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SUR L’EPHEMERIDE DE LA PEUR


 

Le lundi, Clarice Starling avait à vérifier tous les achats sortant de l'ordinaire qui s'étaient produits pendant le weekend. Des défaillances dans son système informatique l'obligèrent à appeler à la rescousse le technicien avec lequel elle traitait habituellement à Quantico. Même avec une liste strictement limitée à deux ou trois crus exceptionnels chez cinq des principaux négociants en vins du pays, à seulement deux producteurs de foie gras américain et à cinq fournisseurs de produits gastronomiques, le nombre de transactions qui s'accumulaient sur l'écran était énorme. Il fallait encore ajouter, au clavier, les appels en provenance de détaillants de spiritueux sur le téléphone dont elle avait communiqué le numéro dans son avis de recherche.

En tenant compte de l'identification formelle du docteur Lecter dans le meurtre du chasseur de chevreuils en Virginie, elle réduisit encore la liste aux achats réalisés sur la côte Est, à l'exception du foie gras en provenance de Sonoma, en Californie. A Paris, Fauchon refusa de collaborer à l'enquête. Quant aux employés de Vera dal 1926 à Florence, leur italien au téléphone dépassait de loin les compétences de Starling et elle dut envoyer une télécopie à la Questura pour demander de surveiller toute commande de truffes blanches passée à la fameuse épicerie fine.

A la fin d'une journée de travail, le lundi 17 décembre, Starling avait retenu douze pistes à suivre, des combinaisons d'acquisitions effectuées par cartes de crédit. Ainsi, quelqu'un avait acheté une caisse de Château-Pétrus puis une Jaguar « supercharge » avec la même carte American Express. Un autre avait commandé une douzaine de bouteilles de Bâtard-Montrachet et une bourriche d'huîtres de Gironde...

Elle alerta l'antenne locale du FBI dans chaque cas, pour complément d'information.

Starling et Eric Pickford travaillaient par quarts, sans interruption, afin qu'il y ait toujours quelqu'un au bureau pendant les heures d'ouverture des magasins.

Pickford en était au quatrième jour de ce système, dont il avait passé une bonne partie à programmer les touches de numérotation automatique de son téléphone. Il n'avait inscrit aucun nom dessus. Quand il sortit se chercher un café, Starling appuya sur la première d'entre elles. Paul Krendler répondit en personne.

Elle raccrocha et demeura un moment assise, sans bouger. Il était temps de rentrer à la maison. Faisant lentement pivoter sa chaise de droite à gauche, elle contempla tout ce qu'elle avait accumulé dans l'Antre d'Hannibal, les radiographies, les livres, l'unique couvert dressé... Soudain, elle bondit dehors en repoussant les rideaux noirs.



Le bureau de Crawford était ouvert et silencieux. Le cardigan que son épouse disparue lui avait tricoté était suspendu à une patère dans un coin. Elle tendit la main pour l'effleurer, à peine, puis elle jeta son manteau sur ses épaules et entreprit le long périple vers sa voiture.

Elle ne devait plus jamais revoir Quantico.


 

 

Le soir du 17 décembre, on sonna à la porte de l'appartement de Starling. Par la fenêtre, elle aperçut un véhicule officiel garé derrière sa Mustang dans l'allée.

C'était Bobby, le marshal qui l'avait reconduite de l'hôpital à chez elle après la fusillade du marché aux poissons.

- Bonsoir, Starling.

- Bonsoir, Bobby. Entrez.

- J'aimerais bien, mais faut d'abord que je vous dise :j'ai une assignation à vous communiquer.

- Ah oui? Eh bien, communiquez-la-moi à l'intérieur, il fera plus chaud, au moins, répondit Starling, qui sentait une sorte d'engourdissement l'envahir.

Sur papier à en-tête de l'inspecteur général du département de la justice, c'était une convocation à une audition prévue le lendemain matin à neuf heures, bâtiment J. Edgar Hoover.

- Vous voulez que je passe vous prendre ?

Starling fit non de la tête.

- Merci, Bobby. J'irai avec ma voiture. Vous voulez un café ?

- Non, je vous remercie. Je... je suis désolé, Starling.

Il brûlait d'envie de s'en aller, visiblement. Un silence gêné s'installa, qu'il finit par rompre

- Votre oreille a l'air d'aller beaucoup mieux.

Elle lui adressa un geste d'adieu pendant qu'il faisait marche arrière dans l'allée.

La note se contentait de réclamer sa présence, sans préciser la raison.

Vieille habituée des guerres intestines du FBI et ennemie jurée du réseau des complicités bureaucratiques, Ardelia Mapp s'empressa de lui préparer une infusion des plantes médicinales les plus toniques que sa grand-mère lui envoyait régulièrement, un breuvage réputé pour ses effets stimulants sur le moral, mais que Starling avait toujours redouté. Elle dut cependant se résigner à le siroter : impossible de se dérober.

