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La relation des relations

La permanence de ces cinq rapports entre un individu et le temps qui passe est détruite par une mobilité propre à chaque terme sans concomitance d’un dynamisme général. Et le substrat ou suppôt de la possible relation permanenten’existe pas lui-même : le héros ne conte jamais sa propre histoire antérieure à la plaisanterie. On ne connaît sa participation communiste que par son exclusion : aucune donnée idéologique, sociale ni familiale ne guide vers une interprétation. L’histoire s’absente de cette chronique sans sujet. La proportion des temps, l’évolution ne peut s’y trouver. Pourtant du sens vient à cette contingence.

Sabine Rommevaux a relevé une étonnante élaboration[8] Thomas Bradwardine, Traité des rapports entre les rapidités...[8]de la mathématique du 14e siècle, celle de relation de relations (ou de rapport de rapports) qui m’aide à comprendre ce que Kundera a fait de ce chaos. Entre ces divers termes relationnels (vengeance, rencontre, transcendance, identité et plaisanterie), il suggère un rapport de rapports.

Certes la chose n’est pas neuve et peut même paraître suspecte, en orientant vers le « roman à thèse ». Et ce qu’on nomme philosophie de l’histoire vise à trouver ce rapport au second degré sous la forme d’une formule universelle, dressée en situation : que l’on pense à la dialectique du maître et de l’esclave dans laPhénoménologie de l’Esprit de Hegel ou à ses vulgarisations ou variations (la lutte des classes de Marx ou l’opposition entre amis et ennemis chez Carl Schmitt). Ces hypothèses ont vécu, emportées par la fragilité de leur fondement phylogénétique, de leur prétention à fonder la mutation de l’espèce humaine sur une narration originelle, sans substance ni preuve. L’avantage du romancier est de travailler en termes d’ontogénèse en se fondant non sur le devenir d’une espèce, mais sur un cas d’espèce : les principes de production et de mutation des personnages dépendent de l’être que leur donne le romancier, qui ne dupe pas le lecteur, car il protège son activité en la qualifiant de romancière. Le fondement du roman est hypothético-déductif. Freud n’a pu conjurer les sirènes phylogénétiques (on pense à la fameuse horde primitive), si prégnantes et persistantes chez lui, qu’en bouchant ses oreilles de la cire de la fable œdipienne.

Ce dernier rapprochement n’est pas vain : c’est en métapsychologue que Kundera présente en son roman les diverses occurrences de ce que je nomme le principe de quérulence focalisée[9] Bien entendu, on peut trouver là une version laïque...[9], la constante sociale à se plaindre de l’existence, des phénomènes inquiétants ou pénibles en leur assignant un responsable, sinon un coupable. Ce processus, qui tourne au procès s’oppose alors à l’action qui produit une distance individuelle, une résistance singulière, qui se manifeste chez Ludvik et chez le romancier. L’existence sociale ne se soutient et ne se supporte que si l’on désigne ceux dont on se dit la victime, en tous domaines. La plainte est peut-être l’objet le plus aisé à partager en collectivité, car il joue de façon indéfinie sur les ambivalences de son objet : c’est le tissu élastique du social. L’autre, les autres, en bref la totalité sociale se plaignent et orientent la plainte vers une cible. L’objet privilégié de cette orientation est l’existence du singulier, du quant à soi. En ce sens, un des paradoxes de La Plaisanterie est de déceler la présence peu visible du ciment social dans les fragmentations individuelles. Avant même l’épisode de la plaisanterie, « parfois (sportivement plus que par appréhension véritable), je m’élevais contre les accusations d’individualisme et j’exigeais des preuves de mes camarades d’études. De particulièrement concrètes, ils n’en avaient pas. Ils disaient “parce que tu te conduis comme ça”. – Je me conduis comment ? demandais-je. – Tu as tout le temps un drôle de sourire. – Et alors, j’exprime ma joie ! – Non, tu souris comme si tu pensais quelque chose que tu gardes quelque pour toi » (p. 188).




Date: 2015-12-24; view: 735


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