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Aristotle (384—322 BCE) 2 page

Est-ce là l’esprit du christianisme, et n’en est-ce pas plutôt la radicale négation ? L’essence du christianisme, c’est d’établir entre l’homme et Dieu une alliance dont le nœud est l’amour. Les philosophes admirent avec raison la définition sublime que Dieu donne de soi-même dans l’ancien Testament : Je suis celui qui est ; ego sum qui sum. J’en connais une plus sublime encore, c’est celle du nouveau Testament : Je suis amour ; ego sum charitas. Toute la différence du mosaïsme et du christianisme est là ; le Dieu de l’Évangile aime les hommes ; il les aime à ce point qu’il veut s’incarner en eux. L’infini deviendra-t-il fini, le créateur créature ? Oui, l’amour accomplit ce mystère qui déconcerte la raison. Dieu veut être homme, non tel ou tel homme, mais tous les hommes en un. Il veut boire goutte à goutte le calice entier des douleurs humaines. Il veut mourir pour les hommes, non une fois, mais toujours. Ce sang mystique qui coule sans tarir sur l’autel des chrétiens, c’est l’amour qui le répand, c’est lui qui le renouvelle et le féconde. Voilà l’esprit du christianisme, voilà sa force, voilà sa grandeur ; c’est parce que la croix de bois est le symbole de l’amour, c’est parce qu’elle nous montre l’union de Dieu et de l’homme, consommée dans le sacrifice suprême, c’est pour cela qu’elle a conquis le monde.

Mais, avant d’être annoncé par les apôtres du Christ au genre humain, ce Dieu aimant et juste s’était révélé à la raison de quelques sages. Le Timée, le dixième livre des Lois, le Phédon, sont la préface de l’Évangile. Le Dieu de Platon n’est pas seulement une intelligence, mais un intarissable foyer d’amour. Son plus haut caractère, c’est d’être bon. Son nom le plus vrai est celui de père. S’il sort de son repos pour former l’univers, ce n’est point par un caprice de sa toute-puissance, ou par une nécessité de sa nature, c’est par une effusion de sa bonté. Quand il voit le monde s’agiter sous sa main, il frémit de joie. Image admirable, qui peut-être fera sourire de dédain plus d’une forte tête métaphysique, mais qui touchera le vrai philosophe, parce qu’elle fait descendre jusqu’au plus profond du cœur l’idée de l’être des êtres. C’est sans doute la lecture de ce passage du Timée qui faisait dire à saint Augustin : « J’ai eu deux maîtres, Platon et Jésus-Christ. Platon m’a fait connaître le vrai Dieu ; Jésus-Christ m’a montré la voie qui y mène. » Qu’ajouterais-je à ce mot, et comment mieux marquer l’union étroite du platonisme et de la religion chrétienne ?

Il devient de mode aujourd’hui de décrier la théodicée du Timée et des Lois, et de n’y voir que des allégories brillantes où se complaisait l’imagination de l’artiste grec, ou tout au plus des inconséquences que le bon sens du disciple de Socrate arrachait à la logique du dialecticien. Le Dieu de la dialectique platonicienne, c’est, nous dit-on, l’unité absolue, sans détermination, et partant sans pensée, sans action et sans vie ; tout le reste est étranger au système.



