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Le tour du monde en 80 jours

Jules Verne

Chapitre 1

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG ET PASSEPARTOUT S’ACCEPTENT RECIPROQUEMENT, L’UN COMME

MAITRE, L’AUTRE COMME DOMESTIQUE.

En l’année 1872, la maison portant le numéro 7 de Saville-row, Burlington Gardens, —

maison dans laquelle Shéridan mourut en 1814, — était habitée par Phileas Fogg, esq., l’un

des membres les plus singuliers et les plus remarqués du Reform-Club de Londres, bien qu’il

semblât prendre à tâche de ne rien faire qui pût attirer l’attention.

À l’un des plus grands orateurs qui honorent l’Angleterre, succédait donc ce Phileas Fogg,

personnage énigmatique, dont on ne savait rien, sinon que c’était un fort galant homme et l’un des plus beaux gentlemen de la haute société anglaise.

On disait qu’il ressemblait à Byron, – par la tête, car il était irréprochable quant aux pieds, –

mais un Byron à moustaches et à favoris, un Byron impassible, qui aurait vécu mille ans sans

vieillir.

Anglais, à coup sûr, Phileas Fogg n’était peut-être pas londonner. On ne l’avait jamais vu ni à la bourse, ni à la banque, ni dans aucun des comptoirs de la cité. Ni les bassins ni les docks de Londres n’avaient jamais reçu un navire ayant pour armateur Phileas Fogg. Ce gentleman ne

figurait dans aucun comité d’administration. Son nom n’avait jamais retenti dans un collège

d’avocats, ni au temple, ni à Lincoln’s-Inn, ni à Gray’s-Inn. Jamais il ne plaida ni à la cour du chancelier, ni au banc de la reine, ni à l’échiquier, ni en cour ecclésiastique. Il n’était ni industriel, ni négociant, ni marchand, ni agriculteur. Il ne faisait partie ni de l’ Institution royale de la Grande-Bretagne, ni de l’ Institution de Londres, ni de l’ Institution des Artisans, ni de l’ Institution Russell, ni de l’ Institution littéraire de l’Ouest, ni de l’ Institution du Droit, ni de cette Institution des Arts et des Sciences réunis, qui est placée sous le patronage direct de Sa Gracieuse Majesté. Il n’appartenait enfin à aucune des nombreuses sociétés qui

pullulent dans la capitale de l’Angleterre, depuis la Société de l’Armonica jusqu’à la Société entomologique, fondée principalement dans le but de détruire les insectes nuisibles.

Phileas Fogg était membre du Reform-Club, et voilà tout.

À qui s’étonnerait de ce qu’un gentleman aussi mystérieux comptât parmi les membres de

cette honorable association, on répondra qu’il passa sur la recommandation de MM. Baring

frères, chez lesquels il avait un crédit ouvert. De là une certaine « surface » , due à ce que ses chèques étaient régulièrement payés à vue par le débit de son compte courant invariablement



créditeur.

Ce Phileas Fogg était-il riche ? Incontestablement. Mais comment il avait fait fortune, c’est ce que les mieux informés ne pouvaient dire, et Mr. Fogg était le dernier auquel il convînt de

s’adresser pour l’apprendre. En tout cas, il n’était prodigue de rien, mais non avare, car

partout où il manquait un appoint pour une chose noble, utile ou généreuse, il l’apportait

silencieusement et même anonymement.

En somme, rien de moins communicatif que ce gentleman. Il parlait aussi peu que possible, et

semblait d’autant plus mystérieux qu’il était silencieux. Cependant sa vie était à jour, mais ce qu’il faisait était si mathématiquement toujours la même chose, que l’imagination,

mécontente, cherchait au delà.

Avait-il voyagé ? C’était probable, car personne ne possédait mieux que lui la carte du monde.

Il n’était endroit si reculé dont il ne parût avoir une connaissance spéciale. Quelquefois, mais en peu de mots, brefs et clairs, il redressait les mille propos qui circulaient dans le club au sujet des voyageurs perdus ou égarés ; il indiquait les vraies probabilités, et ses paroles

s’étaient trouvées souvent comme inspirées par une seconde vue, tant l’événement finissait

toujours par les justifier. C’était un homme qui avait dû voyager partout, – en esprit, tout au moins.

Ce qui était certain toutefois, c’est que, depuis de longues années, Phileas Fogg n’avait pas quitté Londres. Ceux qui avaient l’honneur de le connaître un peu plus que les autres

attestaient que, – si ce n’est sur ce chemin direct qu’il parcourait chaque jour pour venir de sa maison au club, – personne ne pouvait prétendre l’avoir jamais vu ailleurs. Son seul passe-temps était de lire les journaux et de jouer au whist. À ce jeu du silence, si bien approprié à sa nature, il gagnait souvent, mais ses gains n’entraient jamais dans sa bourse et figuraient pour une somme importante à son budget de charité. D’ailleurs, il faut le remarquer, Mr. Fogg

jouait évidemment pour jouer, non pour gagner. Le jeu était pour lui un combat, une lutte

contre une difficulté, mais une lutte sans mouvement, sans déplacement, sans fatigue, et cela allait à son caractère.

On ne connaissait à Phileas Fogg ni femme ni enfants, – ce qui peut arriver aux gens les plus honnêtes, – ni parents ni amis, – ce qui est plus rare en vérité. Phileas Fogg vivait seul dans sa maison de Saville-row, où personne ne pénétrait. De son intérieur, jamais il n’était question.

Un seul domestique suffisait à le servir. Déjeunant, dînant au club à des heures

chronométriquement déterminées, dans la même salle, à la même table, ne traitant point ses

collègues, n’invitant aucun étranger, il ne rentrait chez lui que pour se coucher, à minuit

précis, sans jamais user de ces chambres confortables que le Reform-Club tient à la

disposition des membres du cercle. Sur vingt-quatre heures, il en passait dix à son domicile, soit qu’il dormît, soit qu’il s’occupât de sa toilette. S’il se promenait, c’était invariablement, d’un pas égal, dans la salle d’entrée parquetée en marqueterie, ou sur la galerie circulaire, au-dessus de laquelle s’arrondit un dôme à vitraux bleus, que supportent vingt colonnes ioniques en porphyre rouge. S’il dînait ou déjeunait, c’étaient les cuisines, le garde-manger, l’office, la poissonnerie, la laiterie du club, qui fournissaient à sa table leurs succulentes réserves ;

c’étaient les domestiques du club, graves personnages en habit noir, chaussés de souliers à

semelles de molleton, qui le servaient dans une porcelaine spéciale et sur un admirable linge en toile de Saxe ; c’étaient les cristaux à moule perdu du club qui contenaient son sherry, son porto ou son claret mélangé de cannelle, de capillaire et de cinnamome ; c’était enfin la glace du club – glace venue à grands frais des lacs d’Amérique – qui entretenait ses boissons dans

un satisfaisant état de fraîcheur.

Si vivre dans ces conditions, c’est être un excentrique, il faut convenir que l’excentricité a du bon !

La maison de Saville-row, sans être somptueuse, se recommandait par un extrême confort.

