charger la mémoire de Bruno de ce nouveau scandale ; mais je rappellerai que Spinoza a écrit aussi sur le diable un livre aujourd’hui perdu. Qu’y aurait-il de si étrange que Bruno, se plaçant au point de vue de l’optimisme des panthéistes, eût entrepris de démontrer que le mal, et partant le diable, qui en est le symbole, ne saurait avoir d’existence absolue, et que tout est bien dans le monde, parce que tout y est nécessaire et divin ? Voilà Satan amnistié et convaincu d’innocence, ou, pour mieux dire, voilà le fantastique adversaire de Dieu obligé de courber la tête sous les lois victorieuses de l’harmonie universelle. Je ne suivrai point Bruno à Prague, ni à Helmstoed, où la confiance du duc de Brunswick le chargea de l’éducation de l’héritier de la couronne, ni enfin à Francfort-sur-le-Mein. A cette dernière étape de sa course rapide, l’histoire perd sa trace et ne le retrouve plus qu’à Padoue, au moment où commence la tragédie funèbre qui se dénoua sur le bûcher de l’inquisition.

De toutes les audaces de Bruno, la plus grande est d’avoir remis le pied en Italie. Et remarquez où il choisit un séjour : à Padoue ; Padoue, le premier foyer du péripatétisme ; Padoue, dominée par Venise, où l’inquisition romaine tend ses lacets et pensionne ses geôliers. Il semble qu’une fatalité ennemie fût attachée à ce génie hasardeux et mobile, et le poussât de témérité en témérité jusqu’à l’abîme. Ne l’accusons pas, plaignons-le ; suspect à tous les clergés, à toutes les universités d’Europe, ne pouvant trouver la paix sur la terre étrangère, il vint chercher un asile au pays natal et contempler ce doux ciel, il cielo benigno, dont il parle dans un de ses ouvrages avec l’attendrissement d’un exilé.

On ignore encore si Bruno fut arrêté à Padoue ou à Venise, et on avait mal connu jusqu’à nos jours la date exacte de son arrestation. Grace à la découverte du document de Venise, due à M. Léopold Ranke, l’illustre historien, et publié pour la première fois par M. Bartholmess, beaucoup de circonstances obscures du procès de Bruno se sont éclairées d’un jour inattendu. C’est en septembre 1592 que le père inquisiteur de Venise s’empara de la personne de Bruno et le fit détenir dans les prisons que la république mettait à la disposition du saint-office, aux Plombs ou aux Puits. Son arrestation fut promptement mandée au grand-inquisiteur siégeant à Rome, Santorio, dit San-Severina. Celui-ci ordonna sur-le-champ qu’on le lui envoyât sous bonne escorte, à la première occasion. Le 28 du même mois, une occasion sûre se présenta, et le père inquisiteur, accompagné du vicaire des patriarches et de l’assistant de l’inquisition, Thomas Morosini, se rendit aussitôt auprès des Savi [8] pour solliciter, au nom de son éminence, sur les motifs suivans l’extradition de Jordano : « Cet homme, disait-il, est non-seulement hérétique, mais hérésiarque ; — il a composé divers ouvrages où il loue fort la reine d’Angleterre et d’autres princes hérétiques ; — il a écrit différentes choses touchant la religion et contraires à la foi, quoiqu’il s’exprimât en philosophe ; — il est apostat, ayant d’abord été dominicain ; — il a vécu nombre d’années à Genève et en Angleterre ; — il a été poursuivi en justice pour les mêmes chefs à Naples et en d’autres endroits. » Après cette énumération, le père inquisiteur insista vivement, se montrant aussi bien informé de tout ce qui concernait le prévenu, que si, depuis vingt ans, il ne l’eût jamais perdu de vue. Les Savi hésitèrent, éludèrent ; la matinée s’écoula ; après dîner, le père inquisiteur revint et redoubla d’insistance. Enfin les Savirefusèrent en ces termes : « L’affaire étant considérable et de conséquence, et les occupations de la république nombreuses et graves, on n’a pu pour le moment prendre aucune résolution. » - Che essendo la cosa di momento e consideratione, e le occupationi di questo stato molte e gravi, non si havera per allora potuto fare resolutione [9].