Ceux qui défigurent Platon de la sorte tombent dans une confusion contre laquelle il a protesté toute sa vie. Ils confondent la creuse dialectique d’Élée, ressuscitée plus tard par Alexandrie, avec la méthode de Platon. C’est confondre le spiritualisme avec ses excès ; c’est entièrement méconnaître le vrai caractère de la philosophie platonicienne. La dialectique n’est point un procédé purement logique, partant de l’abstraction pour aboutir à l’abstraction et s’y consumer. C’est une méthode à la fois expérimentale et rationnelle qui plonge par ses racines dans la réalité vivante et atteint à son faîte le principe même de toute réalité. Pénétré de l’inconsistance des choses sensibles, Platon se replie sur la conscience, et, de ce ferme point d’appui, il s’élève sur les ailes de la réminiscence jusqu’aux idées, c’est-à-dire jusqu’aux types absolus de l’existence. Les idées une fois atteintes le conduisent d’elles-mêmes à leur principe, qui est la perfection absolue, le bien, soleil du monde spirituel, lumière de l’esprit, aliment de l’ame, principe de tout ordre, de tout mouvement, de toute beauté. Est-ce là, dirai-je avec Platon, une unité vide et immobile ? « Mais quoi ! par Jupiter ! nous persuadera-t-on si facilement qu’en réalité, le mouvement, la vie, l’ame, l’intelligence, ne conviennent pas à l’être absolu ? que cet être ne vit ni ne pense, et qu’il demeure immobile, immuable, sans avoir part à l’auguste et sainte intelligence [3] ! » Voilà le Dieu légitime de la dialectique. Dira-t-on maintenant qu’avec cette méthode Platon n’a pas résolu tous les problèmes de la philosophie, qu’il ne s’est expliqué que d’une manière imparfaite, incertaine, sur le rapport de Dieu au monde ? J’en conviens. Dira-t-on aussi que cette même méthode dialectique, entre les mains d’esprits téméraires, peut conduire au mysticisme, au panthéisme, au fatalisme, à toutes les folies ? J’en conviens encore, et c’est, en effet, dans cet excès que s’est jetée l’école d’Alexandrie. Déjà Platon avait affaibli l’individualité et trop dédaigné l’expérience. Alexandrie, perdant toute mesure et ne gardant plus aucun souvenir de la sobriété socratique, atteint en trois pas, d’Ammonius à Plotin, de Plotin à Porphyre, et de Porphyre à Iamblique, jusqu’aux dernières extravagances d’un illuminisme sans frein. Aussi, tandis que le vrai platonisme s’était fait pour le salut du monde l’allié de la religion chrétienne, Alexandrie en devient la plus acharnée adversaire.

Cela devait être. Le Dieu de Platon et du christianisme est un Dieu profondément distinct du monde ; le Dieu d’Alexandrie et le monde ne font qu’un. Le Dieu de Platon et du christianisme devient fécond parce qu’il aime et parce qu’il veut être aimé ; le Dieu d’Alexandrie produit le monde comme la mer produit les nuages, comme le germe produit le fruit, comme un vase trop plein épanche une partie de son onde. Fait à l’image d’un Dieu libre, l’homme, pour Platon et pour le christianisme, marche librement à sa fin, sous l’œil de la Providence. L’homme et le Dieu d’Alexandrie obéissent à la loi de l’émanation, suivant laquelle les êtres se succèdent et se développent comme des ondes fugitives, ou, pour mieux dire, comme les anneaux d’airain d’une chaîne inflexible. Le Dieu de Platon et du christianisme, idéal de l’ame humaine, dénoue doucement les chaînes qui l’unissent au corps, et, purifiant son être sans altérer son individualité, lui ouvre dans son sein un asile éternel de contemplation et de bonheur. Cet idéal sacré ne suffit pas à Alexandrie : au lieu de délivrer l’ame, elle préfère l’anéantir ; son Dieu, qui, sans le vouloir, a produit l’humanité, l’absorbe comme il l’a exhalée, ou plutôt il n’y a ici ni Dieu ni humanité ; il y a un gouffre, et, sur ses bords, de vaines ombres qui, à peine sorties pour un rapide instant, n’ont rien de mieux à faire que de s’y abîmer sans retour.

Ainsi donc, autant le vrai platonisme est d’accord avec l’esprit chrétien, autant le faux platonisme lui est contraire. Voilà tout le secret des néo-platoniciens du XVIe siècle. La philosophie de Marsile Ficin, de Bruno, de Patrizzi, ce n’est pas la philosophie de Platon, c’est le platonisme panthéiste d’Alexandrie. Je n’entends pas dire que tous ces philosophes aient été au fond de leurs pensées, que tous aient eu conscience de l’opposition de leurs doctrines avec l’esprit du christianisme ; mais orthodoxes ou hérétiques, adversaires d’intention ou simplement de fait, tous tombent dans le même excès. Gémiste Pléthon, l’un des premiers Byzantins qui aient porté dans l’Occident les lettres grecques, prétend associer Platon et Zoroastre. Le fondateur de l’académie platonicienne de Florence, Marsile Ficin, est un chrétien sincère et plein de candeur. Seulement, entre Platon et Plotin son enthousiasme hésite, ou plutôt il ne les distingue pas, et, en les traduisant et les interprétant tous deux, il croit de bonne foi les concilier. Pic de la Mirandole marche sur ses traces, et, comme autrefois Philon, il applique à la cosmogonie de Moïse une exégèse mystique. Patrizzi est un esprit violent et déréglé qui, sous le nom de Platon et d’Hermès, donne carrière à ses folles rêveries. Mais voici dans l’école platonicienne deux graves personnages, deux princes de l’église, le cardinal Bessarion et le cardinal Nicolas de Cuss : sont-ce là des interprètes fidèles du Phédon et du Timée ? Non, ce sont des élèves d’Alexandrie mêlant et brouillant ensemble Platon, Aristote et Plotin. L’un voit la Trinité dans le Timée ; l’autre se forge aussi une Trinité fantastique dont l’unité plotinienne fait le fond et qu’il lègue, encore bien confuse, à Giordano Bruno.