D’ailleurs, avec les habitudes invariables du locataire, le service s’y réduisait à peu. Toutefois, Phileas Fogg exigeait de son unique domestique une ponctualité, une régularité

extraordinaires. Ce jour-là même, 2 octobre, Phileas Fogg avait donné son congé à James

Forster, – ce garçon s’étant rendu coupable de lui avoir apporté pour sa barbe de l’eau à

quatre-vingt-quatre degrés Fahrenheit au lieu de quatre-vingt-six, – et il attendait son

successeur, qui devait se présenter entre onze heures et onze heures et demie.

Phileas Fogg, carrément assis dans son fauteuil, les deux pieds rapprochés comme ceux d’un

soldat à la parade, les mains appuyées sur les genoux, le corps droit, la tête haute, regardait marcher l’aiguille de la pendule, – appareil compliqué qui indiquait les heures, les minutes, les secondes, les jours, les quantièmes et l’année. À onze heures et demie sonnant, Mr. Fogg

devait, suivant sa quotidienne habitude, quitter la maison et se rendre au Reform-Club.

En ce moment, on frappa à la porte du petit salon dans lequel se tenait Phileas Fogg.

James Forster, le congédié, apparut.

« Le nouveau domestique, » dit-il.

Un garçon âgé d’une trentaine d’années se montra et salua.

« Vous êtes français et vous vous nommez John ? Lui demanda Phileas Fogg.

— Jean, n’en déplaise à monsieur, répondit le nouveau venu, Jean Passepartout, un surnom

qui m’est resté, et que justifiait mon aptitude naturelle à me tirer d’affaire. Je crois être un honnête garçon, monsieur, mais, pour être franc, j’ai fait plusieurs métiers. J’ai été chanteur ambulant, écuyer dans un cirque, faisant de la voltige comme Léotard, et dansant sur la corde comme Blondin ; puis je suis devenu professeur de gymnastique, afin de rendre mes talents

plus utiles, et, en dernier lieu, j’étais sergent de pompiers, à Paris. J’ai même dans mon

dossier des incendies remarquables. Mais voilà cinq ans que j’ai quitté la France et que,

voulant goûter de la vie de famille, je suis valet de chambre en Angleterre. Or, me trouvant

sans place et ayant appris que Monsieur Phileas Fogg était l’homme le plus exact et le plus

sédentaire du Royaume-Uni, je me suis présenté chez monsieur avec l’espérance d’y vivre

tranquille et d’oublier jusqu’à ce nom de Passepartout...

— Passepartout me convient, répondit le gentleman. Vous m’êtes recommandé. J’ai de bons

renseignements sur votre compte. Vous connaissez mes conditions ?

— Oui, monsieur.

— Bien. Quelle heure avez-vous ?

— Onze heures vingt-deux, répondit Passepartout, en tirant des profondeurs de son gousset

une énorme montre d’argent.

— Vous retardez, dit Mr. Fogg.

— Que monsieur me pardonne, mais c’est impossible.

— Vous retardez de quatre minutes. N’importe. Il suffit de constater l’écart. Donc, à partir de ce moment, onze heures vingt-neuf du matin, ce mercredi 2 octobre 1872, vous êtes à mon

service. »

Cela dit, Phileas Fogg se leva, prit son chapeau de la main gauche, le plaça sur sa tête avec un mouvement d’automate et disparut sans ajouter une parole.

Passepartout entendit la porte de la rue se fermer une première fois : c’était son nouveau

maître qui sortait ; puis une seconde fois : c’était son prédécesseur, James Forster, qui s’en allait à son tour.

Passepartout demeura seul dans la maison de Saville-row.

Chapitre 2

OU PASSEPARTOUT EST CONVAINCU QU’IL A ENFIN TROUVE SON IDEAL.

« Sur ma foi, se dit Passepartout, un peu ahuri tout d’abord, j’ai connu chez Mme Tussaud des bonshommes aussi vivants que mon nouveau maître ! »

Il convient de dire ici que les « bonshommes » de Mme Tussaud sont des figures de cire, fort

visitées à Londres, et auxquelles il ne manque vraiment que la parole.

Pendant les quelques instants qu’il venait d’entrevoir Phileas Fogg, Passepartout avait

rapidement, mais soigneusement examiné son futur maître. C’ était un homme qui pouvait

avoir quarante ans, de figure noble et belle, haut de taille, que ne déparait pas un léger

embonpoint, blond de cheveux et de favoris, front uni sans apparences de rides aux tempes,

figure plutôt pâle que colorée, dents magnifiques. Il paraissait posséder au plus haut degré ce que les physionomistes appellent « le repos dans l’action » , faculté commune à tous ceux qui font plus de besogne que de bruit. Calme, flegmatique, l’œil pur, la paupière immobile, c’était le type achevé de ces anglais à sang-froid qui se rencontrent assez fréquemment dans le

royaume-uni, et dont Angelica Kauffmann a merveilleusement rendu sous son pinceau

l’attitude un peu académique. Vu dans les divers actes de son existence, ce gentleman donnait l’idée d’un être bien équilibré dans toutes ses parties, justement pondéré, aussi parfait qu’un chronomètre de Leroy ou de Earnshaw. C’est qu’en effet, Phileas Fogg était l’exactitude

personnifiée, ce qui se voyait clairement à « l’expression de ses pieds et de ses mains » , car chez l’homme, aussi bien que chez les animaux, les membres eux-mêmes sont des organes

expressifs des passions.

Phileas Fogg était de ces gens mathématiquement exacts, qui, jamais pressés et toujours prêts, sont économes de leurs pas et de leurs mouvements. Il ne faisait pas une enjambée de trop,

allant toujours par le plus court. Il ne perdait pas un regard au plafond. Il ne se permettait aucun geste superflu. On ne l’avait jamais vu ému ni troublé. C’était l’homme le moins hâté

du monde, mais il arrivait toujours à temps. Toutefois, on comprendra qu’il vécût seul et pour ainsi dire en dehors de toute relation sociale. Il savait que dans la vie il faut faire la part des frottements, et comme les frottements retardent, il ne se frottait à personne.

Quant à Jean, dit Passepartout, un vrai parisien de Paris, depuis cinq ans qu’il habitait

l’Angleterre et y faisait à Londres le métier de valet de chambre, il avait cherché vainement un maître auquel il pût s’attacher.

Passepartout n’était point un de ces frontins ou mascarilles qui, les épaules hautes, le nez au vent, le regard assuré, l’œil sec, ne sont que d’impudents drôles. Non. Passepartout était un brave garçon, de physionomie aimable, aux lèvres un peu saillantes, toujours prêtes à goûter

ou à caresser, un être doux et serviable, avec une de ces bonnes têtes rondes que l’on aime à voir sur les épaules d’un ami. Il avait les yeux bleus, le teint animé, la figure assez grasse pour qu’il pût lui-même voir les pommettes de ses joues, la poitrine large, la taille forte, une

musculature vigoureuse, et il possédait une force herculéenne que les exercices de sa jeunesse avaient admirablement développée. Ses cheveux bruns étaient un peu rageurs. Si les

sculpteurs de l’antiquité connaissaient dix-huit façons d’arranger la chevelure de Minerve,

Passepartout n’en connaissait qu’une pour disposer la sienne : trois coups de démêloir, et il était coiffé.

