L’histoire comme roman du possible, le roman comme possible de l’histoire
L’irréductibilité de l’existence collective à la réception du temps, qui donne son unité à La Plaisanterie, signale une contradiction de l’historien qui prétend à une proportion régulière entre le tout et les parties, en fondant la vérité du réel particulier sur la vraisemblance d’une généralité illusoire. C’est un des grands écueils de ce qu’on nomme « histoire sociale », comme s’il y en avait une autre. Le particulier a, seul, le privilège d’exister. Mais l’histoire, sous peine d’inintelligibilité, ne peut renoncer à des catégories plus vastes.
Le roman nous dit qu’une voie d’issue serait de transformer le vraisemblable subjectivement postulé en une suite de possibles dressés en variations. C’est ce que j’avais tenté dans mon étude sur Ernst Kantorowicz[10] Alain Boureau, Histoires d’un historien : Kantorowicz,...[10]qui impliquait de lier son terrain médiéval à son existence contemporaine. En effet, comme certains moments importants de la vie de Kantorowicz manquaient de sources, j’ai choisi de chercher les situations vécues par mon héros dans un certain nombre de romans contemporains, présentés non pas comme des parallèles, mais comme des analogies. J’aurais pu préférer chercher des ressemblances historiques avec d’autres contemporains, mais ce procédé me permettait de rompre avec l’illusion d’une courbe moyenne des existences. La source romanesque me permettait de placer cette existence dans un paradigme des possibles. Je ne prétends nullement m’être ainsi composé, en cette circonstance, un être de synthèse d’historien contemporanéiste : les récits m’ont donné un accès furtif et instantané à une hypothèse qui ne peut tenir lieu de savoir d’occasion.
Le roman et l’histoire convergent vers leur fin ultime, la production raisonnée d’historiettes. Bien entendu, j’entends ce terme en un sens noble, comme je ne m’attache ici qu’aux occurrences exigeantes des productions littéraires et historiennes, au plus loin des sous-produits courants qui ne tirent que leur nom de leur discipline déclarée.
J’emprunte la notion d’historiette au titre célèbre de Tallemant des Réaux, d’abord pour en avoir extrait récemment une contribution à l’œuvre historique d’André Burguière[11] Alain Boureau, « Contes du père, et comptes des fils :...[11]. Pour assurer le passage de mon époque de travail (le Moyen Âge central) à celle de l’historien commenté (l’Europe moderne), je dus employer une source littéraire, par nature d’accès universel. Mais, ensuite, mes deux ou trois historiettes de Tallemant me servaient à montrer comment la famille produit de l’histoire en « faisant des histoires ». L’intrication complexe et incertaine entre rivalité fraternelle, ambitions nobiliaires, service royal et religion tombait dans les filets du récit. J’y retrouvais le rôle primordial de la plaisanterie dans la construction individuelle de l’histoire.
L’historiette narre un cas, mais avec sa notice de montage et de démontage. Le diminutif ne renvoie donc nullement à un format restreint. L’exemple des 1 118 pages imprimées de la société du Vendômois de Dominique Barthelemy[12] Dominique Barthélemy, La Société dans le comté de Vendôme :...[12]le montre bien : la notice de montage précède, longuement, le récit d’une histoire féodale sans féodalité ni coupure. Les sources documentaires abondent, sans recours à la littérature, mais cette œuvre offre implicitement une variation de James Joyce. Le petit livre de Jacques Le Goff sur les intellectuels au Moyen Âge[13] Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris,...[13]tire son originalité moins de l’anachronisme volontaire de sa qualification gramscienne des intellectuels, que du schéma balzacien qui l’anime (la création intellectuelle comme essor, grandeur et décadence de l’individu). Paul-André Rosental a trouvé des clés de lecture pour la Méditerranée de Fernand Braudel[14] Paul-André Rosental, « Métaphore et stratégie épistémologique :...[14]dans un travail romanesque des métaphores. Le diminutif, dans historiette, connote donc pour moi la singularité casuistique, objet majeur de l’histoire, qui survit aux écroulements des causalités.
L’historien se retrouve en Ludvik : son matériau se réduit assez aisément en relations primaires, en causalités reconnues, mais la singularité de l’événement détruit ces petites permanences du changement, dissoutes par le flux du temps. Le travail du narrateur (ou du romancier) consiste à suggérer une configuration hypothétique qui puisse donner sens à l’assemblage aléatoire des figures. La corporation des historiens a longtemps vécu sur une opposition entre le savoir positif et documentaire et le récit relativiste qui juxtapose des lectures orientées par une finalité : ce fut sans doute le sens de la position positiviste depuis le 19esiècle, prolongée dans l’école des Annales par la volonté de séparer la recherche historique de toute synthèse trop rapide, désinvolte par rapport aux sources et aux problèmes. Mais cet effroi devant la fiction s’est un peu calmé avec la micro-histoire : la narration ne se confondait plus avec la vraisemblance. On prenait enfin en compte le caractère hypothétique de l’histoire qui la fonde comme série indéfinie (mais non infinie), cumulative ni en sa matière toujours incomplète et fragile, ni en sa forme toujours asymptotique. L’historien, pas plus que Ludvik, n’est le maître de son récit : les autres narrateurs ont leur part irréductible d’hypothèses.
La Plaisanterie nous rappelle formellement que l’histoire est la science du contingent.
Alain Boureau, École des hautes études en sciences sociales (EHESS), Centre de recherches historiques (CRH), CNRS, 75006, Paris, France.
Depuis, les choses ont changé. Voir François Ricard, Le Dernier Après-midi d’Agnès : essai sur l’œuvre de Milan Kundera, Paris, Gallimard, 2003.
[3]
Paradoxalement, il est plus difficile à l’historien de penser la généralité des phénomènes que leur changement dans le temps.
[4]
C’est le prénom du père de Milan Kundera.
[5]
« La miséricorde redoutable de l’identité », selon la belle expression de Bernard Forthomme, Les Aventures de la volonté perverse, Bruxelles, Lessius, 2010, p. 344.
[6]
Le propre père de Milan Kundera était musicien.
[7]
Et une grand partie de l’œuvre de Kundera de Risibles amours au Livre du rire et de l’oubli.
[8]
Thomas Bradwardine, Traité des rapports entre les rapidités dans les mouvements, suivi de Sur les rapports de rapports de Nicole Oresme, introduction, traduction et commentaires de Sabine Rommevaux, Paris, Les Belles Lettres, 2010.
[9]
Bien entendu, on peut trouver là une version laïque de la théorie du bouc émissaire de René Girard, mais la force de Kundera est de rester un romancier, tout en gardant constamment une visée métaphysique.