Le trait commun de tous ces philosophes, c’est donc de substituer au vrai Platon, au Platon chrétien, le Platon défiguré, perverti, de l’école d’Alexandrie. Et c’est ce qui explique à merveille que le platonisme du XVIe siècle, frère de celui de Porphyre et de Julien, ait été, comme son aîné, un instrument d’opposition contre la religion chrétienne.

On peut maintenant : se faire une idée juste de la philosophie de la renaissance. Cette philosophie manque d’originalité. Son mérite est dans la fougue et la hardiesse de son opposition. Elle puise toutes ses idées à deux grandes sources, le péripatétisme et le platonisme ; mais, en substituant à l’Aristote orthodoxe et chrétien de la scholastique l’Aristote véritable, et en ramenant sur la scène le Platon mystique et panthéiste de l’école d’Alexandrie, elle tourne avec puissance et avec audace contre la philosophie de l’église les deux plus grandes forces intellectuelles et les deux noms les plus glorieux du passé.

 

II.

Au milieu de ce mouvement universel et fécond d’études historiques, où le goût de notre siècle entraîne les esprits, et qui a ramené tour à tour à la lumière les principales époques de la pensée humaine, restitué tant d’antiques systèmes, ranimé tant de souvenirs, remué tant d’idées, labouré enfin en des sens si divers le champ du passé, on peut remarquer que la philosophie du XVe et du XVIe siècle a été presque entièrement négligée. Autant la littérature de la renaissance est aujourd’hui bien connue, grace aux belles esquisses de M. Saint-Marc Girardin, de M. Chasles, et au tableau achevé qu’en a tracé depuis M. Sainte-Beuve, autant est restée dans l’ombre la philosophie de cette époque. Il ne faut ni s’en étonner ni même s’en plaindre. L’antiquité, les temps modernes, méritaient d’attirer les premiers regards de l’histoire par l’originalité de leurs idées et l’incomparable beauté de leurs monumens. Le moyen-âge a eu ensuite son tour, et il le méritait, car lui aussi a son caractère propre et ses durables créations. La renaissance n’est venue et ne devait venir que la dernière : c’est une époque de transition, et, par cela même, elle n’a pas de physionomie bien distincte, et n’a pu marquer ses créations intellectuelles d’une empreinte simple, forte, indélébile. Ce n’est plus la nuit du moyen-âge, ce n’est pas encore le plein jour des temps modernes : c’est une lumière mêlée de ténèbres, une agitation prodigieuse, mais sans règle, une aspiration immense, mais vers un but ignoré. De là des œuvres plus bizarres qu’originales, où le génie ne brille que par éclairs, où l’imagination anime et altère à la fois une érudition sans critique, et qui n’ont ni la régularité imposante du siècle de saint Thomas ni la liberté réglée du siècle de Descartes et de Bossuet.

Si la vraie originalité et la vraie grandeur manquent aux monumens philosophiques de la renaissance, on peut dire, avec M. Cousin [4], que les hommes de ce temps valent mieux que leurs ouvrages. Ces hommes sont des martyrs. La règle a manqué, il est vrai, à leur esprit, mais la foi et la force n’ont jamais fait défaut dans leur ame ; ils n’ont pas connu l’usage vrai de la liberté, mais ils ont su combattre, souffrir et mourir pour elle. En lisant leurs écrits, il est bien difficile de ne pas être sévère pour quelques-unes de leurs doctrines. Quand on les suit au fond des cachots et sur les bûchers, on ne peut que les plaindre, les admirer et les absoudre. Quelle tragédie que la vie et la mort des plus grands esprits du XVIe siècle ! L’un, condamné au feu par ce parlement auquel s’attache le nom de Calas, marche au supplice d’un pas ferme et ne pousse un cri de douleur que lorsque sa langue est arrachée par les tenailles du bourreau ; l’autre lutte vingt-sept ans dans les fers, livré sept fois à des tortures effroyables ; un troisième est massacré dans la nuit de la Saint-Barthélemy, et d’ingrats écoliers, ameutés par le fanatisme, mutilent et déshonorent son cadavre ; un autre enfin, hardi et courageux entre tous, précède Galilée dans les prisons de l’inquisition romaine, et, après huit ans de souffrances qui n’ont pu ébranler son courage, il est livré aux flammes au sein de cette Rome qui autrefois écoutait Lucrèce, applaudissait Cicéron, honorait Plotin.