De dire si le caractère expansif de ce garçon s’accorderait avec celui de Phileas Fogg, c’est ce que la prudence la plus élémentaire ne permet pas. Passepartout serait-il ce domestique

foncièrement exact qu’il fallait à son maître ? On ne le verrait qu’à l’user. Après avoir eu, on le sait, une jeunesse assez vagabonde, il aspirait au repos. Ayant entendu vanter le

méthodisme anglais et la froideur proverbiale des gentlemen, il vint chercher fortune en

Angleterre. Mais, jusqu’alors, le sort l’avait mal servi. Il n’avait pu prendre racine nulle part.

Il avait fait dix maisons. Dans toutes, on était fantasque, inégal, coureur d’ aventures ou

coureur de pays, — ce qui ne pouvait plus convenir à Passepartout. Son dernier maître, le

jeune lord Longsferry, membre du parlement, après avoir passé ses nuits dans les « oysters-

rooms » d’Hay-Market, rentrait trop souvent au logis sur les épaules des policemen.

Passepartout, voulant avant tout pouvoir respecter son maître, risqua quelques respectueuses

observations qui furent mal reçues, et il rompit. Il apprit, sur les entrefaites, que Phileas Fogg, esq., cherchait un domestique. Il prit des renseignements sur ce gentleman. Un personnage

dont l’existence était si régulière, qui ne découchait pas, qui ne voyageait pas, qui ne

s’absentait jamais, pas même un jour, ne pouvait que lui convenir. Il se présenta et fut admis dans les circonstances que l’on sait.

Passepartout — onze heures et demie étant sonnées — se trouvait donc seul dans la maison de

Saville-row. Aussitôt il en commença l’inspection. Il la parcourut de la cave au grenier. Cette maison propre, rangée, sévère, puritaine, bien organisée pour le service, lui plut. Elle lui fit l’effet d’une belle coquille de colimaçon, mais d’une coquille éclairée et chauffée au gaz ! Car l’hydrogène carburé y suffisait à tous les besoins de lumière et de chaleur. Passepartout trouva sans peine, au second étage, la chambre qui lui était destinée. Elle lui convint. Des timbres électriques et des tuyaux acoustiques la mettaient en communication avec les appartements de

l’entresol et du premier étage. Sur la cheminée, une pendule électrique correspondait avec la pendule de la chambre à coucher de Phileas Fogg, et les deux appareils battaient au même

instant la même seconde.

« Cela me va, cela me va ! » se dit Passepartout.

Il remarqua aussi, dans sa chambre, une notice affichée au-dessus de la pendule. C’était le

programme du service quotidien. Il comprenait — depuis huit heures du matin, heure

réglementaire à laquelle se levait Phileas Fogg, jusqu’à onze heures et demie, heure à laquelle il quittait sa maison pour aller déjeuner au Reform-Club — tous les détails du service, le thé et les rôties de huit heures vingt-trois, l’eau pour la barbe de neuf heures trente-sept, la

coiffure de dix heures moins vingt, etc. Puis de onze heures et demie du matin à minuit, —

heure à laquelle se couchait le méthodique gentleman, — tout était noté, prévu, régularisé.

Passepartout se fit une joie de méditer ce programme et d’en graver les divers articles dans

son esprit.

Quant à la garde-robe de monsieur, elle était fort bien montée et merveilleusement comprise.

Chaque pantalon, habit ou gilet portait un numéro d’ordre reproduit sur un registre d’entrée et de sortie, indiquant la date à laquelle, suivant la saison, ces vêtements devaient être tour à tour portés. Même réglementation pour les chaussures.

En somme, dans cette maison de Saville-row, — qui devait être le temple du désordre à

l’époque de l’illustre mais dissipé Shéridan, — ameublement confortable, annonçant une belle

aisance. Pas de bibliothèque, pas de livres, qui eussent été sans utilité pour Mr. Fogg, puisque le Reform-Club mettait à sa disposition deux bibliothèques, l’une consacrée aux lettres,

l’autre au droit et à la politique. Dans la chambre à coucher, un coffre-fort de moyenne

grandeur, que sa construction défendait aussi bien de l’incendie que du vol. Point d’armes

dans la maison, aucun ustensile de chasse ou de guerre. Tout y dénotait les habitudes les plus pacifiques.

Après avoir examiné cette demeure en détail, Passepartout se frotta les mains, sa large figure s’épanouit, et il répéta joyeusement :

« Cela me va ! Voilà mon affaire ! Nous nous entendrons parfaitement, Mr. Fogg et moi ! Un

homme casanier et régulier ! Une véritable mécanique ! Eh bien, je ne suis pas fâché de servir une mécanique ! »

Chapitre 3

OU S’ENGAGE UNE CONVERSATION QUI POURRA COUTER CHER A PHILEAS FOGG.

Phileas Fogg avait quitté sa maison de Saville-row à onze heures et demie, et, après avoir

placé cinq cent soixante-quinze fois son pied droit devant son pied gauche et cinq cent

soixante-seize fois son pied gauche devant son pied droit, il arriva au Reform-Club, vaste

édifice, élevé dans Pall-Mall, qui n’a pas coûté moins de trois millions à bâtir.

Phileas Fogg se rendit aussitôt à la salle à manger, dont les neuf fenêtres s’ouvraient sur un beau jardin aux arbres déjà dorés par l’ automne. Là, il prit place à la table habituelle où son couvert l’attendait. Son déjeuner se composait d’un hors-d’œuvre, d’un poisson bouilli relevé d’une « reading sauce » de premier choix, d’un roastbeef écarlate agrémenté de condiments

« mushroom » , d’un gâteau farci de tiges de rhubarbe et de groseilles vertes, d’un morceau de chester, — le tout arrosé de quelques tasses de cet excellent thé, spécialement recueilli pour l’office du Reform-Club.

À midi quarante-sept, ce gentleman se leva et se dirigea vers le grand salon, somptueuse

pièce, ornée de peintures richement encadrées. Là, un domestique lui remit le Times non coupé, dont Phileas Fogg opéra le laborieux dépliage avec une sûreté de main qui dénotait une grande habitude de cette difficile opération. La lecture de ce journal occupa Phileas Fogg

jusqu’à trois heures quarante-cinq, et celle du Standard — qui lui succéda — dura jusqu’au dîner. Ce repas s’accomplit dans les mêmes conditions que le déjeuner, avec adjonction de

« royal british sauce » .

À six heures moins vingt, le gentleman reparut dans le grand salon et s’absorba dans la lecture du Morning-Chronicle.

