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III. LE « XALA » : PUNITION DU BOURGEOIS EXPLOITEUR

Bien que le « xala » avec son pouvoir paralysant réussisse à forcer le roman à tourner en rond autour du malaise pathologique d’El Hadji sans aucune autre évolution perceptible, on peut tout de même identifier une évolution. Il s’agit de la mise en lumière de l’auteur du « xala » d’El Hadji, de cette main qui a planté ce malheur humiliant.
Ayant cherché sans succès à identifier la cause de son « xala », tout d’abord en soupçonnant chacun des membres de sa famille et puis en cherchant ailleurs la cause du mal, ayant aussi enduré beaucoup de tortures physiques et psychologiques et étant pris comme un poisson dans une nasse, El Hadji reçoit chez lui la visite inattendue et étrange de l’auteur de son « xala ». Il s’agit de ce mendiant qui pénètre chez lui à la tête d’autres nécessiteux. Ce mendiant a auparavant informé Modu, le chauffeur d’El Hadji qu’il est capable de briser gratuitement le malheureux sort jeté sur le maître, à la condition, cependant, qu’il lui obéisse. Mais, il a pris soin de ne pas révéler le fond du problème : il n’a pas expliqué comment et pourquoi il en est capable.
Le jour de cette visite surprenante, le secret du « xala » est percé à jour. Et le mendiant déclare :
« Je me paie [...] Ce que je suis maintenant est de ta faute [...] Je peux te le dire maintenant, je suis celui qui t’a noué l’aiguillette » (p. 167).
Il explique comment il a été victime du vol, de l’expropriation et de la méchanceté foncière d’El Hadji. C’est une confession accusatrice exposant les griefs retenus par le mandiant contre son bourreau qui est maintenant devenu sa victime. Cette accusation regroupe les reproches typiques du sous-privilégié contre quiconque vit de la sueur de son front et de l’expropriation de ses ressources.
C’est pourtant la méthode de tous les membres de la bourgeoisie (indigène) qui, pour parfaire leur embourgeoisement à outrance, ont recours à tous les stratagèmes imaginables : malhonnêteté, accaparement, escroquerie, vol camouflé et protégé, fausse philanthropie, parasitisme, filouterie, complicité avec les gens de la loi, chantage et violence. En recourant à ces stratagèmes, chaque bourgeois exploiteur est guidé par son propre intérêt. Pour lui, la fin justifie les moyens, comme dans la tradition des adeptes du machiavélisme. Il se révèle donc comme un égotiste sadique, ne pensant qu’à lui et s’enrichissant aux dépens des autres. Pour lui, la règle d’or est : chacun pour soi, Dieu pour tous. Ce qui avait été particulièrement signifiant dans le manège d’El Hadji contre celui qui est devenu le mendiant, c’est le fait qu’il avait tourné sa filouterie vers la prise de possession de terre appartenant à celui-ci.
Or, chez les Africains, la terre constitue une richesse fondamentale. Le vol de la terre est donc un péché très grave et impardonnable, car il porte sur la source de vie, l’appartenance à l’ethnie et le lien avec les aïeux. Celui qui pèche contre les aïeux, péché contre la vie elle-même car celui dont la terre est volée, est dénué de ses origines, de sa racine et de son essence. Voilà ce qui justifie le châtiment d’El Hadji. Il voit se retourner contre lui l’inexorable loi de Némesis et sa justice immanente.