Qui dicta cette réponse au conseil de Venise ? Est-ce l’influence de Sarpi ? On ne sait ; mais l’hésitation de Venise était plus cruelle pour Bruno que la mort. Le voilà condamné sans jugement à une prison indéfinie. Quel supplice pour cet homme ardent, qui avait tant besoin de mouvement et d’action, que le silence d’un cachot ! Quelle horrible torture que l’incertitude de l’avenir ! Et qu’on songe qu’il resta six ans sous les Plombs ! Venise l’y avait oublié ; mais San-Severina ne l’oubliait pas. L’ame de Torquemada revivait dans cet Espagnol farouche et aigri, qui n’avait touché à la tiare que pour la voir échapper de ses mains, et qui veillait avec Bellarmin autour de Clément VIII pour empêcher la pitié d’approcher du trône pontifical. L’extradition de Bruno eut lieu en 1598. Ce qui se passa dans la prison romaine entre la congrégation du saint-office et sa proie ne nous est connu que par le court récit de Scioppius ; mais on peut s’en fier à ce personnage, voué alors tout entier aux jésuites : on n’accusera pas d’exagération le témoin sans pitié du procès, le spectateur sans entrailles du supplice, l’atroce insulteur de la victime. Après l’examen des pièces qu’on semble avoir lues avec une résolution arrêtée, on procéda aux interrogatoires, qui se succédèrent rapidement. Quand on crut avoir convaincu Bruno, on entreprit de le convertir : ce fut impossible. On le somma dès-lors, sous peine de la vie, de déclarer que ses opinions étaient erronées, ses ouvrages impies et absurdes, faux en religion et en philosophie, en un mot, de se rétracter sur tous les points. Les premiers théologiens de Rome se piquèrent de le subjuguer. Rien ne put vaincre l’inflexible résolution de Bruno ; il ne refusait pas de discuter, mais il refusait de se rendre. On pensa qu il voulait gagner du temps ; le saint-office se crut joué et résolut d’être impitoyable. Le 9 février 1600, Giordano fut conduit au palais qu’habitait San-Severina. Là, en présence des cardinaux et théologiens, consulteurs du saint-office, devant le gouverneur de Rome, Bruno fut agenouillé de force, et on lui lut sa sentence. Il était excommunié et dégradé. La lecture finie, Bruno fut remis au bras séculier pour être puni « avec autant de clémence qu’il se pourrait et sans répandre de sang » ut quam clementissime et citra sanguinis effusionem puniretur, formule atrocement ironique, reçue pour le supplice du feu, et où se peint le génie hypocrite et implacable de l’inquisition. Un délai de huit jours lui fut accordé pour la confession de ses crimes. Il refusa d’en reconnaître aucun, et, le 17 février 1605, il fut conduit en grande pompe au champ de Flore et livré aux flammes. « C’est ainsi qu’il a péri, » dit le témoin oculaire Scioppius, en ajoutant cette allusion infernale aux mondes infinis de Bruno : « Je pense qu’il sera allé raconter dans ces autres mondes qu’il avait imaginés de quelle manière les Romains ont coutume de traiter les blasphémateurs et les impies[10]. »

La fermeté de Bruno ne se démentit pas un seul instant pendant le cours de cette horrible immolation. Quand on lui lut sa sentence, il se redressa, et, promenant un œil calme sur cette assemblée de prêtres fanatiques, il leur dit cette parole d’une simplicité supérieure La sentence que vous venez de porter vous trouble peut-être plus que moi ; majori forsitan cum timore sententiam in me fertis quam ego accipiam. L’attitude de Bruno au champ de Flore fut digne de ce mot héroïque. Sur le bûcher et jusqu’au milieu des flammes, cette volonté de fer garda sa constance, ce jeune et noble front conserva sa sérénité.