Une demi-heure plus tard, divers membres du Reform-Club faisaient leur entrée et

s’approchaient de la cheminée, où brûlait un feu de houille. C’étaient les partenaires habituels de Mr. Phileas Fogg, comme lui enragés joueurs de whist : l’ingénieur Andrew Stuart, les

banquiers John Sullivan et Samuel Fallentin, le brasseur Thomas Flanagan, Gauthier Ralph,

un des administrateurs de la Banque d’Angleterre, — personnages riches et considérés, même

dans ce club qui compte parmi ses membres les sommités de l’ industrie et de la finance.

« Eh bien, Ralph, demanda Thomas Flanagan, où en est cette affaire de vol ?

— Eh bien, répondit Andrew Stuart, la banque en sera pour son argent.

— J’espère, au contraire, dit Gauthier Ralph, que nous mettrons la main sur l’auteur du vol.

Des inspecteurs de police, gens fort habiles, ont été envoyés en Amérique et en Europe, dans

tous les principaux ports d’embarquement et de débarquement, et il sera difficile à ce

monsieur de leur échapper.

— Mais on a donc le signalement du voleur ? demanda Andrew Stuart.

— D’abord, ce n’est pas un voleur, répondit sérieusement Gauthier Ralph.

— Comment, ce n’est pas un voleur, cet individu qui a soustrait cinquante-cinq mille livres en bank-notes (1 million 375,000 francs) ?

— Non, répondit Gauthier Ralph.

— C’est donc un industriel ? dit John Sullivan.

— le Morning-Chronicle assure que c’est un gentleman. »

Celui qui fit cette réponse n’était autre que Phileas Fogg, dont la tête émergeait alors du flot de papier amassé autour de lui. En même temps, Phileas Fogg salua ses collègues, qui lui

rendirent son salut.

Le fait dont il était question, que les divers journaux du Royaume-Uni discutaient avec ardeur, s’était accompli trois jours auparavant, le 29 septembre. Une liasse de bank-notes, formant

l’énorme somme de cinquante-cinq mille livres, avait été prise sur la tablette du caissier

principal de la Banque d’Angleterre.

À qui s’étonnait qu’un tel vol eût pu s’accomplir aussi facilement, le sous-gouverneur

Gauthier Ralph se bornait à répondre qu’à ce moment même, le caissier s’occupait

d’enregistrer une recette de trois shillings six pence, et qu’on ne saurait avoir l’œil à tout.

Mais il convient de faire observer ici — ce qui rend le fait plus explicable — que cet

admirable établissement de « Bank of England » paraît se soucier extrêmement de la dignité

du public. Point de gardes, point d’invalides, point de grillages ! L’or, l’argent, les billets sont exposés librement et pour ainsi dire à la merci du premier venu. On ne saurait mettre en

suspicion l’honorabilité d’un passant quelconque. Un des meilleurs observateurs des usages

anglais raconte même ceci : dans une des salles de la banque où il se trouvait un jour, il eut la curiosité de voir de plus près un lingot d’or pesant sept à huit livres, qui se trouvait exposé sur la tablette du caissier ; il prit ce lingot, l’examina, le passa à son voisin, celui-ci à un autre, si bien que le lingot, de main en main, s’en alla jusqu’au fond d’un corridor obscur, et ne revint qu’une demi-heure après reprendre sa place, sans que le caissier eût seulement levé la tête.

Mais, le 29 septembre, les choses ne se passèrent pas tout à fait ainsi. La liasse de bank-notes ne revint pas, et quand la magnifique horloge, posée au-dessus du « drawing-office » , sonna à cinq heures la fermeture des bureaux, la Banque d’Angleterre n’avait plus qu’à passer

cinquante-cinq mille livres par le compte de profits et pertes.

Le vol bien et dûment reconnu, des agents, des « détectives » , choisis parmi les plus habiles, furent envoyés dans les principaux ports, à Liverpool, à Glasgow, au Havre, à Suez, à

Brindisi, à New-York, etc., avec promesse, en cas de succès, d’une prime de deux mille livres (50,000 fr.) et cinq pour cent de la somme qui serait retrouvée. En attendant les

renseignements que devait fournir l’enquête immédiatement commencée, ces inspecteurs

avaient pour mission d’observer scrupuleusement tous les voyageurs en arrivée ou en

partance.

Or, précisément, ainsi que le disait le Morning-Chronicle, on avait lieu de supposer que l’auteur du vol ne faisait partie d’aucune des sociétés de voleurs d’Angleterre. Pendant cette journée du 29 septembre, un gentleman bien mis, de bonnes manières, l’air distingué, avait été remarqué, qui allait et venait dans la salle des payements, théâtre du vol. L’enquête avait

permis de refaire assez exactement le signalement de ce gentleman, signalement qui fut

aussitôt adressé à tous les détectives du Royaume-Uni et du continent. Quelques bons esprits

— et Gauthier Ralph était du nombre — se croyaient donc fondés à espérer que le voleur

n’échapperait pas.

Comme on le pense, ce fait était à l’ordre du jour à Londres et dans toute l’Angleterre. On

discutait, on se passionnait pour ou contre les probabilités du succès de la police

métropolitaine. On ne s’étonnera donc pas d’entendre les membres du Reform-Club traiter la

même question, d’autant plus que l’un des sous-gouverneurs de la Banque se trouvait parmi

eux.

L’honorable Gauthier Ralph ne voulait pas douter du résultat des recherches, estimant que la

prime offerte devrait singulièrement aiguiser le zèle et l’intelligence des agents. Mais son

collègue, Andrew Stuart, était loin de partager cette confiance. La discussion continua donc

entre les gentlemen, qui s’étaient assis à une table de whist, Stuart devant Flanagan, Fallentin devant Phileas Fogg. Pendant le jeu, les joueurs ne parlaient pas, mais entre les robbres, la conversation interrompue reprenait de plus belle.

« Je soutiens, dit Andrew Stuart, que les chances sont en faveur du voleur, qui ne peut

manquer d’être un habile homme !

— Allons donc ! Répondit Ralph, il n’y a plus un seul pays dans lequel il puisse se réfugier.

— Par exemple !

— Où voulez-vous qu’il aille ?

— Je n’en sais rien, répondit Andrew Stuart, mais, après tout, la terre est assez vaste.

— Elle l’était autrefois... » dit à mi-voix Phileas Fogg. Puis : « à vous de couper, monsieur, »

ajouta-t-il en présentant les cartes à Thomas Flanagan.

La discussion fut suspendue pendant le robbre. Mais bientôt Andrew Stuart la reprenait,

disant :

« Comment, autrefois ! Est-ce que la terre a diminué, par hasard ?

— Sans doute, répondit Gauthier Ralph. Je suis de l’avis de Mr. Fogg. La terre a diminué,

puisqu’on la parcourt maintenant dix fois plus vite qu’il y a cent ans. Et c’est ce qui, dans le cas dont nous nous occupons, rendra les recherches plus rapides.

— Et rendra plus facile aussi la fuite du voleur !

— À vous de jouer, Monsieur Stuart ! » dit Phileas Fogg.

Mais l’incrédule Stuart n’était pas convaincu, et, la partie achevée :

« Il faut avouer, Monsieur Ralph, reprit-il, que vous avez trouvé là une manière plaisante de dire que la terre a diminué ! Ainsi parce qu’on en fait maintenant le tour en trois mois...