[10]
Alain Boureau, Histoires d’un historien : Kantorowicz, Paris, Gallimard, 1990, éd. rev. et corr. publiée en postf. à Ernst Kantorowicz, Œuvres, Paris, Gallimard, « Quarto », 2001, p. 1223-1312.
[11]
Alain Boureau, « Contes du père, et comptes des fils : le roman familial des Tallemant », in Myriam Cottias, Laura L. Downs et Christiane Klapisch-Zuber (dir.), Le Corps, la famille et l’État : hommage à André Burguière, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2010, p. 185-194.
[12]
Dominique Barthélemy, La Société dans le comté de Vendôme : de l’an mil au xive siècle, Paris, Fayard, 1993.
[13]
Jacques Le Goff, Les Intellectuels au Moyen Âge, Paris, Seuil, 1re éd. 1957.
[14]
Paul-André Rosental, « Métaphore et stratégie épistémologique : la Méditerranée de Fernand Braudel », in Daniel S. Milo et Alain Boureau (dir.), Alter-Histoire : essais d’histoire expérimentale, Paris, Les Belles Lettres, 1991, p. 109-126.
Résumé
Français
L’auteur, médiéviste, entend tirer les leçons historiennes que donne La Plaisanterie de Milan Kundera, son premier roman, achevé en 1965. Au-delà de la dénonciation du stalinisme, le roman met en scène la saisie du changement temporel comme chaos, rétif à toute permanence ou à toute évolution. Dès lors, il devient impossible de penser le passage de l’individuel au collectif : le propre du totalitarisme ordinaire est de supprimer toute saisie possible et explicite des modalités de constitution d’une collectivité. On analyse la destruction, dans le texte et dans la vie de son héros, des grands ressorts romanesques et existentiels, comme autant de déroutes de l’intention : la vengeance, la rencontre, l’identité, la complicité de la plaisanterie. Devant le chaos, le romancier et l’historien doivent formuler des hypothèses qui tentent de dépasser le désordre individuel. La Plaisanterie nous rappelle formellement que l’histoire est la science du contingent.
Mots-clés
· La Plaisanterie
· plainte
· totalitarisme
· hypothèses
· contingence
· Pourquoi dire la vérité ? » : Adultère et sincérité chez Milan Kundera
· Jørn Boisen1
· (1)
· Département des études anglaises, germaniques et romanes, Université de Copenhague, Njalsgade 128, 2300 Copenhagen S, Denmark
·
·
· Jørn Boisen
· Email:jbois@hum.ku.dk
· Publication électronique:10 avril 2013
· Résumé
· D’un certain point de vue, l’œuvre de Milan Kundera est une longue variation sur l’adultère. Elle fourmille de séducteurs, de liaisons extra-maritales et de diverses rencontres sexuelles. Mais il faut comprendre le mot dans un sens plus large. Il est vrai que les personnages chez Kundera sont définis par leur sexualité, une sexualité qui ne relève cependant pas seulement du corps, mais d’un vaste complexe fait de valeurs, idées, significations, traditions, fantaisies et symboles. Le terme adultère ne s’applique donc pas exclusivement aux activités sexuelles illicites, mais également à toute forme d’hétérodoxie, d’infidélité et de simulation. Le point central de cette analyse est de démontrer que Kundera dans sa fiction – dans ce cas la célèbre nouvelle « Edouard et Dieu » de Risibles amours – explore les différentes dimensions de l’adultère pour mieux comprendre et représenter la condition humaine.
· Mots clés
· Milan Kundera Adultère Erotisme Misogynie Religion Communisme Simulacre
· Abstract
· One might consider the work of Milan Kundera as a variation on adultery. It is ripe with seducers, extra-marital liaisons and random sexual encounters. But the word must be understood in a deeper sense. While it is true that the characters in Kundera’s fiction are defined to a large extent by their sexuality, this sexuality does not simply belong to the physical body but to a complex of values, ideas, meanings, phantasies and symbols, which largely determine identity. It involves a dynamic of curiosity that is possibly the foundation of all intellectual activity. Thus the term adultery does not only apply to illicit sexual activities but also, by extension, to all kinds of heterodoxy, infidelity and secrecy. The main point of this analysis is to demonstrate that Kundera in his fiction – in this case the famous short story « Edouard et Dieu » fromAmours risibles – actively explores the possible dimensions of adultery in order to understand and represent the human condition.
· Keywords
· Milan Kundera Adultery Eroticism Misogyny Religion Communism Simulacrum
· « Edouard et Dieu »
· Nous sommes au début des années 1960 dans la Tchécoslovaquie communiste. Un jeune homme, Edouard, devient instituteur dans une petite ville de Bohème. Il fait la cour à la jolie Alice, mais celle-ci repousse ses avances : elle est catholique pratiquante et, donc, vertueuse. Pour la séduire, Edouard feint d’avoir trouvé la foi. Mal lui en prend. Dans un excès de zèle il fait ostentatoirement le signe de la croix devant un calvaire dans la rue et se fait surprendre par le concierge de son école. Le voilà coincé entre la religion et le communisme. Edouard est convoqué dans le bureau de la directrice où l’attendent quatre juges. Edouard comprend immédiatement qu’il ne peut pas dire la vérité; ce serait se moquer du sérieux de juges. En persistant dans son mensonge, il évite le pire, mais doit suivre une rééducation idéologique sous le guide de la directrice, fort peu séduisante. Il s’avère que l’intérêt de celle-ci à son égard n’est pas strictement professionnel et il est forcé de devenir l’amant de la directrice. Or, auréolé de son aura de martyr, il réussit enfin à coucher avec Alice, mais au lieu de se réjouir de son succès amoureux, il se sent floué et il se révolte contre cette histoire pleine de quiproquos où l’enchaînement des causes et des effets n’a rien de logique, où tout arrive sans raison. Vers la fin de l’histoire, on le voit rendre visite à l’église encore une fois. Il a rompu avec Alice, mais continue à voir la directrice (ainsi que d’autres maîtresses) et il se surprend à regretter Dieu, car « il est triste de vivre quand on ne peut rien prendre au sérieux, rien ni personne » (Kundera 1970, p. 302) Voilà en quelques mots l’intrigue d’ « Edouard et Dieu », la longue nouvelle qui clôt le premier recueil de textes en prose de Milan Kundera, écrits entre 1959 et 1968.