Sa camarade posa un doigt accusateur sur l'en-tête.

- Il n'a rien à t'expliquer, l'inspecteur général, rien du tout! proclama-t-elle entre deux gorgées. Si c'était notre commission de déontologie qui avait quelque chose à te reprocher, ou si c'était la CDP du département de la justice qui te cherchait des ennuis, là, ils devraient t'envoyer la paperasse. Ils seraient obligés de te refiler un de leurs formulaires 645 à la noix, ou un 644, avec les motifs noir sur blanc dessus, et s'il y avait inculpation à la clé tu aurais droit à un avocat, à un accès sans restriction au dossier, au même traitement que n'importe quel filou, quoi ! Pas vrai ?

- Super-vrai.

- Bon, mais là ils te donnent que dalle par avance. Inspecteur général, c'est un poste politique. Il peut se prendre sous le coude tous les dossiers qu'il veut.

- C'est ce qu'il a fait avec celui-là, en tout cas,

- Oui, avec Krendler qui le pousse au cul en loucedé ! Enfin, quoi qu'il en soit, si tu décides de contre-attaquer en invoquant la législation sur la non-discrimination au boulot, j'ai toutes les adresses qu'il faut, moi. Maintenant, écoute-moi, Starling, écoute-moi bien : il faut que tu leur demandes que l'audition soit enregistrée. L'inspecteur général ne fait pas signer les dépositions. C'est pour ça que Lonnie Gains a eu cette bagarre avec eux, tu te rappelles ? Ils gardent une trace de ce que tu as dit, mais des fois ça n'a plus rien à voir avec tes déclarations. Et même pas moyen d'avoir une copie.

Quand Starling appela Jack Crawford, elle eut l'impression de l'avoir réveillé.

- Je ne sais pas de quoi il s'agit, Starling. Je vais passer quelques coups de fil. Ce que je sais, par contre, c'est que j'y serai, demain.


 

 

Le matin était venu. La cage en béton et en vitres blindées de l'immeuble Hoover se fermait sur elle-même sous les nuages laiteux.

En cette ère d'attentats à la voiture piégée, l'entrée principale et le parking sont interdits d'accès la plupart du temps. Le bâtiment est encerclé de vieux véhicules de service du FBI en guise de chevaux de frise improvisés, fonction que les policiers du district de Columbia s'entêtent à ignorer, si bien qu'ils entassent les contraventions pour stationnement gênant sous leurs essuie-glaces, jusqu'à ce que les liasses soient arrachées par le vent et s'envolent le long de la rue.

Un pauvre hère qui se chauffait sur une grille d'aération du trottoir héla Starling en tendant la main quand elle passa près de lui. Tout un côté de son visage était orange de Bétadine, souvenir de quelque salle d'urgences. Il était muni d'un gobelet en plastique au bord déchiré. Elle chercha un dollar dans son sac, lui en donna deux en se penchant dans la colonne d'air moite et usé qui montait du sous-sol.

- Que votre bon cœur soit béni, croassa-t-il.

- J'en ai bien besoin, oui, répondit Starling. Même rien que le cœur, ça aide.

Ainsi qu'elle l'avait fait tant de fois au cours de ces années, elle s'arrêta prendre un grand café Au Bon Pain, la boulangerie à la française de la 10e Rue près du siège administratif du FBI. Après une nuit de mauvais sommeil, toute cette caféine était la bienvenue, mais comme elle n'avait pas envie d'être forcée d'aller aux toilettes pendant sa comparution, elle résolut de ne boire que la moitié du gobelet.

Apercevant Jack Crawford qui passait devant la vitrine, elle le rattrapa sur le trottoir.

- Vous voulez partager tout ce café avec moi, Mr Crawford ? Ils me donneront une deuxième tasse.

- C'est du déca ?

- Non.

- Alors vaut mieux pas. Autrement, je vais avoir la danse de Saint-Guy.

Il paraissait en mauvaise forme, encore vieilli. Une goutte translucide pendait au bout de son nez. Ils s'écartèrent du flot de piétons qui se dirigeaient vers l'entrée de service de l'immeuble Hoover, en route pour une nouvelle journée de travail.

- Je ne sais pas à quoi rime cette réunion, Starling. A ma connaissance, aucun autre participant au raid de Feliciana n'a été convoqué. Bon, je suis avec vous.

Elle lui offrit un kleenex et ils s'engagèrent dans la dense cohorte des employés.

Starling les trouvait étrangement bien habillés, presque sur leur trente et un.

- Le FBI fête son quatre-vingt-dixième anniversaire aujourd'hui, lui rappela Crawford. Bush vient faire un speech tout à l'heure.

Quatre camions de télévision étaient déjà garés dans l'allée, des groupes-relais pour les liaisons satellitaires.

Une équipe de WFUL-TV s'apprêtait à filmer un jeune homme aux cheveux ras qui se tenait près de la porte, un micro devant la bouche. Un assistant de production, juché sur le toit de leur van, reconnut Starling et Crawford dans la foule.