— En quatre-vingts jours seulement, dit Phileas Fogg.

— En effet, messieurs, ajouta John Sullivan, quatre-vingts jours, depuis que la section entre Rothal et Allahabad a été ouverte sur le « great-indian peninsular railway » , et voici le calcul établi par le Morning-Chronicle :

De Londres à Suez par le Mont-Cenis et Brindisi, railways et paquebots 7 jours.

De Suez à Bombay, paquebot

13 —

De Bombay à Calcutta, railway

3 —

De Calcutta à Hong-Kong (Chine), paquebot

13 —

De Hong-Kong à Yokohama (Japon), paquebot

6 —

De Yokohama à San-Francisco, paquebot

22 —

De San-Francisco à New-York, railroad

7 —

De New-York à Londres, paquebot et railway

9 —

Total

80 jours.

— Oui, quatre-vingts jours ! S’écria Andrew Stuart, qui, par inattention, coupa une carte

maîtresse, mais non compris le mauvais temps, les vents contraires, les naufrages, les

déraillements, etc.

— Tout compris, répondit Phileas Fogg en continuant de jouer, car, cette fois, la discussion ne respectait plus le whist.

— Même si les indous ou les indiens enlèvent les rails ! S’écria Andrew Stuart, s’ils arrêtent les trains, pillent les fourgons, scalpent les voyageurs !

— Tout compris, » répondit Phileas Fogg, qui, abattant son jeu, ajouta : « deux atouts

maîtres. »

Andrew Stuart, à qui c’était le tour de « faire » , ramassa les cartes en disant :

« Théoriquement, vous avez raison, Monsieur Fogg, mais dans la pratique...

— Dans la pratique aussi, Monsieur Stuart.

— Je voudrais bien vous y voir.

— Il ne tient qu’à vous. Partons ensemble.

— Le ciel m’en préserve ! s’écria Stuart, mais je parierais bien quatre mille livres (100,000

fr.) qu’un tel voyage, fait dans ces conditions, est impossible.

— Très-possible, au contraire, répondit Mr. Fogg.

— Et bien, faites-le donc !

— Le tour du monde en quatre-vingts jours ?

— Oui.

— Je le veux bien.

— Quand ?

— Tout de suite.

— C’est de la folie ! s’écria Andrew Stuart, qui commençait à se vexer de l’insistance de son partenaire. Tenez ! Jouons plutôt.

— Refaites alors, répondit Phileas Fogg, car il y a « mal donne. »

Andrew Stuart reprit les cartes d’une main fébrile ; puis, tout à coup, les posant sur la table :

« Eh bien, oui, Monsieur Fogg, dit-il, oui, je parie quatre mille livres ! ...

— Mon cher Stuart, dit Fallentin, calmez-vous. Ce n’est pas sérieux.

— Quand je dis : je parie, répondit Andrew Stuart, c’est toujours sérieux.

— Soit ! « dit Mr. Fogg. Puis, se tournant vers ses collègues :

« J’ai vingt mille livres (500,000 fr.) déposées chez Baring frères. Je les risquerai volontiers...

— Vingt mille livres ! s’écria John Sullivan. Vingt mille livres qu’un retard imprévu peut

vous faire perdre !

— L’imprévu n’existe pas, répondit simplement Phileas Fogg.

— Mais, Monsieur Fogg, ce laps de quatre-vingts jours n’est calculé que comme un minimum

de temps !

— Un minimum bien employé suffit à tout.

— Mais pour ne pas le dépasser, il faut sauter mathématiquement des railways dans les

paquebots, et des paquebots dans les chemins de fer !

— Je sauterai mathématiquement.

— C’est une plaisanterie !

— Un bon anglais ne plaisante jamais, quand il s’agit d’une chose aussi sérieuse qu’un pari,

répondit Phileas Fogg. Je parie vingt mille livres contre qui voudra que je ferai le tour de la terre en quatre-vingts jours ou moins, soit dix-neuf cent vingt heures ou cent quinze mille

deux cents minutes. Acceptez-vous ?

— Nous acceptons, répondirent Mm Stuart, Fallentin, Sullivan, Flanagan et Ralph, après

s’être entendus.

— Bien, dit Mr Fogg. Le train de Douvres part à huit heures quarante-cinq. Je le prendrai.

— Ce soir même ? demanda Stuart.

— Ce soir même, répondit Phileas Fogg. Donc, ajouta-t-il en consultant un calendrier de

poche, puisque c’est aujourd’hui mercredi 2 octobre, je devrai être de retour à Londres, dans ce salon même du Reform-Club, le samedi 21 décembre, à huit heures quarante-cinq du soir,

faute de quoi les vingt mille livres déposées actuellement à mon crédit chez Baring frères

vous appartiendront de fait et de droit, messieurs. — Voici un chèque de pareille somme. »

Un procès-verbal du pari fut fait et signé sur-le-champ par les six co-intéressés. Phileas Fogg était demeuré froid. Il n’avait certainement pas parié pour gagner, et n’avait engagé ces vingt mille livres — la moitié de sa fortune — que parce qu’il prévoyait qu’il pourrait avoir à

dépenser l’autre pour mener à bien ce difficile, pour ne pas dire inexécutable projet. Quant à ses adversaires, eux, ils paraissaient émus, non pas à cause de la valeur de l’enjeu, mais parce qu’ ils se faisaient une sorte de scrupule de lutter dans ces conditions.

Sept heures sonnaient alors. On offrit à M. Fogg de suspendre le whist afin qu’il pût faire ses préparatifs de départ.

« Je suis toujours prêt ! » répondit cet impassible gentleman, et donnant les cartes :

« Je retourne carreau, dit-il. à vous de jouer, Monsieur Stuart. »

Chapitre 4

DANS LEQUEL PHILEAS FOGG STUPEFIE PASSEPARTOUT, SON DOMESTIQUE.

À sept heures vingt-cinq, Phileas Fogg, après avoir gagné une vingtaine de guinées au whist,

prit congé de ses honorables collègues, et quitta le Reform-Club. À sept heures cinquante, il ouvrait la porte de sa maison et rentrait chez lui.

Passepartout, qui avait consciencieusement étudié son programme, fut assez surpris en voyant

Mr. Fogg, coupable d’inexactitude, apparaître à cette heure insolite. Suivant la notice, le

locataire de Saville-row ne devait rentrer qu’à minuit précis.

Phileas Fogg était tout d’abord monté à sa chambre, puis il appela :

« Passepartout. »

Passepartout ne répondit pas. Cet appel ne pouvait s’adresser à lui. Ce n’était pas l’heure.

« Passepartout », reprit Mr. Fogg sans élever la voix davantage.

Passepartout se montra.

« C’est la deuxième fois que je vous appelle, dit Mr. Fogg.

— Mais il n’est pas minuit, répondit Passepartout, sa montre à la main.

— Je le sais, reprit Phileas Fogg, et je ne vous fais pas de reproche. Nous partons dans dix

minutes pour Douvres et Calais. »

Une sorte de grimace s’ébaucha sur la ronde face du Français. Il était évident qu’il avait mal entendu.