· Cet article est avant tout une analyse de cette longue nouvelle qui mérite notre attention pour au moins trois raisons. Premièrement il y a la réussite esthétique de la nouvelle. Par son intrigue, menée de main de maître, le texte relève du genre comique, mais les questions soulevées sont graves. La combinaison entre légèreté de la forme et gravité de la question est un trait caractéristique de Kundera et elle est particulièrement réussie ici. « Edouard et Dieu » montre un romancier au sommet de son art. Deuxièmement, il y a la profondeur thématique de la nouvelle. Malgré le ton léger, « Edouard et Dieu » relève de la même interrogation fondamentale qui sous-tend toute l’œuvre de Kundera : comment saisir une expérience qui semble par essence insaisissable, qui se dérobe comme du sable entre nos doigts, comment donner une signification à une existence où toute vérité sur l’homme semble avoir la forme d’un paradoxe ? Troisièmement, la place à la fin de Risibles amours donne à la nouvelle un certain poids. « Edouard et Dieu » forme un diptyque avec la première nouvelle, « Personne ne va rire » dont le thème et le ton sont repris. Les deux textes encadrent les autres textes, « Personne ne va rire » annonçant les couleurs et « Edouard et Dieu » proposant le mot de la fin – un peu comme le petit poème dont sont assortis les contes de Perrault et qui explique quelle leçon le lecteur peut tirer du conte.
· Les trois dimensions de l’adultère
· Kundera met volontiers en scène l’homme se faufilant entre les valeurs absolues et l’absence absolue de valeurs, entre le sérieux et le non-sérieux, entre les obligations sociales et le divertissement érotique. Il conviendrait peut-être d’abord d’expliquer pourquoi et dans quelle mesure ces thèmes relèvent de l’adultère.
· Dire la vérité est une de nos règles morales élémentaires. L’interdiction du mensonge se place au même niveau que l’interdiction de voler et l’obligation d’aimer ses parents et avec la même évidence. Pourtant, à chaque ramification de la parole, du discours des hommes politiques aux confidences chuchotées sur l’oreiller, le langage est tissé de mensonges. « Il est certain que l’homme se définit par la parole, disait Alexandre Koyré, que celle-ci entraîne la possibilité du mensonge et que n’en déplaise à Porphyre - le mentir, beaucoup plus que le rire, est le propre de l’homme » (Koyré 1943). Nous mentons à nous-mêmes, nous mentons aux autres; nous mentons pour notre plaisir ou par nécessité, pour attaquer ou pour nous défendre. Le mensonge occupe une place importante dans la structure de l’être humain. La phénoménologie du mensonge est rarement attaquée de front par les sciences de l’homme, mais elle occupe une place importante dans le roman, genre qui est fondé sur le mensonge, la fiction, l’invention, l’incertitude, l’hétérodoxie, le doute et l’interrogation : le roman est adultère aussi bien dans la forme que dans le fond, mais il est, pour ainsi dire, adultère au service de la vérité.
· Dans le roman L’immortalité (1990), où le pouvoir des média et de l’image est au centre thématique, la question du mensonge est naturellement évoquée :
· Veuillez observer, s’il vous plaît, que Moïse n’a pas rangé « Tu ne mentiras point » parmi les dix commandements de Dieu. Ce n’est pas un hasard ! Car celui qui dit « Ne mens pas » a dû dire auparavant « Réponds ! », alors que Dieu n’a pas accordé à personne le droit d’exiger d’autrui une réponse. « Ne mens pas », « dis la vérité » sont des ordres qu’un homme ne devrait pas adresser à un autre, tant qu’il le considère comme son égal. Dieu seul, peut-être, le pourrait, mais il n’a aucune raison d’agir ainsi puisqu’il sait tout et n’a nul besoin de nos réponses. (Kundera 1990, p. 135)
· L’absence d’un « Tu ne mentiras point ! » paraît presque incroyable pour nous, modernes, qui vivons dans le culte de la transparence. Nos journalistes, nos chefs et même le petit homme chauve qui nous appelle d’un institut de sondage ont désormais droit à la vérité. Nous ne nous étonnons donc guère quand le Vatican, dans sa version catéchistique adressée aux catéchumènes, réinterprète le huitième commandement : « La médisance bannira et le mensonge également ».
· Mais comment comprendre l’absence initiale de l’obligation à dire la vérité ? Les Hébreux pensaient-ils qu’une certaine liberté face à la vérité était indispensable à la vie en commun ? Ou pensaient-ils que, face à l’Éternel, ce que les hommes peuvent se raconter les uns aux autres n’a pas d’importance, car seuls comptent l’obéissance et la crainte ? Il est vrai que, dans le Nouveau Testament, le mot vérité apparaît plus souvent, mais rarement comme une exigence de transparence. « Je suis le Chemin, la Vérité, la Vie ! » (Jean, 14, 1–7). « Vivre dans la vérité » signifie être vrai envers soi-même et, surtout, envers Dieu. Cela ne signifie pas dévoiler ni ses secrets, ni son intimité.
· La question de la sincérité dans les rapports humains apparaît cependant dans le Décalogue, mais d’une manière biaisée, à savoir à travers l’interdiction de l’adultère. Celle-ci est généralement comprise soit comme l’interdiction de relations sexuelles avec une personne déjà mariée soit comme l’interdiction de relations sexuelles hors du mariage. Or les orthodoxes chrétiens ont une conception plus large et plus sévère de l’adultère. Ainsi l’amour conjugal simulé ou l’acte sexuel avec quelqu’un qu’on n’aime pas peuvent être considérés comme un acte de non-fidélité, un adultère.1 Enfin, cette interprétation conduit à une troisième signification, encore plus abstraite : La piété simulée, l’hypocrisie religieuse, est aussi un cas d’adultère, mais envers l’Autre Suprême cette fois – Dieu. Est adultère celui (ou celle) qui s’écarte du droit chemin et va ad ulteros, « vers un autre ». Ce triple sens du mot établit non seulement un parallélisme entre la fidélité sexuelle et la fidélité à l’Autorité suprême, elle fonde également un lien entre la connaissance et l’intimité sexuelle, la quête du savoir se confondant avec la connaissance charnelle.
· Pour le croyant, l’autorité suprême ne saurait être que Dieu, mais au 20e siècle, la notion se sécularise : des régimes politiques se sont hissés au rang d’Autorité suprême et ont exigé de leurs citoyens qu’ils répondent et qu’ils disent la vérité.
· Entre celui qui commande et celui qui doit obéir, l’inégalité n’est pas aussi radicale qu’entre celui qui a le droit d’exiger une réponse et celui qui a le devoir de répondre. C’est pourquoi le droit d’exiger une réponse n’a jamais été accordé qu’exceptionnellement. Par exemple, au juge qui instruit une affaire criminelle. Au cours de notre siècle, les États communistes et fascistes se sont octroyé ce droit, à titre non plus exceptionnel, mais permanent. Les ressortissants de ces pays savaient qu’à tout moment on pouvait les obliger à répondre : qu’ont-ils fait la veille ? que pensent-ils au fond d’eux-mêmes ? de quoi parlent-ils avec A ? et ont-ils des rapports intimes avec B ? (Kundera 1990, p. 137)
· Devant cette autorité postiche, usurpée et malveillante, qui exige sans cesse des réponses, le mensonge, les faux-fuyants et l’adultère semblent être l’attitude la plus rationnelle, voire la plus morale.