- Hé, la voilà! cria-t-il. Là, avec l'imper bleu marine !

- On y va, lança Boule à Zéro. Moteur !

L'équipe de tournage fendit le flot des employés pour venir braquer la caméra sous le nez de Starling.

- Vous avez un commentaire sur l'enquête à propos du massacre du marché aux poissons, agent Starling ? Est-ce que les conclusions ont été rendues ? Est-ce que vous allez être inculpée pour le meurtre de cinq...

Crawford retira son chapeau de pluie et, après avoir feint de se protéger les yeux des projecteurs, s'en servit pour aveugler l'objectif un moment. C'est seulement lorsqu'ils franchirent la porte de sécurité que le groupe de WFUL-TV abandonna la poursuite.

« Ils étaient au courant, ces salopards... »

A l'abri désormais, ils s'arrêtèrent dans le hall pour souffler un peu. La bruine les avait couverts de minuscules gouttelettes, l'un et l'autre. Crawford avala une capsule de ginkgo biloba sans rien pour la faire descendre.

- Dites, Starling, j'ai l'impression qu'ils ont choisi aujourd'hui parce qu'il y a tout le chahut avec la procédure de destitution et l'anniversaire du FBI. Je ne sais pas ce qu'ils ont l'intention de faire, mais ça passera inaperçu de toute façon, au milieu de ce cirque.

- Mais pourquoi avoir refilé le tuyau à la presse, alors ?

- Parce que tous ces messieurs de la digne commission ne chantent pas la même partition. Bon, il vous reste dix minutes; vous voulez aller vous repoudrer le nez ?


 

 

Starling n'était montée qu'en deux occasions au septième, l'étage directorial de l'immeuble Hoover: avec ses camarades d'études, sept ans plus tôt, elle était présente lorsque le directeur avait félicité Ardelia Mapp, première de sa promotion; une autre fois, un vice-directeur l'avait fait venir pour lui remettre sa médaille de championne de tir de combat.

La moquette du bureau du vice-directeur Noonan était d'une épaisseur incroyable sous ses pieds. Dans la salle de réunion, à laquelle de gros fauteuils en cuir donnaient une ambiance de club feutrée, il flottait encore une odeur de tabac très perceptible. Elle se demanda s'ils avaient expédié les mégots aux toilettes et branché la ventilation avant son arrivée.

Trois hommes se levèrent quand elle fit son entrée avec Crawford. Le quatrième resta assis. Les premiers étaient respectivement l'ancien chef de Starling, Clint Pearsall, FBI de Washington, Buzzard's Point, le vice-directeur Noonan et un grand rouquin vêtu d'un costume en alpaga, qu'elle ne connaissait pas. Et c'était Paul Krendler, du bureau de l'inspecteur général du département de la justice, qui était resté dans son fauteuil, le dos tourné. Sa tête pivota sur son long cou pour l'observer, comme si seul son odorat avait perçu l'approche de la jeune femme. Avec ce mouvement, elle eut ses deux oreilles arrondies dans son champ de vision. Elle ne connaissait pas le marshal fédéral qui se tenait dans un coin, ce qui l'étonna.

Les hauts fonctionnaires du FBI et de la Justice sont habituellement habillés avec soin, mais ces quatre-là portaient à l'évidence des atours destinés aux caméras de télévision. Starling comprit qu'ils allaient se joindre plus tard à la cérémonie prévue en bas avec l'ancien Président George Bush. Ce qui expliquait aussi qu'ils l'aient convoquée ici et non au Département de la Justice.

En découvrant Jack Crawford aux côtés de Starling, Krendler fit la grimace.

- Euh, Mr Crawford, je ne pense pas que votre participation à cette réunion ait été prévue...

- Je suis le supérieur direct de l'agent Starling. Ma place est ici.

- Je ne crois pas, non. (Il se tourna vers Noonan.) Officiellement, son chef est toujours Mr Pearsall. Elle ne fait qu'un intérim avec Crawford. Je pense que cet interrogatoire doit être mené en toute confidentialité. Si nous avons besoin de détails complémentaires, nous pouvons demander au chef de division Crawford de rester à disposition pour convocation éventuelle.

- Nous accueillerons votre contribution avec reconnaissance, Jack, fit Noonan, une fois que nous aurons entendu le témoignage indépendant de la... de l'agent spécial Starling. J'aimerais que vous soyez joignable à tout moment, Jack. Si vous voulez vous installer à la bibliothèque, je vous en prie. Je vous ferai appeler.

Crawford se redressa.

- Monsieur le vice-directeur, puis-je vous faire re...

- Vous pouvez sortir, voilà ce que vous pouvez faire, coupa Krendler.

Noonan quitta à son tour son fauteuil.