Qu’El Hadji, égotiste par excellence, qui aime « faire cavalier seul » (p. 10) soit un homme sans conscience, cela se voit dans son indifférence au sort de celui qu’il a lui-même poussé à son indigence humiliante. Il est vrai qu’El Hadj n’est pas conscient de l’identité du mendiant quand celui-ci se poste près de chez lui afin de bénéficier de la bonté de l’homme riche qu’il est. (Cette ignorance est d’ailleurs un facteur important dans le coup de théâtre que les actions du mendiant ont produit dans l’évolution du roman). Alors qu’il est dans le devoir du musulman qu’il se prétend être, d’aider les miséreux, El Hadji est resté insensible à l’état de ce mendiant qui ne cessait de quémander en chantant. Son chant, sorte de poésie de douleur de l’homme aigri que le mendiant est devenu, a même irrité El Hadji, ne lui rappelant rien de ses méfaits et n’amenant aucune prise de conscience de son sadisme et aucun désir de se réformer. D’ailleurs ce chant, sorte d’élégie servant de présage au malheur qu’allait subir El Hadji, visait ces objectifs. De manière significative, il s’était fait entendre pour la première fois (dans le roman, p. 46) le lendemain de l’apparition du « xala » et au moment où le « xala » commençait à faire ses ravages sur El Hadji. Alors qu’un autre personnage, le vieux Babacar avait admiré la voix magnifique du mendiant et, en bon musulman, avait jeté à celui-ci une piécette, El Hadji en avait été irrité. Il avait fait ramer donc le pauvre par la police car son chant se piquait en lui comme du dard, comme un poison détruisant son « bonheur » et sa « paix ». Cette réaction d’El Hadji ne pouvait qu’empirer une situation qui était déjà plus au moins à son comble.
C’est le mendiant qui se présente chez El Hadji avec ses « amis ». « Amis » est à prendre au sens de cette masse anodine dont les membres sont victimes d’un misérable sort semblable, partageant les mêmes intérêts et doléances. Un de ces infirmes donne une note supplémentaire à la liste de doléances dressée par le mendiant quand il déclare :
« Et moi ?.. Jamais je ne serai un homme. C’est un type comme toi qui m’a écrasé avec sa voiture. Il a pris la fuite, me laissant seul » (p. 167).
Il désigne El Hadji comme le représentant de sa classe de gens grotesquement sadiques qui écrasent les pauvres avec leurs privilèges démesurés et qui font de ces loques humaines des damnés de la terre et des ombres d’hommes. Voilà pourquoi un autre infirme considère le bourgeois comme « une maladie infectieuse » donc dévastante et comme « le germe de la lèpre collective » (p. 167), c’est-à-dire comme un phénomène répugnant qui défigure, marginalise et dépersonnalise sa victime.
El Hadji, dans son malheur et sa punition, ne peut donc être comme le malheureux héros de la tragédie classique qui est toujours un innocent qui est puni et qui souffre pour une faute dont il ignore la cause. Il est justement puni pour une cause qu’il ignorait d’abord mais dont la gravité est indiscutable. Il mérite richement sa souffrance et ne peut éviter l’opprobre du « xala » et l’humiliation qui va caractériser le processus de sa guérison quand il va se mettre tout nu devant tout le monde, y compris tous les membres de sa maisonnée. Qu’un homme dans sa cinquantaine, père de famille et bourgeois très gonflé, se mette tout nu devant sa femme et surtout sa fille, et qu’il soit couvert des crachats de gens infirmes, est peut-être l’humiliation la plus dégradante et la plus angoissante, surtout pour un Africain !
Pour Sembène Ousmane, tout bourgeois vivant de l’expropriation et de l’exploitation du pauvre est promis à une disgrâce semblable qui ne l’atteindra pas seulement dans son bonheur d’homme, mais dans sa dignité d’être. Cette disgrâce représente, pour l’ensemble de l’œuvre de Sembène, le comble de la punition qui attend tout bourgeois qui ne peut éviter l’inexorable marche de la justice immanente. Jusqu’à Xala, [18] aucun bourgeois n’est aussi humilié que l’est El Hadji.
Et comme nous avons vu dans la victoire remportée par les mendiants sur le représentant de leurs exploiteurs, ces pauvres auront toujours le dernier mot. Ils riront les derniers. Bien que cette symbolique victoire des miséreux paraisse fantasmagorique et sordide, Sembène Ousmane cherche par là à nous enseigner cette leçon donnée par tous les auteurs militants africains, que les masses réduites à leur situation déplorable par l’égoïsme et le sadisme des bourgeois, finiront par remporter la victoire, puisque la nature est immanquablement de leur côté. C’est donc à eux qu’appartiendront finalement la terre (= le pays) et ses ressources. Et d’ailleurs, les bourgeois, ne constituent que la minorité (il n’yen a, par exemple, dans la société présentée dans Xala, qu’une douzaine), seront finalement écrasés par la majorité à laquelle appartiennent les sous-privilégiés.
Il faut signaler que le mendiant, dont l’individualité n’est pas singularisée par un nom (ce qui fait de lui le type socio-économique), a été poussé à son état de mendicité et de parasitisme par le système capitaliste régnant dans sa société. Il peut donc représenter tout homme - ouvrier, infirme, esclave - dont la condition de vie lui est imposée par les normes égotistes et sadiques du capitalisme. Or, l’humiliation de l’exploiteur et la victoire remportée par le mendiant symbolisent les étapes inexorables de l’évolution de la société vers une issue plus salutaire pour les mendiants (= les exploités) chez qui réside le véritable pouvoir, pouvoir dont ils ignorent d’ailleurs être possesseurs, la plupart du temps.
On peut aussi pousser le symbolisme un peu plus loin et dire que le mendiant peut être le colonisé qui est réduit à sa situation de soumission (= mendicité) par le système expansionniste, aliénant, accaparant et égotiste du colonialisme. N’est-il pas vrai que le colonisé (= le mendiant) a été forcé de céder le pays (= sa terre) au pays colonisateur (= le bourgeois) par la force (militaire et économique) et par la politique de mystification et de séduction régissant le colonialisme ? Et comme le bourgeois, à la manière d’El Hadji et de ses confrères, est arrivé à maintenir sa position et ses droits privilégiés par une politique sadique et hypocrite, le pays colonisateur a toujours recours à la même stratégie. Mais comme le révèle Ousmane, le colonisé (le mendiant) finira par percer à jour la fausseté du colonialisme en mettant à nu la sordide base sur laquelle il est fondé. Et certainement, la disgrâce à ce moment d’épiphanie et de vérité pour les colonisateurs sera humiliante.
Il est permis d’ajouter que tout autre système réductionniste et exploiteur néocolonialisme, fascisme, capitalisme, esclavage - qui établit sa survie sur le même processus que celui d’El Hadji finira par être atteint du « xala » (= impuissance, humiliation). Il finira ainsi par essuyer la même faillite lamentable qu’El Hadji ; il sera aussi forcé en fin de compte de révéler sa véritable essence et de perdre son masque de respectabilité.


Date: 2015-12-24; view: 1002


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