· En tout cas, c’est ce que pense Edouard.
· « Pour vivre hors la loi, il faut être honnête »
· À la fin de La plaisanterie, le premier roman de Kundera (1967), le protagoniste tente de trouver un sens à ce qui lui est arrivé, à ce qui est arrivé à son pays :
· Comme j’aimerais révoquer toute l’histoire de ma vie ! Seulement, de quel droit pourrais-je la révoquer, si les erreurs dont elle est née ne furent pas les miennes ? En fait, qui s’était trompé, quand la plaisanterie de ma carte avait été prise au sérieux ? Qui s’était trompé quand le père d’Alexej (aujourd’hui réhabilité mais pas moins mort pour autant) avait été emprisonné ? De telles erreurs étaient si courantes et si communes qu’elles ne représentaient pas des exceptions ou des « fautes » dans l’ordre des choses, mais constituaient au contraire cet ordre. Alors qui est-ce qui s’était trompé ? L’Histoire elle-même ? La divine, la rationnelle ? Mais pourquoi faudrait-il lui imputer des erreurs ? Cela n’apparaît ainsi qu’à ma raison d’homme, mais si l’Histoire possède vraiment sa propre raison, pourquoi cette raison devrait-elle se soucier de la compréhension des hommes et être sérieuse comme une institutrice ? Et si l’Histoire plaisantait ? A cet instant, j’ai compris qu’il m’était impossible d’annuler ma propre plaisanterie, quand je suis moi-même et toute ma vie inclus dans une plaisanterie beaucoup plus vaste (qui me dépasse) et totalement irrévocable. (Kundera 1967, p. 414)
· Ludvik est désabusé, l’Histoire a pour lui perdu son autorité et il ne participe plus du culte de la Raison. Pourtant son désenchantement ne le rend pas libre pour autant. Bien que l’idéologie ait perdu toute crédibilité, elle garde sa position privilégiée au sommet d’un système hiérarchique de valeurs et, partant, son immense pouvoir de nuisance. Il n’y a aucun soulagement à constater que le roi est nu, s’il reste absolument terrifiant. La phrase terrible : « aujourd’hui réhabilité mais pas moins mort pour autant » capte le paradoxe. Au régime dont les exactions terribles étaient justifiées par la Raison historique même, a succédé une coquille vide dont les exactions ne sont pas pour autant moins menaçantes.
· C’est dans cette zone où tous les chats sont décidément très gris que se déroule « Edouard et Dieu ». La capacité de nuisance du pouvoir est évidente dès le départ : le frère d’Edouard se fait expulser de l’université parce qu’il s’est moqué d’une camarade en deuil après la mort de Staline; le père d’Alice se fait confisquer et nationaliser sa boutique; Edouard vit sous la menace permanente de perdre son poste. Il est clair que le régime politique est une force avec laquelle il faut compter et qu’il faut rester dans le droit chemin, si l’on veut survivre socialement. De l’autre bord, la religion est persécutée, mais garde néanmoins une emprise sur les esprits. Voilà par exemple pourquoi Alice refuse de coucher avec Edouard.
· Edouard est notre citoyen lambda, coincé entre les deux. Il n’est ni catholique ni communiste, mais sans y croire il fait un effort pour s’adapter. Il ménage une certaine distance entre les choses imposées ou obligatoires et tout ce qui relève de sa propre essence, entre le non-sérieux et le sérieux autrement dit. Le régime politique, les obligations sociales, la vie professionnelle tombent ainsi dans la catégorie du non-sérieux, alors que le facultatif, par exemple son désir d’Alice, est du côté sérieux. Cette barrière commence cependant à tomber quand il se heurte à la résistance d’Alice et, en désespoir de cause, essaie de la convaincre de coucher avec lui avec des arguments théologiques. Des premiers sophismes (« Le Christ ne souhaitait qu’une chose, que nous soyons guidés par l’amour. – Sans doute, dit Alice, mais pas l’amour auquel tu penses » (Kundera 1970, p. 267)), Edouard glisse vers des mensonges de plus en plus flagrants. Non pas que c’est un type foncièrement malhonnête, mais parce que les systèmes de valeurs qui l’entourent exigent la malhonnêteté. Quand il a réussi à coucher avec Alice (pour les mauvaises raisons : elle croit qu’Edouard est un martyr de la foi), qu’il a dû devenir l’amant de la directrice (également pour les mauvaises raisons : elle croit qu’Edouard la désire vraiment) et que son frère lui reproche ses mensonges, Edouard explose :
· « Je sais que tu as toujours été un type droit et que tu en es fier. Mais pose-toi une question : Pourquoi dire la vérité ? Qu’est qui nous y oblige ? Et pourquoi faut-il considérer la sincérité comme une vertu ? Suppose que tu rencontres un fou qui affirme qu’il est un poisson et que nous sommes tous des poissons. Vas-tu te disputer avec lui ? Vas-tu te déshabiller devant lui pour lui montrer que tu n’as pas de nageoires ? Vas-tu lui dire en face ce que tu penses ? »
· Son frère se taisait, et Edouard poursuivit : « Si tu ne lui disais que la vérité, que ce que tu penses vraiment de lui, ça voudrait dire que tu consens à avoir une discussion sérieuse avec un fou et que tu es toi-même fou. C’est exactement la même chose avec le monde qui nous entoure. Si tu t’obstinais à lui dire la vérité en face, ça voudrait dire que tu le prends au sérieux. Et prendre au sérieux quelque chose d’aussi peu sérieux, c’est perdre soi-même tout son sérieux. Moi, je dois mentir pour ne pas prendre au sérieux des fous et ne pas devenir moi-même fou. » (p. 298)
· Le périple involontaire d’Edouard est en fait un cours sur la généalogie de la morale, et il découvre que derrière les grandes valeurs morales, il y a l’échec, le ressentiment et l’intérêt. À l’origine de la religion d’Alice, il y a la nationalisation de la boutique de son père; à l’origine des convictions politiques de la directrice, il y a un visage laid. Edouard n’est ni pire ni meilleur que les autres. Les compromis et les compromissions sont inévitables, mais lui au moins sait quand il ment, lui au moins fait un effort pour comprendre sa situation. Le seul qui soit vraiment honnête est le frère d’Edouard et c’est révélateur qu’il est contraint de vivre (heureux) loin de la société.