- Un instant, s'il vous plaît, Mr Krendler. Tant que je ne vous l'aurai pas confiée, cette réunion est placée sous mon autorité. Vous et moi, Jack, on se connaît depuis un bon moment, non ? Le représentant du DJ ici présent est trop nouveau dans son poste pour comprendre ça. Vous aurez la possibilité de dire ce que vous avez à nous apporter, Jack. Mais pour le moment mieux vaut vous retirer et laisser Starling parler pour elle-même.

Il se pencha sur Krendler, lui glissa quelques mots à l'oreille qui lui firent monter le rouge au visage.

Crawford lança un regard à Starling. Il n'avait d'autre choix que de s'incliner.

- Merci d'être venu, Mr Crawford, lui dit-elle.

Le marshal conduisit Crawford hors de la pièce. Quand la porte se referma derrière elle, Starling se redressa et fit face aux hommes, seule désormais.

A partir de ce moment, la procédure fut expédiée avec la hâte sommaire d'une amputation à l'aube de la chirurgie moderne.

Noonan était le fonctionnaire du FBI le plus haut placé parmi les participants mais l'inspecteur général avait pouvoir de le contredire et il avait visiblement confié à Krendler un rôle de représentant plénipotentiaire.

Le vice-directeur saisit le dossier posé sur la table devant lui.

- Pouvez-vous vous présenter, je vous prie, pour le compte rendu de cette audition ?

- Agent spécial Clarice Starling. Il y aura vraiment un compte rendu, monsieur le vice-directeur ? J'aimerais que ce soit le cas...

Comme il ne répondait pas, elle alla de l'avant :

- Vous ne voyez pas d'inconvénient à ce que j'enregistre ?

Elle sortait déjà un petit Nagra compact de son sac quand Krendler intervint :

- D'ordinaire, ce genre de réunion préliminaire se tient dans les locaux de l'inspection générale du Département de la Justice. Nous sommes ici parce que cela arrangeait tout le monde en raison des célébrations d'aujourd'hui, d'accord, mais les règles de chez nous continuent à s'appliquer. C'est une question de préséance élémentaire et de diplomatie. Pas d'enregistrement.

- Dites-lui les charges, Mr Krendler, se contenta de répliquer Noonan.

- Agent Starling, vous êtes sous l'accusation de révélation illégale d'informations confidentielles à un criminel en fuite, prononça Krendler en s'efforçant de garder un visage impassible. Concrètement, vous êtes accusée d'avoir fait publier cette annonce dans deux quotidiens d'Italie afin de prévenir le criminel en fuite Hannibal Lecter qu'il risquait d'être capturé.

Le marshal remit à Starling une page de journal saturée d'encre, provenant d'un exemplaire de La Nazione. Elle la tourna vers la fenêtre pour lire le petit paragraphe entouré d'un cercle : « A.A. Aaron, livrez-vous aux autorités, où que vous soyez. Vos ennemis sont tout près. Hannah. »

- Alors, que répondez-vous ?

- Je n'ai rien fait de tel. Je n'ai jamais vu cette annonce.

- Comment expliquez-vous que le nom de code « Hannah » soit employé ici, un nom connu du seul Hannibal Lecter et du FBI ? Celui que Lecter vous avait demandé d'utiliser.

- Je ne sais pas. Qui a trouvé ce texte ?

- Le service de documentation de la CIA à Langley. Ils sont tombés dessus par hasard en traduisant les articles consacrés au docteur Lecter dans La Nazione.

- Mais si ce code est un secret du seul FBI, comment un documentaliste de Langley a-t-il pu le remarquer ? Il faut demander à la CIA qui a attiré leur attention sur cette « Hannah ».

- Je suis certain que le traducteur connaît bien le dossier Lecter.

- A ce point? J'en doute. Non, demandons-lui qui lui a donné cette piste. Et puis, comment aurais-je su que le docteur Lecter se trouvait à Florence, à l'époque ?

- C'est vous qui avez découvert que la Questura de Florence avait consulté le dossier VICAP de Lecter, répliqua Krendler. Cela s'est produit plusieurs jours avant le meurtre de Pazzi et nous ne savons pas à quel moment vous l'avez repéré, vous. Pour quelle autre raison la Questura de Florence aurait voulu des infos sur Lecter ?

- Et quelle raison plausible aurais-je eue de vouloir le mettre en garde ? En quoi est-ce l'affaire de l'inspecteur général, monsieur le vice-directeur ? Je suis prête à me soumettre au détecteur de mensonges, tout de suite. Faites-en apporter un ici.

- Les Italiens ont émis une protestation diplomatique pour tentative de collaboration avec un criminel avéré dans leur pays, annonça Noonan en montrant l'homme aux cheveux roux assis à ses côtés. Voici Mr Monténégro, de l'ambassade d'Italie.

- Bonjour, monsieur. Et comment ont-ils été mis sur la piste, « les Italiens » ? Pas par Langley, en tout cas.