« Monsieur se déplace ? demanda-t-il.

— Oui, répondit Phileas Fogg. Nous allons faire le tour du monde. »

Passepartout, l’œil démesurément ouvert, la paupière et le sourcil surélevés, les bras détendus, le corps affaissé, présentait alors tous les symptômes de l’étonnement poussé jusqu’à la

stupeur.

« Le tour du monde ! murmura-t-il.

— En quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg. Ainsi, nous n’avons pas un instant à perdre.

— Mais les malles ?... dit Passepartout, qui balançait inconsciemment sa tête de droite et de gauche.

— Pas de malles. Un sac de nuit seulement. Dedans, deux chemises de laine, trois paires de

bas. Autant pour vous. Nous achèterons en route. Vous descendrez mon mackintosh et ma

couverture de voyage. Ayez de bonnes chaussures. D’ailleurs, nous marcherons peu ou pas.

Allez. »

Passepartout aurait voulu répondre. Il ne put. Il quitta la chambre de Mr. Fogg, monta dans la sienne, tomba sur une chaise, et employant une phrase assez vulgaire de son pays :

« Ah ! bien se dit-il, elle est forte, celle-là! Moi qui voulais rester tranquille !... »

Et, machinalement, il fit ses préparatifs de départ. Le tour du monde en quatre-vingts jours !

Avait-il affaire à un fou ? Non... C’était une plaisanterie ? On allait à Douvres, bien. À Calais, soit. Après tout, cela ne pouvait notablement contrarier le brave garçon, qui, depuis cinq ans, n’avait pas foulé le sol de la patrie. Peut-être même irait-on jusqu’à Paris, et, ma foi, il

reverrait avec plaisir la grande capitale. Mais, certainement, un gentleman aussi ménager de

ses pas s’arrêterait là... Oui, sans doute, mais il n’en était pas moins vrai qu’il partait, qu’il se déplaçait, ce gentleman, si casanier jusqu’alors !

À huit heures, Passepartout avait préparé le modeste sac qui contenait sa garde-robe et celle de son maître ; puis, l’esprit encore troublé, il quitta sa chambre, dont il ferma soigneusement la porte, et il rejoignit Mr. Fogg.

Mr. Fogg était prêt. Il portait sous son bras le Bradshaw’s continental railway steam transit and general guide, qui devait lui fournir toutes les indications nécessaires à son voyage. Il prit le sac des mains de Passepartout, l’ouvrit et y glissa une forte liasse de ces belles bank-notes qui ont cours dans tous les pays.

« Vous n’avez rien oublié ? demanda-t-il.

— Rien, monsieur.

— Mon mackintosh et ma couverture ?

— Les voici.

— Bien, prenez ce sac. »

Mr. Fogg remit le sac à Passepartout.

« Et ayez-en soin, ajouta-t-il. Il y a vingt mille livres dedans (500,000 francs). »

Le sac faillit s’échapper des mains de Passepartout, comme si les vingt mille livres eussent été en or et pesé considérablement.

Le maître et le domestique descendirent alors, et la porte de la rue fut fermée à double tour.

Une station de voitures se trouvait à l’extrémité de Saville-row. Phileas Fogg et son

domestique montèrent dans un cab, qui se dirigea rapidement vers la gare de Charing-Cross, à

laquelle aboutit un des embranchements du South-Eastern-railway.

À huit heures vingt, le cab s’arrêta devant la grille de la gare. Passepartout sauta à terre. Son maître le suivit et paya le cocher.

En ce moment, une pauvre mendiante, tenant un enfant à la main, pieds nus dans la boue,

coiffée d’un chapeau dépenaillé auquel pendait une plume lamentable, un châle en loques sur

ses haillons, s’approcha de Mr. Fogg et lui demanda l’aumône.

Mr. Fogg tira de sa poche les vingt guinées qu’il venait de gagner au whist, et, les présentant à la mendiante :

« Tenez, ma brave femme, dit-il, je suis content de vous avoir rencontrée ! »

Puis il passa.

Passepartout eut comme une sensation d’humidité autour de la prunelle. Son maître avait fait

un pas dans son cœur.

Mr. Fogg et lui entrèrent aussitôt dans la grande salle de la gare. Là, Phileas Fogg donna à

Passepartout l’ordre de prendre deux billets de première classe pour Paris. Puis, se retournant, il aperçut ses cinq collègues du Reform-Club.

« Messieurs, je pars, dit-il, et les divers visas apposés sur un passeport que j’emporte à cet effet vous permettront, au retour, de contrôler mon itinéraire.

— Oh ! monsieur Fogg, répondit poliment Gauthier Ralph, c’est inutile. Nous nous en

rapporterons à votre honneur de gentleman !

— Cela vaut mieux ainsi, dit Mr. Fogg.

— Vous n’oubliez pas que vous devez être revenu ?... fit observer Andrew Stuart.

— Dans quatre-vingts jours, répondit Mr. Fogg, le samedi 21 décembre 1872, à huit heures

quarante-cinq minutes du soir. Au revoir, messieurs. »

À huit heures quarante, Phileas Fogg et son domestique prirent place dans le même

compartiment. À huit heures quarante-cinq, un coup de sifflet retentit, et le train se mit en marche.

La nuit était noire. Il tombait une pluie fine. Phileas Fogg, accoté dans son coin, ne parlait pas. Passepartout, encore abasourdi, pressait machinalement contre lui le sac aux bank-notes.

Mais le train n’avait pas dépassé Sydenham, que Passepartout poussait un véritable cri de

désespoir !

« Qu’avez-vous ? demanda Mr. Fogg.

— Il y a... que... dans ma précipitation... mon trouble... j’ai oublié...

— Quoi ?

— D’éteindre le bec de gaz de ma chambre !

— Eh bien, mon garçon, répondit froidement Mr. Fogg, il brûle à votre compte ! »

Chapitre 5

DANS LEQUEL UNE NOUVELLE VALEUR APPARAIT SUR LA PLACE DE LONDRES.

Phileas Fogg, en quittant Londres, ne se doutait guère, sans doute, du grand retentissement

qu’allait provoquer son départ. La nouvelle du pari se répandit d’abord dans le Reform-Club,

et produisit une véritable émotion parmi les membres de l’honorable cercle. Puis, du club,

cette émotion passa aux journaux par la voie des reporters, et des journaux au public de

Londres et de tout le Royaume-Uni.

Cette « question du tour du monde » fut commentée, discutée, disséquée, avec autant de

passion et d’ardeur que s’il se fût agi d’une nouvelle affaire de l’ Alabama. Les uns prirent parti pour Phileas Fogg, les autres — et ils formèrent bientôt une majorité considérable — se prononcèrent contre lui. Ce tour du monde à accomplir, autrement qu’en théorie et sur le

papier, dans ce minimum de temps, avec les moyens de communication actuellement en

usage, ce n’était pas seulement impossible, c’était insensé !