· Selon Koyré, l’homme moderne « baigne dans le mensonge, respire le mensonge, est soumis au mensonge à tous les instants de sa vie » (Koyré 1943). En même temps la qualité intellectuelle du mensonge moderne a évolué en sens inverse de son volume. Le mensonge s’adresse à la masse, et toute production, surtout quand il s’agit d’une production intellectuelle, destinée à la masse est obligée d’abaisser ses standards. Donc on voit les techniques les plus raffinées mises au service du contenu le plus grossier qui révèlent un mépris absolu de la vérité. « Mépris qui n’est égalé que par celui – qu’il implique – des facultés mentales de ceux à qui elle s’adresse, » ajoute Koyré2. Or « Edouard et Dieu » n’est pas une dénonciation du communisme ou du totalitarisme. Dans l’optique de Kundera, les régimes totalitaires n’ont fait que pousser jusqu’au bout certaines tendances, certaines attitudes, certaines techniques qui existaient bien avant eux et qui existeront sans doute bien après. Mais il est aussi évident qu’au-delà d’une certaine limite le mensonge change de caractère, créant par là une nouvelle situation humaine. Dans l’univers de Risibles amours, la notion même de « mensonge » n’a plus cours, puisqu’elle présuppose celle de la vérité, dont elle est censée être l’opposé et la négation, de même que la notion du faux présuppose celle du vrai. Mais comment combattre le faux quand il n’y a plus de vrai ? Où tracer la ligne entre le sérieux et le non-sérieux ? Continuer à croire au système en place serait aussi impossible que de se remettre à croire au père Noël. Or être totalement honnête envers le système– « vivre dans la vérité », selon le mot de Vaclav Havel – équivaut à un suicide social et relève d’un héroïsme dont la plupart des humains sont incapables.
· On ne peut donc pas dire ce que l’on en pense réellement, mais on recule également devant la grossière simplicité du mensonge. Reste le faux-semblant systématique, le mensonge qui garde une certaine ressemblance avec la vérité. Dans la première nouvelle de Risibles amours, « Personne ne va rire » , le protagoniste explique les principes derrière cette attitude somme toute paradoxale :
· - Vois-tu, Klara, dis-je, tu t’imagines qu’un mensonge en vaut un autre, mais tu as tort. Je peux m’inventer n’importe quoi, me payer la tête des gens, monter toutes sortes de mystifications, faire toutes sortes de blagues, je n’ai pas l’impression d’être un menteur; ces mensonges-là, si tu veux appeler cela des mensonges, c’est moi, tel que je suis; avec ces mensonges-là je dis en fait la vérité. Mais il y a des choses à propos desquelles je ne peux pas mentir. Il y a des choses que je connais à fond, dont j’ai compris le sens, et que j’aime. Je ne plaisante pas avec ces choses-là. Mentir là-dessus, ce serait m’abaisser moi-même, et je ne le peux pas, n’exige pas ça de moi, je ne le ferai pas. (Kundera, Risibles amours, pp. 48–49)
· Trahir son métier, cette dernière parcelle d’intégrité, revient à se laisser prendre aux filets de l’arrogante inauthenticité du système. Même ce personnage, blagueur, irréfléchi, mythomane, essaie donc, coûte que coûte, de maintenir un centre de gravité dans sa vie. Edouard, de son côté, découvre que c’est impossible. Son propre système de valeurs est corrompu par le non-sérieux ambiant. Ce qui est en jeu est l’intégrité de la personne. L’inauthenticité qui se dégage du système contamine tous les domaines de la vie. Le mensonge n’est pas en dehors de la vie quotidienne, mais à l’intérieur de celle-ci.
· L’engrenage comique
· L’intrigue d’ « Edouard et Dieu » reprend ostensiblement la mécanique bien rodée de la comédie de boulevard: la construction en 3 parties avec une exposition qui présente les personnages et place les éléments de l’intrigue; un deuxième acte riche en quiproquos où les péripéties se succèdent sans laisser de répit au personnage; un troisième acte où les méprises sont levées et la situation dénouée. Comme il se doit dans la comédie de boulevard, l’adultère est au centre de l’action, la quête, les écarts et les quiproquos érotiques constituant la force motrice du récit.
· « Hegel fait remarquer quelque part que, dans l’histoire universelle, les grands faits et les grands personnages se produisent, pour ainsi dire, deux fois. Il a oublié d’ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce » (Marx 1853, p. 172). La fameuse remarque de Marx constitue un bon point de départ pour comprendre les ressorts comiques d’ « Edouard et Dieu ». Marx combine en effet deux thèmes importants chez Kundera, le thème philosophique de la répétition et la question du comique.
· La répétition est un des ressorts essentiels de la comédie. « Du mécanique plaqué sur du vivant », (Bergson1938) disait Bergson dans son essai sur le rire. La répétition est un effet rhétorique éminemment visible, mais quel en est le sens ? La rhétorique à l’âge classique élabore le couple répétition émotive / répétition conative et lui attribue deux effets différents : soit la répétition exprime les passions du locuteur, soit elle cherche à imprimer quelque chose dans l’esprit de l’interlocuteur. Dans le premier cas, c’est la marque d’un discours mal maîtrisé, mais qui crée néanmoins un effet esthétique (notons par exemple la répétition des mots « fou » et « sérieux » quand Edouard se justifie auprès de son frère). Or chez Kundera, ces notions cèdent la place à la structure ironique de la répétition. La répétition, d’une manière quasiment magique, tend à critiquer, éroder et subvertir implicitement ce qui est répété; elle implique le déplacement et le déguisement.3
· La méthode de composition de Kundera est profondément structurée par la répétition. La poétique de Kundera est essentiellement une technique d’engendrement de l’altérité à travers la répétition. Si l’on prend la poétique de la tragédie classique elle place au cœur de la composition dramatique l’enchaînement nécessaire ou vraisemblable des actions. Tout le système de pensée est fondé sur l’idée de la mutation de la situation initiale; c’est une course au changement et, partant, une course au pire. La comédie kunderienne travaille également à engendrer de l’altérité, mais la mutation de la situation initiale s’opère à la faveur du retour du même et l’enchaînement des actions n’est nullement nécessaire, mais totalement imprévisible et arbitraire. L’action proprement dite d’ « Edouard et Dieu » n’est qu’une série répétitive parfaitement homogène – promenades avec Alice, visites à l’église, entretiens au bureau de la directrice – mais la répétition engendre la mutation. Voilà par exemple comment le narrateur raconte la deuxième foisqu’Edouard se rend au bureau de la directrice :
· […] lorsqu’Edouard fut de nouveau convié chez la directrice, le jeudi suivant, il s’y rendit avec une joviale assurance, car il était absolument persuadé que le charme de sa personne transformerait définitivement toute l’affaire de l’église en petit nuage de fumée. Mais c’est toujours ce qui se passe dans la vie : on s’imagine jouer son rôle dans une certaine pièce, et l’on ne soupçonne pas qu’on vous a discrètement changé le décor, si bien que l’on doit, sans s’en douter, se produire dans un autre spectacle. (Kundera 1970, pp. 286–287)
· Ce discret changement du décor est le ressort dramatique préféré de Kundera : on croit reconnaître une situation, mais quelque chose a changé imperceptiblement et les conséquences de cet infime déplacement sont incalculables. Par rapport à la conception classique de l’action, la différence est saisissante : La relation de cause à effet est complètement chaotique (souvenons-nous de Ludvik qui mettait en cause notre croyance que l’Histoire aurait un sens); la répétition change subrepticement l’identité des choses et des êtres et, par des explosions soudaines, les force à évoluer dans d’autres directions – autrement dit, les rendadultères.