- Les diplomates ont préféré nous refiler le bébé, dit Krendler sans laisser le temps à Monténégro de prononcer un mot. Nous voulons que cette histoire soit éclaircie pour donner toute satisfaction aux autorités italiennes, ainsi qu'à l'inspecteur général et à moi-même. Et sans traîner, en plus. Mieux vaut pour tout le monde que nous considérions tous les faits ensemble. Alors, qu'y a-t-il entre Lecter et vous, miss Starling ?

- J'ai interrogé le docteur Lecter à plusieurs reprises, suivant les instructions du chef de division Crawford. Depuis son évasion, j'ai reçu deux lettres de lui en sept ans. Vous avez l'une et l'autre.

- En fait, nous avons encore autre chose, claironna Krendler. Ça date d'hier. Ce que vous avez pu encore recevoir par ailleurs, nous l'ignorons.

De sous son siège, il tira un colis en carton couvert de cachets et sérieusement malmené par plusieurs services postaux.

Il se pencha dessus, feignant de humer avec délices les arômes mêlés qui sortaient de la boîte. Sans prendre la peine de la montrer à Starling, il posa un doigt sur la case du destinataire.

- Posté à votre adresse d'Arlington, agent Starling. Mr Monténégro, auriez-vous l'obligeance de nous dire de quoi il s'agit?

Dans un grand déploiement de boutons de manchettes scintillants, le diplomate italien fouilla le papier de soie qui protégeait les articles.

- Oui, ce sont des lotions, du sapone di mandorle, le célèbre savon aux amandes de Santa Maria Novella à Florence, fabriqué par la Farmacia du même nom, des parfums... Le genre de cadeaux que les hommes font à une femme dont ils sont amoureux.

- On a analysé tout ça, n'est-ce pas, Clint ? demanda Noonan à l'ancien chef de Starling. Des produits toxiques, là-dedans?

- Non, répondit Pearsall, qui semblait tout honteux. Rien de suspect.

- Un présent d'amoureux, conclut Krendler d'un air satisfait. Et voici le billet doux !

Il prit la feuille de parchemin qui se trouvait dans le colis, la déplia et la tint en l'air pour montrer à l'assemblée la photo de presse du visage de Starling complété d'un corps de lionne ailée. Au verso, il lut les quelques lignes tracées de la ronde parfaite du docteur Lecter : « Pourquoi les Philistins ne vous comprennent-ils pas, Clarice, y avez-vous jamais pensé ? C'est parce que vous êtes la réponse à l'énigme de Samson : vous êtes le miel dans la lionne. »

- Il miele dentro la leonessa, c'est joli, ça, apprécia Montenegro en se promettant de se resservir de l'expression à son usage personnel.

- C'est... quoi ? s'étrangla Krendler.

L'Italien écarta la question d'un geste las. Il voyait bien que le fonctionnaire était incapable de goûter la musique de la métaphore, ni de ressentir ses sensuelles évocations.

- En raison des répercussions internationales, l'inspection générale entend prendre en charge cette affaire, annonça Krendler. De quelle manière elle va évoluer, procédure administrative ou inculpation, cela dépendra de ce que nous allons trouver dans l'enquête que nous menons. S'il s'avère que cela relève du droit pénal, agent Starling, le ministère public sera saisi et il y aura procès. Vous serez informée largement à temps pour vous y préparer. Monsieur le vice-directeur...

Noonan prit sa respiration avant de brandir la hache.

- Clarice Starling, je vous place en congé administratif à durée indéterminée jusqu'à ce que cette affaire soit réglée. Vous allez nous remettre vos armes de service et votre insigne du FBI. Vous n'êtes plus autorisée à accéder aux bâtiments fédéraux, à l'exception des installations ouvertes au public. Vous serez escortée jusqu'à la sortie de cet immeuble. Je vous prie de rendre maintenant vos armes personnelles et votre carte magnétique à l'agent Pearsall. Approchez.

En venant à la table, Starling eut une seconde l'impression que les hommes devant elle étaient des quilles dans un concours de tir. Elle aurait pu les abattre tous les quatre avant qu'un seul d'entre eux n'ait le temps de dégainer. Elle se ressaisit, sortit son revolver, fit tomber le chargeur dans sa paume sans quitter Krendler des yeux, le posa sur sa table et éjecta la balle déjà engagée dans le barillet. Krendler la rattrapa au vol et la serra dans son poing, ses jointures blanchissant sous l'effort.

L'insigne et la carte suivirent.

- Vous avez un pistolet de rechange ? demanda Krendler. Un fusil ?

- Eh bien, Starling ? la pressa Noonan.

- Dans ma voiture, sous clé.

- Quoi d'autre encore ?

- Un casque et un gilet pare-balles.

- Marshal ? Vous les saisirez quand vous allez reconduire miss Starling à son véhicule, ordonna Krendler. Vous avez un téléphone cellulaire protégé ?

- Oui.

Il leva les sourcils à l'intention de Noonan.