Le Times, le Standard, l’ Evening Star, le Morning Chronicle, et vingt autres journaux de grande publicité, se déclarèrent contre Mr. Fogg. Seul, le Daily Telegraph le soutint dans une certaine mesure. Phileas Fogg fut généralement traité de maniaque, de fou, et ses collègues du Reform-Club furent blâmés d’avoir tenu ce pari, qui accusait un affaiblissement dans les

facultés mentales de son auteur.

Des articles extrêmement passionnés, mais logiques, parurent sur la question. On sait l’intérêt que l’on porte en Angleterre à tout ce qui touche à la géographie. Aussi n’était-il pas un

lecteur, à quelque classe qu’il appartînt, qui ne dévorât les colonnes consacrées au cas de

Phileas Fogg.

Pendant les premiers jours, quelques esprits audacieux — les femmes principalement —

furent pour lui, surtout quand l’ Illustrated London News eut publié son portrait d’après sa photographie déposée aux archives du Reform-Club. Certains gentlemen osaient dire : « Hé !

hé ! pourquoi pas, après tout ? On a vu des choses plus extraordinaires ! » C’étaient surtout les lecteurs du Daily Telegraph. Mais on sentit bientôt que ce journal lui-même commençait à faiblir.

En effet, un long article parut le 7 octobre dans le Bulletin de la Société royale de géographie.

Il traita la question à tous les points de vue, et démontra clairement la folie de l’entreprise.

D’après cet article, tout était contre le voyageur, obstacles de l’homme, obstacles de la nature.

Pour réussir dans ce projet, il fallait admettre une concordance miraculeuse des heures de

départ et d’arrivée, concordance qui n’existait pas, qui ne pouvait pas exister. À la rigueur, et en Europe, où il s’agit de parcours d’une longueur relativement médiocre, on peut compter sur l’arrivée des trains à heure fixe ; mais quand ils emploient trois jours à traverser l’Inde, sept jours à traverser les États-Unis, pouvait-on fonder sur leur exactitude les éléments d’un tel problème ? Et les accidents de machine, les déraillements, les rencontres, la mauvaise saison, l’accumulation des neiges, est-ce que tout n’était pas contre Phileas Fogg ? Sur les paquebots, ne se trouverait-il pas, pendant l’hiver, à la merci des coups de vent ou des brouillards ? Est-il donc si rare que les meilleurs marcheurs des lignes transocéaniennes éprouvent des retards de deux ou trois jours ? Or, il suffisait d’un retard, un seul, pour que la chaîne de

communications fût irréparablement brisée. Si Phileas Fogg manquait, ne fût-ce que de

quelques heures, le départ d’un paquebot, il serait forcé d’attendre le paquebot suivant, et par cela même son voyage était compromis irrévocablement.

L’article fit grand bruit. Presque tous les journaux le reproduisirent, et les actions de Phileas Fogg baissèrent singulièrement.

Pendant les premiers jours qui suivirent le départ du gentleman, d’importantes affaires

s’étaient engagées sur « l’aléa » de son entreprise. On sait ce qu’est le monde des parieurs en Angleterre, monde plus intelligent, plus relevé que celui des joueurs. Parier est dans le

tempérament anglais. Aussi, non seulement les divers membres du Reform-Club établirent-ils

des paris considérables pour ou contre Phileas Fogg, mais la masse du public entra dans le

mouvement. Phileas Fogg fut inscrit comme un cheval de course, à une sorte de studbook. On

en fit aussi une valeur de bourse, qui fut immédiatement cotée sur la place de Londres. On

demandait, on offrait du « Phileas Fogg » ferme ou à prime, et il se fit des affaires énormes.

Mais cinq jours après son départ, après l’article du Bulletin de la Société de géographie, les offres commencèrent à affluer. Le Phileas Fogg baissa. On l’offrit par paquets. Pris d’abord à cinq, puis à dix, on ne le prit plus qu’à vingt, à cinquante, à cent !

Un seul partisan lui resta. Ce fut le vieux paralytique, Lord Albermale. L’honorable

gentleman, cloué sur son fauteuil, eût donné sa fortune pour pouvoir faire le tour du monde,

même en dix ans ! et il paria cinq mille livres (100,000 francs) en faveur de Phileas Fogg. Et quand, en même temps que la sottise du projet, on lui en démontrait l’inutilité, il se contentait de répondre : « Si la chose est faisable, il est bon que ce soit un Anglais qui le premier l’ait faite ! »

Or, on en était là, les partisans de Phileas Fogg se raréfiaient de plus en plus ; tout le monde, et non sans raison, se mettait contre lui ; on ne le prenait plus qu’à cent cinquante, à deux cents contre un, quand, sept jours après son départ, un incident, complètement inattendu, fit qu’on ne le prit plus du tout.

En effet, pendant cette journée, à neuf heures du soir, le directeur de la police métropolitaine avait reçu une dépêche télégraphique ainsi conçue :

Suez à Londres.

Rowan, directeur police, administration centrale, Scotland place.

Je file voleur de Banque, Phileas Fogg. Envoyez sans retard mandat d’arrestation à Bombay

(Inde anglaise).

Fix, détective.

L’effet de cette dépêche fut immédiat. L’honorable gentleman disparut pour faire place au

voleur de bank-notes. Sa photographie, déposée au Reform-Club avec celles de tous ses

collègues, fut examinée. Elle reproduisait trait pour trait l’homme dont le signalement avait été fourni par l’enquête. On rappela ce que l’existence de Phileas Fogg avait de mystérieux,

son isolement, son départ subit, et il parut évident que ce personnage, prétextant un voyage

autour du monde et l’appuyant sur un pari insensé, n’avait eu d’autre but que de dépister les agents de la police anglaise.

Chapitre 6

DANS LEQUEL L’AGENT FIX MONTRE UNE IMPATIENCE BIEN LEGITIME.

Voici dans quelles circonstances avait été lancée cette dépêche concernant le sieur Phileas

Fogg.

Le mercredi 9 octobre, on attendait pour onze heures du matin, à Suez, le paquebot Mongolia, de la Compagnie péninsulaire et orientale, steamer en fer à hélice et à spardeck, jaugeant deux mille huit cents tonnes et possédant une force nominale de cinq cents chevaux. Le Mongolia faisait régulièrement les voyages de Brindisi à Bombay par le canal de Suez. C’était un des

plus rapides marcheurs de la Compagnie, et les vitesses réglementaires, soit dix milles à

l’heure entre Brindisi et Suez, et neuf milles cinquante-trois centièmes entre Suez et Bombay, il les avait toujours dépassées.

En attendant l’arrivée du Mongolia, deux hommes se promenaient sur le quai au milieu de la foule d’indigènes et d’étrangers qui affluent dans cette ville, naguère une bourgade, à laquelle la grande œuvre de M. de Lesseps assure un avenir considérable.

De ces deux hommes, l’un était l’agent consulaire du Royaume-Uni, établi à Suez, qui — en

dépit des fâcheux pronostics du gouvernement britannique et des sinistres prédictions de

l’ingénieur Stephenson — voyait chaque jour des navires anglais traverser ce canal, abrégeant ainsi de moitié l’ancienne route de l’Angleterre aux Indes par le cap de Bonne-Espérance.