· La connaissance charnelle
· L’érotisme chez Kundera est depuis longtemps devenu la tarte à la crème de la critique littéraire. Le thème a joué un rôle capital dans la réception de Kundera, notamment dans les pays anglo-saxons, où il est souvent considéré comme un obsédé sexuel amoral et misogyne – un auteur typiquement français en d’autres termes. « Chez vous, tout se termine toujours dans de grandes orgies », disait Philip Roth à Milan Kundera dans un entretien. Roth a raison dans la mesure où l’érotisme sert souvent à définir l’individu, mais dans un sens qu’il convient d’expliciter. La réponse de Kundera à Roth en donne d’ailleurs les premiers éléments :
· Maintenant que la sexualité n’est plus un tabou, sa pure description, les simples confessions sexuelles sont devenues étonnamment ennuyeuses. Comme Lawrence ou Henry Miller ont vieilli, avec leur poésie de l’obscénité ! Et pourtant certains textes pornographiques de Georges Bataille m’ont fait une impression inoubliable. Sans doute parce qu’ils ne sont pas lyriques, mais philosophiques. Vous avez raison de dire que tout se termine chez moi dans de grandes scènes érotiques. J’ai le sentiment qu’une scène d’amour physique irradie une lumière incroyablement vive qui dévoile brusquement la nature profonde des personnes et saisit toute leur situation existentielle. Hugo fait l’amour avec Tamina, et pendant ce temps elle pense désespérément aux vacances qu’elle a passées avec son défunt mari. La scène érotique est le foyer vers où convergent tous les thèmes de l’histoire et où se cache son plus profond secret.4
· Cela ne veut pourtant pas dire que les personnages sont réduits à leur biologie. La sexualité n’est précisément pas un fait seulement corporel ou génital, mais un phénomène qui appartient à cette nébuleuse de pulsions, d’ images, de fantaisies et d’ idées qui déterminent notre identité. Derrière le plaisir corporel, les personnages cherchent autre chose. La sexualité implique une curiosité qui est la métaphore (et peut-être même l’origine) de toute activité intellectuelle. Les rapports entre le corps et le savoir occupent depuis l’antiquité une place de choix dans la pensée occidentale. Quel est le rôle de la sensation dans l’accès à la connaissance? Les sensations sont-elles vraies ? Existe-t-il une faculté indépendante du corps qui nous permet d’accéder à un savoir vrai ? Et quel est le critère du vrai ? De ces interrogations fondamentales sont nées des théories qui ont façonné notre compréhension du monde et de nous-mêmes: le scepticisme, le sensualisme, le conventionnalisme et, plus important peut-être, le dualisme du corps et de l’âme.
· Ces questions sont extraordinairement présentes dans toute l’œuvre de Kundera. Le fait que trois des sept nouvelles de Risibles amours – « La pomme d’or de l’éternel désir », « Le colloque » et « Le docteur Havel 20 ans plus tard » - se déroulent dans un milieu médical est significatif en lui-même, la science médicale incarnant l’incessante quête du savoir de l’homme. Le corps est la source et le lieu du sens. À cet égard aussi, Kundera s’inscrit dans une longue tradition. Depuis l’incarnation du Christ, la notion de « la parole faite chair » est fondamentale dans la tradition occidentale. Le corps existe à la fois comme matérialité et comme signification.
· À mi-chemin entre nature et culture, le corps est en lui-même un thème parfaitement paradoxal doté de significations antinomiques: nous sommes notre corps, mais en même temps notre corps nous est étranger; le corps suscite le désir et provoque le dégoût; il est objet de plaisir, agent de souffrance et rappel de notre inévitable mortalité. Le corps, familier et étranger, est indissociablement lié à notre identité sans que nous comprenions pleinement les liens.
· C’est pourquoi le personnage du séducteur, s’imposant comme le mythe du romancier, est l’un des axes essentiels du système de réflexion de Kundera. A un premier niveau, les personnages cherchent l’aventure érotique, la variation des plaisirs pour tromper l’ennui, mais derrière la soif érotique, c’est le désir de connaître qui les force en avant. Dans L’insoutenable légèreté de l’être, le séducteur apparaît comme un explorateur lancé à la découverte du monde : « C’était (…) non pas le désir de volupté (la volupté venait pour ainsi dire en prime) mais le désir de s’emparer du monde (d’ouvrir au scalpel le corps gisant du monde) qui le jetait à la poursuite des femmes. » (Kundera 1984, p. 288) La sexualité, l’infini désir du corps de l’autre, est un projet épistémologique.
· Dans « Edouard et Dieu », les mêmes liens existent, mais la constellation en est différente. Au départ, Edouard ne cherche pas le savoir; il est à la recherche d’une aventure érotique. Cependant, comme il lui est impossible de parvenir à ses fins. Il doit passer par un long apprentissage des codes. Puisque c’est Dieu lui-même qui lui barre l’accès au corps d’Alice, Edouard commence à lire la Bible et à étudier les écrits théologiques pour affronter Alice avec ses propres armes:
· A partir du moment où l’homme suit l’élan de son être fervent et croyant, tout ce qu’il fait est bien et plaît à Dieu. C’est pourquoi saint Paul disait : Tout est pur pour ceux qui sont purs.
· A condition d’être pur, dit Alice.
· Et saint Augustin disait, poursuivait Edouard, Aime Dieu est fais ce que voudras. Comprends-tu Alice ? Aime Dieu est fais ce que voudras.