C’est à l’honneur de cette dernière victime qu’un jeune écrivain vient de consacrer le premier essai de son talent [5]. Disons sans hésiter que l’ouvrage de M. Bartholmess sur Giordano Bruno est un travail plein de savoir et de mérite ; ajoutons que, s’il est déjà très précieux par tout ce qu’il nous donne, il l’est plus encore par tout ce qu’il nous promet. Si j’avais un idéal à proposer à M. Bartholmess, ou, comme dirait un homme du XVIe siècle, si j’avais à tirer son horoscope, je lui dirais qu’il est destiné à devenir l’historien de la philosophie de la renaissance. Le XVIe siècle est un siècle d’érudition, et M. Bartholmess est avant tout un érudit. L’érudition, une érudition universelle et sans bornes, voilà son goût, son talent, sa muse, quelquefois son mauvais génie. L’histoire de la philosophie de la renaissance demande, outre la connaissance des deux grandes langues de l’antiquité, celle de la langue et de la littérature de l’Italie, de l’Angleterre, de l’Allemagne. M. Bartholmess sait le latin, il n’ignore pas le grec ; il manie avec aisance l’italien, l’anglais, l’allemand, l’espagnol, le hollandais ; il sait même, je crois, un peu d’hébreu ; du moins il en cite, et je désire qu’il soit en effet bon hébraïsant pour mieux nous faire connaître une époque où les idées cabalistiques ont joué un grand rôle.

Deux grandes qualités, nécessaires à tout historien de la philosophie, sont particulièrement essentielles à un historien du XVIe siècle : d’abord, un esprit assez libre, assez souple, assez pénétrant pour comprendre les tentatives les plus hardies et même les plus déréglées de l’esprit humain ; puis une critique assez ferme pour résister à la séduction des faux systèmes et pour les dominer en les expliquant. L’auteur de Jordano Bruno possède la première de ces qualités à un degré notable ; il n’est pas dépourvu de la seconde. M. Bartholmess est une intelligence ouverte, sympathique, bienveillante, je dirais volontiers aimable et même caressante ; mais en même temps il a des principes trop fermes pour manquer absolument de critique, pour rendre sa sympathie banale en la prodiguant, pour rester indifférent entre le bien et le mal, entre l’erreur et la vérité. Il est d’une école très compréhensive, mais très décidée, et inébranlablement attachée à la cause du spiritualisme. Cette impartialité sans faiblesse est le véritable esprit de l’histoire. Que M. Bartholmess s’en pénètre de plus en plus ; qu’il affermisse encore sa critique ; qu’il concentre de plus en plus son érudition qu’il lui donne en profondeur ce qu’elle a déjà en surface ; qu’il préfère une idée juste à une anecdote, un bon raisonnement à une citation, le mouvement aisé, la lumière égale d’une composition simple et forte au scintillement éblouissant d’une science de détail, aux mille épisodes, aux mille sentiers tortueux et quelquefois épineux où s’égare l’érudition ; en deux mots, que M. Bartholmess gouverne ses immenses lectures au lieu d’en être gouverné, et il a une belle place à prendre parmi les historiens de la philosophie.

