Télévision

On a fait sur elle une émission. Jacqueline, trente ans, six enfants. Vit clans une H.L.M.1 «coquette», au milieu de terrains vagues2, moins coquets. Comment s'en tire-t-elle? Emission féminine. Présence féminine nécessaire: la mienne. Je pose des questions. Avec douceur, avec respect. Elle le mérite, cette Jacqueline si vaillante, gaie même, qui se débrouille, s'en tire, expressions bien modestes pour qualifier le travail de géant qu'elle accomplit dans son trois-pièces bien astiqué, au lino3 impeccable, à l'évier impeccable, aux enfants impeccables.

Ce fut, je crois, une bonne émission. Nous étions tous (cameraman, réalisateur, électricien, ingénieur du son) gentils avec elle. Elle n'était pas mécontente de nous avoir là. Les enfants nous aimaient bien, nous leur apportions des bonbons, et un dictionnaire à l'aînée, dont elle avait toujours rêvé. Jacqueline, tout en frottant, lavant, astiquant, repassant, nous répondait, détendue, contente d'être filmée, pas trop pourtant. Naturelle. Simple. Chacun son métier.

Après la diffusion de cette émission, Jacqueline a reçu pendant un certain temps des lettres de sympathie, des cadeaux pour les enfants, petites choses qui lui ont fait plaisir, qu'elle a reçues avec la même simplicité, le même naturel.

Claude, le réalisateur, aurait voulu qu'elle refusât, qu'elle s'indignât. Pourquoi l'aurait-elle fait? Elle n'était pas révoltée, elle n'avait pas le temps, tout occupée à accomplir son œuvre, ne voyant pas plus loin que cette propreté, cette impeccable routine, qui était son honneur à elle, sa création.

- Mais elle devrait être révoltée, dit Claude.

- C'est nous qui devrions l'être.

Elle n'était pas malheureuse. Soucieuse, mais comme on l'est quand toute la vie est entièrement, définitivement, donnée. Elle ne se comptait pour rien dans ses soucis. C'étaient les études de l'un, la santé de l'autre, et toujours ces parquets, ce linge, l'argent... Pas mesquine, non plus. Un peu dure pour les autres, celles qui ne s'en tirent pas, qui boivent, qui courent, qui veulent avoir une vie à elles. On m'a dit que cette émission était déprimante. Jacqueline, elle, n'était pas déprimante. Paisible, comme ceux qui vivent pour autre chose qu'eux-mêmes. A double tranchant1, l'émission. Réconfortante, en ce que Jacqueline vit dans la paix une situation dure. Déprimante, parce qu'il n'y a pas un être sur cent qui serait capable de la vivre ainsi, et qu'il y a des centaines d'êtres qui s'y trouvent confrontés2. Ainsi le sens de la joie est inséparable du sens du malheur.

- C'est une sainte, dit Roger, le cameraman.

Ce serait une sainte si, tout en l'acceptant, elle sentait l'injustice de sa situation. Elle ne la sent pas.

Quand Jacqueline condamne les autres, celles qui suffoquent dans l'H.L.M. en béton, isolée au milieu des terrains vagues, qui étouffent entre le linge et la cuisine, et qui tentent de si pauvres évasions, l'alcool, la fuite, Jacqueline est complice de la société qui l'oppresse.

Jacqueline ne manque pas d'humour. Elle nous raconte son mariage.

- Il (son futur mari) était orphelin, et sa sœur ne faisait pas une

fameuse cuisine. Alors il venait manger chez mes parents, tous les

soirs. Au bout de six mois ils ont dit, mes parents: «Tant qu'à le

nourrir, épouse-le, ça ne sera pas plus cher» Et on s'est mariés.

Jacqueline, surchargée de besogne, dont le mari rapporte de l'u

sine un maigre salaire et des maux de tête intolérables, a pourtant

sa coquetterie. Elle habille ses plus petits en blanc, un blanc im

maculé, provocant, scandaleux. Elle n'a pas de machine à laver,

Jacqueline. On lui dit:

- Du blanc! Vous êtes folle!

Elle sourit, son premier sourire de femme, malicieux, avec un joli défi dans les yeux.

- Ah! C'est comme ça.

C'est son luxe. Elle ajoute:

- Il faut bien faire une petite folie, de temps en temps.

Date: 2016-01-14; view: 868