· Seulement, ce que tu veux n’est pas ce que je veux, répondit Alice, et Edouard comprit que pour cette fois son offensive théologique avait complètement échoué. (Kundera 1970, p. 267)
· Edouard est coincé entre deux désirs, son propre désir pour la belle Alice, et le désir de la repoussante directrice pour le corps d’Edouard. Les deux désirs représentent chacun une valeur absolue. C’est Dieu qui, avec son sixième commandement, rend la vie amoureuse d’Edouard si difficile; c’est le communisme qui, grâce à l’autorité dont sont investis ses fonctionnaires, rend le corps d’Edouard accessible à la directrice. Les deux corps de femme incarnent chacun une vérité et le chassé-croisé entre les deux devient pour Edouard une double initiation : il doit comprendre à la fois la religion pour convaincre Alice et le communisme pour naviguer dans les eaux troubles que constitue le désir de la directrice.
· Le nœud narratif de la nouvelle est constitué par le désir, le corps, les valeurs et la soif de savoir. L’élément essentiel dans la constitution de l’intrigue et de son sens est la narration des efforts de connaître et de posséder le corps, faisant du corps un lieu de la signification. Le terme épistémophilie trouve ici son application. Or l’ironie cruelle est que les efforts du personnage ne servent à rien et que chaque projet aboutit à son contraire. Edouard réussit à séduire Alice grâce au communisme : la mise en accusation par le comité disciplinaire de l’école fait d’Edouard un (faux) martyr, et c’est ce statut usurpé qui la séduit. De même Edouard réussit à coucher avec la directrice grâce à la religion. Au moment crucial, il a du mal à mobiliser l’excitation nécessaire (après tout il joue son avenir), et ce n’est qu’en voyant la directrice à travers l’image religieuse de la pècheresse humiliée qu’il arrive enfin à mener à bien sa séduction parodique : « Au moment où la directrice dit : « Mais ne nous soumets pas à la tentation », il se débarrassa à la hâte de tous ses vêtements. Quand elle dit « Amen », il la souleva violemment et la traîna sur le divan » (p. 297). Il n’y a aucun lien nécessaire ou même prévisible entre les idées et les actions, entre les actions et leurs conséquences. Les actes mêmes s’avèrent adultères. Ils échappent à leurs auteurs. Ils deviennent indépendants, ne cessant d’aller dans des directions imprévisibles et imprévues, échappant à tout contrôle, trahissant toute intention.
· La lecture adultère
· La péripétie centrale est le moment où, enfin, Alice se donne à Edouard, moment attendu depuis des mois et des semaines et à l’origine de tous les déboires d’Edouard. Après, Edouard n’arrive pas à dormir et il se rend compte qu’il n’éprouve aucune joie. La déception d’Edouard se laisse comprendre de plusieurs manières. Dans son livre Milan Kundera and Feminism: Dangerous Intersections (O’Brien 1995) John O’Brien formule une attaque en règle contre la représentation de la femme dans l’œuvre de Kundera; elle est, selon O’Brien stéréotypée et misogyne. O’Brien fait notamment l’analyse de quelques occurrences où un protagoniste mâle est frappé de mélancolie après l’amour (« Le jeu de l’autostop » de Risibles amours par exemple). Cette tristesse s’explique selon O’Brien par le fait que Kundera ne sort pas du vieux complexe de la Madone et de la putain, avatar chrétien de l’antique post coitum omne animal triste est : « One fundamental gender stereotype in Kundera’s work is a central stereotype of literature and culture, the perception of women as either Madonnas or whores » (O’Brien 1995, p. 4), écrit-il par exemple. « Edouard et Dieu » est une autre des pièces à charge :
· In the story “Edward and God”, many of the now-familiar stereotypes resurface. The two women in this story are opposites: one is repellent and promiscuous, and the other is beautiful, relatively passive, and utterly devoted to the purity demanded by her Christian God, “a God who was quite specific, comprehensible, and concrete: the God of No Fornication” (210). The event in the story revolves around the Madonna role; a young man pathetically attempts to seduce the chaste Alice and nearly loses his job in the process, all out of desire for a body that he knows is “utterly inaccessible to him”. (p. 5)
· Et un peu plus loin:
· With all the complex reversals in the story, Kundera never reverses the reliance on stereotypical roles for women. Instead, this story, like Kundera’s novels, characteristically swings from one extreme to the other, from the stunningly beautiful and chaste Alice to the stunningly unattractive and available directress. Alice eventually succumbs to Edward’s machinations and his advances, and the he rejects her. Having contradicted her role as Madonna, she must according to the misogynistic rule of thumb, become an abandoned whore (the only other role available, it seems, in a universe of oppositions). (p. 5)
· Mettons les choses au point. Il est vrai que la tradition judéo-chrétienne a scindé la femme en deux figures antagonistes – la Madone douce et pure et la femme perdu et corruptrice, nous enseignant que bonheurs maternel et sexuel sont antinomiques. La Madone incarne les valeurs essentielles du christianisme : maternité, tendresse, paix, pureté, pardon, alors que la frivolité, la basse et stupide matérialité de l’être humain, est le ressort de la putain. Au cours du 19e siècle la scission entre les deux figures s’accentue et s’approfondit. A la femme pure et rédemptrice, l’ange du foyer et la vièrge du romantisme succède la femme radicalement autre, les femmes de Klimt, de Munch, de Schiele, de tout le 19e siècle finissant, inquiétants représentants de la sexualité, du désir, de l’instinct et de l’irrationnel. Cette bizarre double exposition ne laisse évidemment que peu de place à l’épanouissement de la sexualité féminine.
· Le système de valeurs qui sous-tend cette vision de la femme est incroyablement loin du système de valeurs de Kundera. Chez Kundera, le thème de la promiscuité et de l’adultère apparaît souvent et toujours totalement dépourvu de connotations péjoratives ou moralisatrices. La promiscuité d’Edouard peut paraître ridicule de même que le désir de la directrice, mais ni l’un ni l’autre ne sont condamnables en eux-mêmes. Chez Kundera, l’érotisme se situe au-delà du bien et du mal; les activités érotiques de l’être humain ne relèvent pas de la morale, mais de la philosophie.