- Rendez-le aussi, édicta le vice-directeur.

- Je voudrais dire quelque chose. J'en ai le droit, il me semble.

Noonan consulta sa montre.

- Allez-y.

- C'est un coup monté. Je pense que Mason Verger est en train d'essayer de capturer le docteur Lecter pour assouvir une vengeance personnelle. Je pense qu'il l'a raté de peu à Florence. Je pense que Mr Krendler pourrait être complice de Verger, qu'il cherche à détourner la mobilisation du FBI contre le docteur Lecter au profit de Verger. Je pense que Paul Krendler, fonctionnaire du Département de la Justice, est payé pour cela et je pense qu'il cherche à m'éliminer dans le but de parvenir à ses fins. Mr Krendler a déjà eu un comportement déplacé avec moi, dans le passé. C'est par dépit qu'il agit maintenant de cette façon, et par intérêt matériel. Cette semaine encore, il m'a traitée de « petite provinciale qui ne demande qu'à se faire sauter ». Je le mets au défi, devant cette commission, de se soumettre au détecteur de mensonges avec moi. Je suis à votre disposition. On peut commencer tout de suite, si vous voulez.

- Agent Starling ! Encore heureux que vous n'ayez pas prêté serment aujourd'hui, parce que...

- Eh bien, allons-y ! Et vous aussi, vous prêterez serment !

- Je tiens à vous le certifier, miss Starling, reprit Krendler de sa voix la plus amène, si aucune preuve substantielle n'est retenue, vous reprendrez votre poste et vous retrouverez toutes vos prérogatives. Entre-temps, votre salaire vous sera versé et vous continuerez à bénéficier de votre assurance et de votre couverture-maladie. Un congé administratif, ce n'est pas forcément une punition, vous savez. Vous pouvez en tirer parti...

Il baissa la voix pour ajouter sur le ton de la confidence :

- En fait, si vous vouliez profiter de cette pause pour vous faire enlever cette trace de terre que vous avez sur la joue, je suis certain que le service médical vous...

- Ce n'est pas de la terre, c'est de la poudre. Mais évidemment, vous ne pouvez pas reconnaître ça, vous!

Le marshal attendait, un bras tendu dans sa direction.

- Désolé, Starling, bredouilla Clint Pearsall, les mains encombrées par l'équipement de la jeune femme.

Elle le dévisagea une seconde, détourna le regard. Paul Krendler se glissa vers elle pendant que les autres se regroupaient près de la porte, attendant de laisser le diplomate sortir en premier par déférence. Il commença à siffler entre ses dents une phrase toute préparée :

- Même pour une petite Blanche sudiste, vous êtes quand même...

- Excusez-moi...

C'était Monténégro, revenu derrière elle.

- Excusez-moi, répéta le diplomate en fixant Krendler jusqu'à ce que celui-ci batte en retraite, les traits crispés par la haine. Je regrette ce qui vous arrive, dit-il à Starling. J'espère que vous êtes innocente, vraiment. Je vais demander à la Questura de Florence de tout faire pour découvrir qui a payé pour l'inserzione... pour cette petite annonce. Si vous avez idée d'une piste dans mes... dans mes cordes, que je pourrais suivre en Italie, n'hésitez pas à me le dire, s'il vous plaît. Je ferai de mon mieux.

Il lui tendit une carte de visite, un épais bristol gravé en relief. En sortant, il négligea de remarquer la main que Krendler lui tendait.

 

 

Affluant par l'entrée principale dans la perspective de la cérémonie d'anniversaire, les journalistes se massaient sur l’esplanade. Certains d'entre eux semblaient chercher quelque chose de précis.

- Vous êtes obligé de me tenir par le bras? demanda Starling au marshal.

- Non, miss, pardon, répondit-il, embarrassé, tout en lui frayant un passage à travers les perches des micros et les questions criées à la volée.

Boule à Zéro avait l'air de s'être documenté, entre-temps. Sa rafale de points d'interrogation était bien mieux ciblée qu'auparavant :

- Est-il vrai qu'on vous a retiré le dossier Hannibal Lecter ? Est-ce que vous vous attendez à des poursuites judiciaires contre vous ? Les accusations du gouvernement italien, vous en pensez quoi ?

Dans le garage, Starling remit à son escorte le casque, le gilet, le fusil d'assaut et le revolver supplémentaire qu'elle gardait dans son coffre. Le marshal patienta tandis qu'elle vidait l'arme de poing et l'essuyait soigneusement avec un chiffon huilé.

- Je vous ai vue tirer à Quantico, miss Starling, risqua-t-il. Moi-même, je suis arrivé en quart de finale du concours des marshals. Je vais huiler l'autre revolver avant qu'on le mette de côté.

- Merci, marshal.

Elle s'était déjà glissée au volant mais il s'attardait. Il prononça quelques mots couverts par le rugissement de la Mustang et comme elle baissait sa vitre il les répéta, de manière distincte cette fois :

- Je trouve ça lamentable, ce qui vous arrive.