Arrêtons-nous avec lui sur l’homme en qui le génie de la renaissance se produit avec le plus d’éclat. Giordano Bruno est généralement regardé aujourd’hui comme le grand métaphysicien du XVIe siècle. En Allemagne, depuis ces quarante dernières années, l’admiration qu’il a excitée s’est exaltée jusqu’à l’enthousiasme. Jacobi a donné le signal. C’est une des contradictions de cet esprit bizarre, à la fois sceptique et romanesque, négatif et sentimental, d’avoir choisi parmi les philosophes, pour l’objet de ses prédilections, deux panthéistes, Bruno et Spinoza. M. Schelling a rendu au philosophe napolitain l’hommage dont autrefois Platon honora Timée, en mettant dans sa bouche ses théories les plus hardies et les plus brillantes. Moins complaisant que M. Schelling pour le panthéisme exalté de Jordano Bruno, Hegel respecte en lui le précurseur de l’idéalisme. L’Allemagne a ses raisons pour tant célébrer Spinoza et Bruno ; en les glorifiant, c’est elle-même qu’elle glorifie, car elle salue en tous deux l’avènement d’une idée qu’elle s’honore d’avoir pour jamais acquise à la science, l’idée de l’universelle identité. Et c’est en effet Bruno qui, le premier, a jeté cette idée dans le monde avec l’imagination d’un poète et le courage fanatique d’un sectaire. C’est cette idée qui, au sein même du cloître, apparaît de bonne heure à ce fougueux jeune homme. Elle l’enflamme, elle le possède. Du couvent, elle le jette dans le siècle ; elle l’entraîne sur tous les champs de bataille de la philosophie européenne ; elle le met aux prises avec les théologiens de la Sorbonne, les docteurs d’Oxford, les réformés de Wittenberg ; elle anime et colore de ses reflets ses dialogues, ses poèmes, ses comédies. Elle le conduit enfin sous les plombs de Venise, et remplit son ame de sérénité jusque sur le bûcher du champ de Flore. Cette persévérance dans la même idée, cette audace à la proclamer, cette ferveur à la répandre, cette fermeté à la soutenir jusqu’à la mort, voilà ce qui donne à Bruno une physionomie distincte. Parmi ces amans de l’antiquité, presque seul il conserve une certaine indépendance ; parmi ces esprits ardens et confus, c’est celui qui s’entend le mieux avec lui-même, quoiqu’il ne s’entende pas toujours ; c’est lui, enfin, qui, entre tous ces novateurs turbulens, sait le mieux pourquoi il combat à la fois la scholastique, Aristote et l’église.

Sans partager l’engouement de l’Allemagne pour un génie incomplet, il faut donc reconnaître qu’à plusieurs titres, comme le plus indépendant des néo-platoniciens, comme le plus audacieux des adversaires de la scholastique, comme père de l’école panthéiste qui a produit Spinoza, Schelling et Hegel, enfin comme serviteur dévoué et martyr héroïque de la philosophie et de la liberté, Giordano Bruno a une grande place dans le XVIe siècle, et offre un sujet très intéressant d’études à la philosophie du nôtre.

L’Allemagne a plus vanté Bruno qu’elle ne l’a fait connaître. Brucker, qui raconte savamment sa vie, n’entend pas sa doctrine ; Tennemann la dédaigne, en bon kantien qu’il est. Moins exclusif, un autre disciple de Kant, Buhle, expose longuement et pesamment des idées dont il ne paraît pas avoir le secret. Les écrits de Bruno ont une réputation d’obscurité assez bien méritée, et de plus quelques-uns sont fort rares ; il suffit de citer la Cabala del Cavallo Pegaso, qui coûta si cher au duc de La Vallière, et le fameux Spaccio de la bestia trionfante, bonheur ou désespoir des bibliophiles. M. Wagner est venu enfin nous donner la collection complètes des écrits italiens de Bruno ; mais les écrits latins, surtout le De triplici Minimo et le De Monade, ont aussi leur importance, et M. Gfloerer, qui les avait tous promis, nous rendrait un grand service s’il tenait parole. M. Bartholmess a profité de tous ces travaux [6], et il y a considérablement ajouté. Dans une vie de Bruno très étendue et très complète, l’auteur débrouille et même éclaire d’un jour nouveau quelques particularités de cette existence orageuse et mobile. Viennent ensuite des extraits abondans des écrits du philosophe napolitain. L’ouvrage se termine par une exposition générale et par une sage appréciation de la philosophie de Bruno. Voilà de grandes richesses. Profitons-en pour mettre en lumière les traits les plus saillans du caractère de Bruno et les lignes principales de sa philosophie.

 

III.