· Paradoxalement O’Brien reprend les prémisses même de la tradition qu’il croit pourfendre : pour lui aussi, la sexualité est avant tout un problème moral. O’Brien fait semblant d’adopter un point de vue féministe, mais dans son argumentation il ne cesse de lier la sexualité féminine et la déchéance. Pour imposer sa propre vision morale sur un texte qui y résiste totalement, O’Brien doit constamment forcer le trait. Une jeune fille qui ne veut pas coucher avec son petit ami devient donc « une Madone » (bien qu’aucune des qualités associées à la Madone, sauf l’abstinence sexuelle, ne soit pertinente dans la nouvelle). Selon O’Brien, Edouard est incapable de voir les femmes autrement que comme des madones ou des putes. (Il n’y a aucune allusion à ces notions dans le texte. En réalité, Edouard ne se soucie ni de la pureté ni de la virginité d’Alice; au contraire : il veut juste faire l’amour avec elle et il est profondément agacé par le refus têtu auquel il se heurte.) Quand ils ont fait l’amour, la Madone se transforme aux yeux d’Edouard en putain(Edouard n’a jamais considéré Alice comme une « Madone » , et il ne la considère pas non plus comme une « putain » ; toute cette taxinomie fondée sur la morale chrétienne et petite-bourgeoise est foncièrement étrangère à l’univers de la nouvelle.) De même la directrice de l’école occupe le rôle de “putain” dans le système d’O’Brien. (Toujours le même ton hystérique : une femme qui ne veut pas faire l’amour est une madone; une femme qui veut faire l’amour est une putain.) Elle est « promiscuous » et « libidinous. » (Ces qualifications ne sont ni fondées ni justes; en fait tout porte à croire que la directrice n’a pas de vie sexuelle à part ses rares rencontres avec Edouard. Ici, les présupposés d’O’Brien deviennent de plus en plus clairs : Qu’une femme manifeste son désir sexuel suffit pour la qualifier de putain. C’est donc O’Brien – et non pas Kundera ou Edouard – qui est atteint du syndrome de la madone et de la putain).
· Pour faire coller son analyse, O’Brien est contraint de lire complètement de travers la scène centrale de la nouvelle. Après l’amour, Alice sort de son rôle de madone et se voit (« according to the misogynistic rule of thumb ») rejetée dans celui de « putain abandonnée ». On croit rêver ! Voilà ce que dit le texte :
· Ensuite, elle se blottit contre sa poitrine et s’endormit rapidement, tandis qu’Edouard resta longtemps éveillé et se rendit compte qu’il n’éprouvait aucune joie. Il essayait de se représenter Alice (pas son apparence physique mais si possible son être dans son essence) et il comprit subitement qu’il ne la voyait que diffuse.
· Le lendemain au soir ils rentrent de leur weekend ensemble en amoureux. Edouard continue à désirer le beau corps d’Alice, et il se moque complètement de la morale. Mais leur acte d’amour a été pour Edouard le couronnement de son parcours initiatique. Il a dû se confronter aux Vérités absolues de l’époque et il a découvert qu’elles ne sont que des coquilles vides, des simulacres, des vérités qui cachent qu’il n’y en a pas. Les sens anciens subsistent, mais ils sont frappés d’asthénie, d’insuffisance, d’irréalité. Après l’amour, Edouard se rend compte que le dernier élément cohérent de ce monde, c’était paradoxalement Alice et sa foi : « La belle simplicité de son physique semblait correspondre à la simplicité élémentaire de sa foi, et la simplicité de son destin semblait être la raison de son attitude » (Kundera 1970, p. 296). Il ne condamne pas Alice pour avoir fait l’amour avec lui; mais il comprend que tout est arrivé pour les mauvaises raisons. Sur le chemin du retour, il fait le point :
· … il comprenait avec tristesse (les roues frappaient idylliquement les joints des rails) que l’aventure amoureuse qu’il venait de vivre avec Alice était dérisoire, faite de hasards et d’erreurs, dépourvue de sérieux et de sens : il écoutait les paroles d’Alice, il voyait ses gestes (elle pressait sa main) et il se disait que c’étaient des signes sans signification, des billets de banque sans couverture, des poids en papier, qu’il ne pouvait pas leur accorder plus de valeur que Dieu ne pouvait pas leur accorder à la prière de la directrice nue; et il se dit tout à coup que tous les gens qu’il côtoyait dans cette ville n’étaient en réalité que des lignes absorbées dans une feuille de papier buvard, des êtres aux attitudes interchangeables, des créatures sans substance solide : mais ce qui était pire, ce qui était bien pire (se dit-il ensuite), c’est qu’il n’était lui-même que l’ombre de tous ces personnages-ombres, car il épuisait toutes les ressources de son intelligence dans le seul dessein de s’adapter à eux et de les imiter, et il avait beau les imiter avec un rire intérieur, sans les prendre au sérieux, il avait beau s’efforcer par là de les ridiculiser en secret (et de justifier ainsi son effort d’adaptation), cela ne changeait rien, car une imitation, même malveillante, est encore une imitation, même une ombre qui ricane est encore une ombre, une chose seconde, dérivée, misérable. (p. 300)
· Voilà l’interprétation nihiliste et élégiaque que donne Edouard de son aventure. On est ici à mille lieues du complexe de la madone et de la putain (qui, à vrai dire, n’existe que dans la tête d’O’Brien). La chute n’est pas morale, mais existentielle et ce n’est pas Alice – qui est curieusement absente du passage – mais Edouard qui tombe. L’inauthenticité omniprésente l’a contaminé et l’a laissé avec rien. Kundera ne pense pas dans le cadre traditionnel défini par les deux figures féminines antinomiques. En revanche il reprend (et c’est peut-être ce qui explique l’interprétation d’O’Brien) le lien ancien entre corps et connaissance : Edouard prend conscience de la réalité de sa situation après avoir fait l’amour avec Alice.
· Pourquoi reprendre l’analyse d’O’Brien ? O’Brien est intéressant parce qu’il est représentatif d’une certaine critique toujours à l’affût de la faute morale. Or quand nous montrons quelqu’un du doigt, il y a 3 doigts qui pointent dans notre propre direction. Tout compte fait, ce n’est ici ni « Edouard et Dieu » ni Kundera, mais les fondements interprétatifs du critique lui-même qui sont stéréotypés et qui réduisent le texte à un navrant amas de clichés. La technique est toujours la même : sur la base d’une œuvre, le critique invente sa propre œuvre, faite de rapprochements rapides et d’idées reçues, après quoi il condamne l’auteur pour l’indigence de sa vision du monde.
· L’adultère comme rapport fondamental
· Or la lecture d’O’Brien est également intéressante dans la perspective qui nous intéresse ici. On sait que l’œuvre littéraire est orpheline dès sa conception; elle doit faire son chemin toute seule de par le monde et elle n’a pas à être fidèle aux intentions de l’auteur, qui n’exerce dorénavant qu’une autorité toute relative. On découvre que le même espace s’ouvre entre le texte et son lecteur. Celui-ci, aussi appliqué et aussi sérieux soit-il, n’est en fait pas déterminé dans sa lecture par ce que dit le texte; il n’a pas fait v