 

IV.

Quel était le crime de Bruno ? Son crime, c’étaient ses idées. Pour le juger, et pour juger aussi le tribunal qui l’immola, ce sont ces idées qu’il faut apprécier. Étaient-elles véritablement impies, athées, immorales ? Examinons. Rien ne peut plus troubler aujourd’hui l’impartialité de l’histoire : San-Severina n’est pas là pour nous entendre ; nous pouvons caractériser sincèrement le système de Bruno et en apprécier la valeur sans complaisance comme sans déguisement.

Le nom de Bruno s’attache à trois entreprises : il voulait substituer le lullisme à la logique d’Aristote et l’astronomie de Kopernic à celle de Ptolémée, remplacer enfin la métaphysique de l’église par un platonisme rajeuni. Ces trois entreprises se tiennent étroitement. Bruno n’était pas astronome et mathématicien, comme l’a remarqué un savant critique [11]. Il soutenait la théorie de Kopernic, non pas au nom de l’expérience, mais a priori ; non pas à l’aide de calculs exacts, mais sur la foi de ses idées métaphysiques. Son astronomie était donc une partie de son platonisme. Quant à la réhabilitation qu’il essaya de la logique de Raymond Lulle, elle n’a d’intérêt que parce qu’il y introduisait l’idée panthéiste. On sait le rôle considérable qu’a joué au moyen-âge l’Ars magna du philosophe majorquain. Esprit subtil, imagination exaltée, cœur de héros, également passionné pour la Kabbale et pour l’Évangile, ce personnage romanesque, à la fois alchimiste, missionnaire et presque saint, avait imaginé sous le nom de grand art une sorte de machine à penser. C’était un alphabet d’idées abstraites, de sujets et d’attributs logiques, lesquels répartis en de certains cercles, unis et divisés par de certaines lignes, devaient fournir des moyens termes à tous les raisonnemens, des ressources inépuisables à la dispute, des combinaisons infinies et tout un trésor de vérités nouvelles. On s’étonne moins de voir le génie de Bruno, subtil et exalté comme celui de Raymond Lulle, s’éprendre d’un pareil art, quand on songe qu’une idée toute pareille séduisit plus tard la jeunesse de Leibnitz [12], et que ce puissant et audacieux esprit, qui devait reculer les bornes des mathématiques, n’abandonna jamais le projet d’une algèbre de la pensée. Bruno, d’ailleurs, transformait la théorie de Lulle par un principe nouveau [13], persuadé qu’il était qu’une logique secrète préside à l’ordre universel, et que celui qui parviendrait à saisir les élémens premiers de la pensée et les lois de leurs combinaisons nécessaires atteindrait au dernier fond des choses. On reconnaît là l’idée fondamentale de la logique de Hegel. Le lullisme de Bruno, comme sa polémique contre Aristote, comme sa réhabilitation de Pythagore et de Kopernic, tout nous ramène donc à l’examen de son système métaphysique.

Le premier principe de ce prétendu athée, c’est qu’il existe au-dessus de la nature visible, par-delà ces existences mobiles et contraires qui remplissent l’espace et le temps, un principe infini et éternel, une unité invisible, une identité immuable qui règle et domine toutes les oppositions. Cet être des êtres, cette unité des unités, cette monade des monades, c’est Dieu [14].

On ne démontre pas Dieu ; l’ame le sent et le respire dans la création infinie. Comment penser que Dieu n’est pas, puisque l’idée de l’unité absolue est la condition de toute pensée ? Pour s’élever à Dieu, il ne faut pas entasser les syllogismes à la façon d’Aristote ; il suffit de contempler la nature et de recueillir en soi l’écho de l’universelle harmonie. L’ame se monte alors au ton de l’infini ; elle oublie tout ce qui change ; elle n’est plus dans le monde des sens ; transportée d’un divin délire et, comme dit Bruno, d’une héroïque fureur, elle s’unit étroitement à son principe [15].