- Merci, marshal. De votre part, ça me fait plaisir.

Une voiture de presse attendait à la sortie du parking, prête à la filer. Starling partit en trombe pour la semer. A quelques centaines de mètres, une patrouille de police l'arrêta pour excès de vitesse. Les photographes mitraillèrent le policier en train de dresser la contravention.

 

 

Le vice-directeur Noonan était assis à son bureau, frottant d'un air pensif les deux marques rouges que ses lunettes lui avaient laissées sur le nez.

L'élimination de Starling ne lui donnait pas trop d'états d'âme, tant il était convaincu que les femmes faisaient souvent preuve d'une émotivité qui ne convenait pas aux impératifs du service. Mais il avait été blessé de voir Jack Crawford rabroué, mis sur la touche. C'était un vieux de la vieille, lui. Il avait peut-être le béguin pour cette fille mais c'était excusable, avec la mort de sa femme et tout... Lui-même avait passé toute une semaine sans pouvoir quitter des yeux une sténo très séduisante, jusqu'à ce qu'il la remercie avant qu'elle ne puisse lui créer d'ennuis.

Il remit ses lunettes et descendit à la bibliothèque en ascenseur. Il trouva Crawford assis dans la salle de lecture, la tête contre le mur, apparemment endormi. Il avait le visage cendreux, baigné de sueur. Il ouvrit les yeux, chercha sa respiration.

- Jack ? Jack ?

Noonan posa une main sur son épaule, puis sur sa joue poisseuse. Soudain, sa voix s'éleva dans le silence de la salle :

- Hé, vous, le bibliothécaire, appelez le service médical, tout de suite !

Crawford fut conduit à l'infirmerie du FBI. Quelques instants plus tard, il était transféré à l'unité de soins intensifs du Jefferson Memorial, en cardiologie.


 

 

Krendler n'aurait pu rêver meilleure couverture de presse.

A l'occasion du quatre-vingt-dixième anniversaire du Bureau, les journalistes avaient eu droit à une visite guidée du nouveau centre de traitement des crises. Les télévisions tirèrent tout l'avantage possible du moment, l'accès à l'immeuble J. Edgar Hoover étant d'habitude peu aisé pour la presse. La chaîne C-SPAN retransmit intégralement et en direct les discours de l'ancien Président Bush et du directeur du FBI ; CNN en donna des extraits au cours de son reportage en continu et les autres chaînes y consacrèrent une partie de leur journal du soir.

C'est au moment où les invités de marque quittaient l'estrade que Krendler put passer à l'action. Boule à Zéro, le jeune reporter-télé qui se tenait près des marches, lui tendit son micro :

- Mr Krendler, est-il exact que l'agent Clarice Starling a été déchargé de l’enquête sur Hannibal Lecter ?

- Je pense qu'il serait prématuré de faire le moindre commentaire à ce sujet pour l'instant. Prématuré et dommageable pour l'agent Starling. Je dirai simplement que l'inspection générale de mon département est en train de s'intéresser au traitement du cas Lecter. Aucune charge n'a été retenue contre qui que ce soit.

Le représentant de CNN obtint lui aussi ses quelques mots.

- Mr Krendler, dans le milieu de la presse italienne on avance qu'une source dans l'appareil d'État américain aurait illégalement communiqué des informations au docteur Lecter en lui conseillant de prendre la fuite. Est-ce pour cette raison que l'agent Starling a été suspendue ? Est-ce que cela expliquerait également que l'Inspection Générale, et non la commission de déontologie professionnelle du FBI, s'occupe de cette affaire ?

- Je ne peux commenter des informations de la presse étrangère, Jeff, vous le comprenez. Ce que je suis habilité à dire, par contre, c'est que le bureau de l'inspecteur général enquête sur des allégations dont la véracité n'a pas encore été établie. Nous devons être responsables vis-à-vis de nos agents tout autant qu'envers nos amis européens, martela-t-il avec l'index tendu dans les airs, tel un Kennedy. Le dossier Lecter est entre de bonnes mains, je puis vous l'assurer. Pas seulement celles de Paul Krendler, celles aussi d'experts en de multiples disciplines au FBI et au Département de la Justice. Nous développons actuellement un projet dont il sera possible de parler quand il aura porté ses fruits.

 

 

Le lobbyiste allemand qui avait loué sa villa au docteur Lecter avait doté le salon d'un gigantesque système de télévision Grundig. Sans doute pour rendre le meuble ultramoderne moins choquant au milieu du décor, il avait posé dessus un de ses plus modestes bronzes de la Léda au cygne.