Giordano Bruno naquit à Nola, près de Naples, en 1550, dix ans après la mort de Kopernic, dont il devait recueillir et cultiver l’héritage, dix ans avant la naissance de Bacon, à qui il devait léguer le sien. La destinée, qui plaça son berceau au pied du Vésuve et le fit grandir sous un ciel de feu, lui avait donné une ame ardente, impétueuse, une inquiète et mobile imagination. Il arrive aux caractères de cette trempe de se croire destinés aux austérités du cloître, aux recueillemens de la solitude : Bruno prit l’habit de dominicain. Vingt ans après, un autre enfant de l’Italie, Campanella, dupe d’une pareille illusion, emprisonnait aussi sous le froc les ardeurs et les bouillonnemens de son génie. L’historien de l’ordre de Saint-Dominique, Échart, a nié que Bruno ait jamais été un des siens. La seule raison qu’en donne ce savant homme, c’est que, si Bruno eût été une fois dominicain, il n’eût jamais cessé de l’être et fût resté bon catholique. Adorable naïveté, qui croit l’éducation plus forte que l’esprit du siècle ! Qu’eût dit l’honnête Échart, s’il eût vu Voltaire sortir, après Descartes, des mains des jésuites ? En tout temps, même ironie de la destinée : du XIVe siècle au XVIe, la même terre, le même ordre, ont porté saint Thomas et Giordano Bruno. Que va devenir au cloître notre jeune Napolitain ? Beau, spirituel, éloquent, nourri de poésie, avide de gloire, affamé de bruit, les triomphes et les orages du siècle l’appellent. La règle du couvent, et plus encore la règle de la foi, sont un insupportable joug à son indocilité. A peine a-t-il revêtu l’habit monastique, il n’est déjà plus chrétien. Ses questions hardies, ses doutes illimités sur la virginité de Marie, sur le mystère de la trans-substantiation, inquiètent et irritent ses supérieurs. D’un seul bond, cet esprit extrême s’est élancé de la foi d’un moine catholique aux dernières limites du scepticisme. Je crois voir Spinoza, élevé sous l’aile des rabbins, leur échapper tout à coup, et passer sans transition du culte de la synagogue à la religion sans autel des libres penseurs. Ce n’est point en effet à telle ou telle pratique, à, telle ou telle institution que s’attaque le doute du moine dominicain. Il va droit au dogme essentiel, l’eucharistie, et le nie radicalement. Luther s’était borné à transformer le mystère eucharistique, croyant de bonne foi le ramener à sa pureté primitive. Bruno attaque la forme et le fond, car il nie la divinité de Jésus-Christ, base de l’eucharistie, et de tout vrai christianisme. C’est que le souffle qui de bonne heure a passé sur l’ame de Bruno, ce n’est pas celui de la religieuse et mystique Allemagne, c’est le souffle sec et brûlant de l’incrédulité italienne. Où est la foi chrétienne en Italie au XVIe siècle ? Est-ce dans ces savantes écoles de Florence et de Padoue, de Cozence et de Rome, autour desquelles se groupent les hardis explorateurs de la nature, les adorateurs fanatiques de l’antiquité, ces ingénieux Lincei, ces académiciens de la Cruscaet de Segreti ? Est-ce au sein de ce bas clergé, livré au plus scandaleux dérèglement et à la plus profonde ignorance, ou parmi ces hauts prélats, éclairés et amollis à la fois par la richesse, les arts, le culte des lettres antiques ? Est-ce parmi ces cardinaux qui délaissent la Bible pour Cicéron et attestent les dieux immortels sous les voûtes du Vatican ? Non ; la foi, dans l’Italie du XVIe siècle, n’est nulle part, pas même sur la chaise de saint Pierre. Il y a de savans théologiens, de profonds canonistes, un Baronius, un Bellarmin ; il y a des artistes dont l’imagination s’est éprise des types chrétiens. On bâtit Saint-Pierre de Rome, et l’on peint la chapelle Sixtine. On fait des Vierges adorables ; mais on n’a pas la foi du Giotto et de Cimabuë ; on donne à la religion ses pinceaux, et son ame à la Fornarina. Jamais au surplus l’inquisition romaine n’a été plus vigilante et plus cruelle : on emprisonne, on torture, on brûle les hérétiques ; mais on est soi-même plus qu’hérétique, car on est loin de la foi naïve et réglée du moyen-âge, et l’on n’a pas davantage la foi libre de Luther et de Calvin.

C’est cet esprit universel de doute et d’incrédulité qui s’empare de Bruno ; il y joint un besoin profond de croire, une soif insatiable de nouveautés et de découvertes, le pressentiment confus et l’enthousiasme de l’avenir. Agité d’une inquiétude infinie, il commence sa vie errante et aventureuse. De Naples, il court à Gênes, à Nice, à Milan, à Venise. Partout il intéresse, il inquiète, il étonne ; partout il appelle et brave les tempêtes. Chassé de ville en ville, il se décide, à trente ans, à quitter l’Italie, où il n’aurait jamais dû revenir, pour aller répandre dans toute l’Europe la fièvre d’opposition et d’innovation dont il est consumé.


Date: 2014-12-21; view: 830


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