Ce Dieu dont toute ame a le sentiment au fond d’elle-même, il faut renoncer à le décrire. On ne peut le saisir que dans ses manifestations ; en soi, il est absolument inaccessible. Décrire Dieu, c’est le déterminer, c’est lui assigner une grandeur. Or, Dieu est supérieur à toute détermination et à toute grandeur ; il est même, en un sens élevé, supérieur à l’essence et à l’être,superessentialis, supersubstantialis. Dire qu’il est l’infiniment grand, c’est le comparer encore. Il est sans doute l’infiniment grand, mais il est aussi l’infiniment petit ; il est l’identité de l’extrême grandeur et de l’extrême petitesse, du maximum et du minimum. En lui, toutes les extrémités des choses se touchent, toutes les oppositions se réconcilient. On pourrait, dit Bruno, le définir : l’absolue coïncidence [16]. Il est principe, fin et milieu ; il est le centre et la circonférence, sphère infinie dont le centre est partout, la circonférence nulle part.

Dieu ne reste pas enfermé dans les profondeurs de son unité ; il se manifeste par l’intelligence, et son intelligence est une source de vie. Ainsi, sans cesser d’être un, Dieu devient triple. Il est d’abord l’unité, l’être, le bien, dernier fond des choses ; il est ensuite l’intelligence qui, enfermant les idées de tout, est déjà tout elle-même ; enfin il est l’activité absolue qui réalise les idées et remplit l’espace et le temps de ses manifestations. Unité, Intelligence, Activité, voilà la Trinité véritable.

L’activité absolue de Dieu, c’est la nature. La nature est distincte de Dieu, mais elle n’en est point séparée ; elle est sa fille unique, unigenita ; ce n’est plus Dieu en soi, c’est Dieu incarné, Dieu qui est toute chose et en toute chose, ogni cosa et in ogni cosa.

Puisqu’il y a une puissance absolue de tout faire, il faut qu’il y ait une disposition absolue à tout devenir. Aucun de ces deux principes ne saurait être antérieur à l’autre. Ils sont coéternels et consubstantiels, ou, pour mieux dire, ils sont les deux faces d’un seul et même principe. Différentes et même opposées dans ce monde fini et relatif, l’activité et la passivité, la forme et la matière, la puissance et l’actualité se confondent dans l’absolu. De ce principe où tout s’identifie, une logique éternelle déduit la série harmonieuse de toutes les idées et de toutes les existences. C’est ce que Bruno exprime par ces mots tant cités et tant admirés de M. Schelling : « Pour pénétrer les mystères les plus profonds de la nature, il ne faut point se lasser d’étudier les extrémitésopposées des choses. Trouver le point de réunion n’est pas ce qu’il y a de plus grand ; mais savoir en déduire les contraires, voilà le secret et le triomphe de l’art [17]. » Dieu n’est donc pas une cause extérieure au monde, comme le dieu d’Aristote. C’est un artiste intérieur, un principio efficiente et informativo da dentro. C’est de l’intérieur que ce principe donne la forme et la figure à toutes choses. « Il fait sortir la tige de l’intérieur des racines ou de la graine, les branches de la tige, les rameaux des branches et les bourgeons des rameaux. Le tissu délicat des feuilles, des fleurs et des fruits, tout se forme, se prépare et s’achève intérieurement. De l’intérieur aussi il rappelle les humeurs des fruits et des feuilles dans les rameaux, des rameaux dans les branches, des branches dans la tige et de la tige dans la racine. » C’est le cercle éternel des choses, circolo di ascenso e descenso, le mouvement alternatif de la vie et de la mort, progresso, regresso, l’échelle ascendante et descendante de la pensée et de l’être, scala per la quale la natura distende a la produzion de le cose, e l’intelletto ascende a la cognizion [18].


Date: 2014-12-21; view: 751


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