L’autre était un petit homme maigre, de figure assez intelligente, nerveux, qui contractait avec une persistance remarquable ses muscles sourciliers. À travers ses longs cils brillait un œil très vif, mais dont il savait à volonté éteindre l’ardeur. En ce moment, il donnait certaines marques d’impatience, allant, venant, ne pouvant tenir en place.

Cet homme se nommait Fix, et c’était un de ces « détectives » ou agents de police anglais, qui avaient été envoyés dans les divers ports, après le vol commis à la Banque d’Angleterre. Ce

Fix devait surveiller avec le plus grand soin tous les voyageurs prenant la route de Suez, et si l’un d’eux lui semblait suspect, le « filer » en attendant un mandat d’arrestation.

Précisément, depuis deux jours, Fix avait reçu du directeur de la police métropolitaine le

signalement de l’auteur présumé du vol. C’était celui de ce personnage distingué et bien mis

que l’on avait observé dans la salle des paiements de la Banque.

Le détective, très alléché évidemment par la forte prime promise en cas de succès, attendait

donc avec une impatience facile à comprendre l’arrivée du Mongolia.

« Et vous dites, monsieur le consul, demanda-t-il pour la dixième fois, que ce bateau ne peut tarder ?

— Non, monsieur Fix, répondit le consul. Il a été signalé hier au large de Port-Saïd, et les cent soixante kilomètres du canal ne comptent pas pour un tel marcheur. Je vous répète que le

Mongolia a toujours gagné la prime de vingt-cinq livres que le gouvernement accorde pour chaque avance de vingt-quatre heures sur les temps réglementaires.

— Ce paquebot vient directement de Brindisi ? demanda Fix.

— De Brindisi même, où il a pris la malle des Indes, de Brindisi qu’il a quitté samedi à cinq heures du soir. Ainsi ayez patience, il ne peut tarder à arriver. Mais je ne sais vraiment pas comment, avec le signalement que vous avez reçu, vous pourrez reconnaître votre homme, s’il

est à bord du Mongolia.

— Monsieur le consul, répondit Fix, ces gens-là, on les sent plutôt qu’on ne les reconnaît.

C’est du flair qu’il faut avoir, et le flair est comme un sens spécial auquel concourent l’ouïe, la vue et l’odorat. J’ai arrêté dans ma vie plus d’un de ces gentlemen, et pourvu que mon

voleur soit à bord, je vous réponds qu’il ne me glissera pas entre les mains.

— Je le souhaite, monsieur Fix, car il s’agit d’un vol important.

— Un vol magnifique, répondit l’agent enthousiasmé. Cinquante-cinq mille livres ! Nous

n’avons pas souvent de pareilles aubaines ! Les voleurs deviennent mesquins ! La race des

Sheppard s’étiole ! On se fait pendre maintenant pour quelques shillings !

— Monsieur Fix, répondit le consul, vous parlez d’une telle façon que je vous souhaite

vivement de réussir ; mais, je vous le répète, dans les conditions où vous êtes, je crains que ce ne soit difficile. Savez-vous bien que, d’après le signalement que vous avez reçu, ce voleur

ressemble absolument à un honnête homme.

— Monsieur le consul, répondit dogmatiquement l’inspecteur de police, les grands voleurs

ressemblent toujours à d’honnêtes gens. Vous comprenez bien que ceux qui ont des figures de

coquins n’ont qu’un parti à prendre, c’est de rester probes, sans cela ils se feraient arrêter. Les physionomies honnêtes, ce sont celles-là qu’il faut dévisager surtout. Travail difficile, j’en conviens, et qui n’est plus du métier, mais de l’art. »

On voit que ledit Fix ne manquait pas d’une certaine dose d’amour-propre.

Cependant le quai s’animait peu à peu. Marins de diverses nationalités, commerçants,

courtiers, portefaix, fellahs, y affluaient. L’arrivée du paquebot était évidemment prochaine.

Le temps était assez beau, mais l’air froid, par ce vent d’est. Quelques minarets se dessinaient au-dessus de la ville sous les pâles rayons du soleil. Vers le sud, une jetée longue de deux

mille mètres s’allongeait comme un bras sur la rade de Suez. À la surface de la mer Rouge

roulaient plusieurs bateaux de pêche ou de cabotage, dont quelques-uns ont conservé dans

leurs façons l’élégant gabarit de la galère antique.

Tout en circulant au milieu de ce populaire, Fix, par une habitude de sa profession,

dévisageait les passants d’un rapide coup d’œil.

Il était alors dix heures et demie.

« Mais il n’arrivera pas, ce paquebot ! s’écria-t-il en entendant sonner l’horloge du port.

— Il ne peut être éloigné, répondit le consul.

— Combien de temps stationnera-t-il à Suez ? demanda Fix.

— Quatre heures. Le temps d’embarquer son charbon. De Suez à Aden, à l’extrémité de la

mer Rouge, on compte treize cent dix milles, et il faut faire provision de combustible.

— Et de Suez, ce bateau va directement à Bombay ? demanda Fix.

— Directement, sans rompre charge.

— Eh bien, dit Fix, si le voleur a pris cette route et ce bateau, il doit entrer dans son plan de débarquer à Suez, afin de gagner par une autre voie les possessions hollandaises ou françaises de l’Asie. Il doit bien savoir qu’il ne serait pas en sûreté dans l’Inde, qui est une terre anglaise.

— À moins que ce ne soit un homme très fort, répondit le consul. Vous le savez, un criminel

anglais est toujours mieux caché à Londres qu’il ne le serait à l’étranger. »

Sur cette réflexion, qui donna fort à réfléchir à l’agent, le consul regagna ses bureaux, situés à peu de distance. L’inspecteur de police demeura seul, pris d’une impatience nerveuse, avec ce pressentiment assez bizarre que son voleur devait se trouver à bord du Mongolia, — et en vérité, si ce coquin avait quitté l’Angleterre avec l’intention de gagner le Nouveau Monde, la route des Indes, moins surveillée ou plus difficile à surveiller que celle de l’Atlantique, devait avoir obtenu sa préférence.

Fix ne fut pas longtemps livré à ses réflexions. De vifs coups de sifflet annoncèrent l’arrivée du paquebot. Toute la horde des portefaix et des fellahs se précipita vers le quai dans un

tumulte un peu inquiétant pour les membres et les vêtements des passagers. Une dizaine de

canots se détachèrent de la rive et allèrent au-devant du Mongolia.

Bientôt on aperçut la gigantesque coque du Mongolia, passant entre les rives du canal, et onze heures sonnaient quand le steamer vint mouiller en rade, pendant que sa vapeur fusait à grand bruit par les tuyaux d’échappement.

Les passagers étaient assez nombreux à bord. Quelques-uns restèrent sur le spardeck à

contempler le panorama pittoresque de la ville ; mais la plupart débarquèren


Date: 2015-12-18; view: 946


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JORGE LUÍS BORGES | Krasnoyarsk Stolby. National Nature Reserve
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