Le docteur était en train de regarder une émission intitulée Une brève histoire du temps, consacrée au célèbre astrophysicien Stephen Hawking et à son œuvre. Il l'avait déjà vue à plusieurs reprises et c'était maintenant son passage préféré, le moment où la tasse de thé tombe de la table et se brise sur le sol. Hawking, tout de guingois dans son fauteuil roulant, commente de sa voix digitale : « D'où vient la distinction entre le passé et l'avenir ? Les lois de la science ne la reconnaissent pas et pourtant, dans la vie courante, la différence est importante. Ainsi, voir une tasse de thé glisser de la table et se casser en mille morceaux sur le sol n'a rien d'exceptionnel mais le jamais-vu, ce serait qu'elle se reconstitue et qu'elle saute à sa place... »

Repassé en sens inverse, le film offre précisément ce spectacle, celui de la tasse qui reprend sa forme et son emplacement initiaux. Hawking poursuit son commentaire : « C'est l'évolution vers un état de désordre accru, dite entropie, qui distingue le passé de l'avenir, qui donne un sens au temps. »

Le docteur Lecter était un grand admirateur des travaux de Stephen Hawking, qu'il suivait d'aussi près que possible dans les revues de sciences mathématiques. Il savait que Hawking avait soutenu à un moment que l'expansion de l'univers finirait par s'arrêter et qu'il entrerait à nouveau dans une phase de rétrécissement, que l'entropie pourrait s'inverser. Par la suite, il était revenu sur cette hypothèse en déclarant s'être trompé.

Les connaissances de Lecter en mathématiques pures étaient plus que substantielles, mais Stephen Hawking évolue dans une sphère inaccessible au reste des mortels. Des années durant, le docteur avait tourné et retourné le problème. Il aurait tant voulu que Hawking ait eu raison, que l'univers cesse de s'étendre, que l'entropie se ravise, que Mischa, dépecée et digérée, soit à nouveau entière...

A propos de temps... Le docteur Lecter stoppa la cassette pour attraper les informations à la télévision.

Sur son site Web public, le FBI donne une liste quotidienne des émissions ou des articles de presse concernant le Bureau qui sont prévus dans les prochains jours. Le docteur Lecter, qui vérifiait chaque matin sur la page Internet du FBI qu'il figurait toujours sur la liste des dix criminels les plus recherchés du pays, avait donc repéré longtemps à l'avance la célébration de l'anniversaire de sa fondation et là, dans un confortable fauteuil, en veston d'intérieur et foulard assortis, il regardait Krendler débiter ses mensonges. Les yeux mi-clos, humant son verre de cognac dont il prenait de lentes gorgées, il observait cette face livide qu'il n'avait pas revue depuis que l'individu avait approché sa cage à Memphis peu avant son évasion, sept ans plus tôt.

Sur la chaîne locale de Washington, il découvrit Starling en train de se faire dresser contravention, une nuée de micros poussés à travers la vitre baissée de sa Mustang. A cette heure, les commentaires télévisés soutenaient déjà qu'elle était « accusée d'atteinte à la sûreté de l'État » dans l'affaire Lecter.

Ses yeux noisette s'écarquillèrent à la vue de la jeune femme. Des étincelles montées du plus profond de ses pupilles fusèrent autour de son visage reflété en lui. Bien après qu'elle eut disparu de l'écran, il conservait une image d'elle complète, parfaite, qu'il fondit à une autre, Mischa, et il les compressa toutes les deux jusqu'à ce que de nouvelles étincelles jaillissent littéralement de leur noyau fusionnel et emportent leur image unique vers l'est, dans le ciel de la nuit, où elle rejoignit la course des étoiles au-dessus de la mer.

Quand bien même l'univers se contracterait, le temps s'inverserait et les tasses de thé cassées se reconstitueraient, une place pouvait désormais être trouvée à Mischa en ce monde, la plus estimable que le docteur Lecter ait connue : celle de Starling. Oui, Mischa pourrait occuper la place de Starling sur terre. Et si cela se réalisait, si le passé voulait revenir, la disparition de Starling laisserait à Mischa un espace aussi étincelant de propreté que la baignoire en cuivre dans le jardin.


 

 

Le docteur Lecter gara son pick-up à un pâté de maisons de l'hôpital Maryland-Misericordia et frotta soigneusement ses pièces de monnaie avant de les glisser dans le parcmètre. Puis, équipé de l'épaisse combinaison que les ouvriers portent par grand froid et d'une casquette à longue visière destinée aux caméras de la sécurité, il se dirigea vers l'entrée principale.

Plus de quinze années s'étaient écoulées depuis l'époque où il avait hanté ces lieux, mais pour l'essentiel le décor lui parut inchangé. Revoir l'endroit où il avait commencé à exercer la médecine n'éveillait en lui aucune émotion particulière. Les étages à accès réservé avaient subi une rénovation superficielle qui n'avait pas modifié notablement leur structure initiale, ainsi qu'il l'avait vérifié sur les plans du département des Travaux publics.

Grâce au badge de visiteur obtenu à la réception, il pénétra dans l'espace hospitalier proprement dit, parcourut les couloirs en lisant les noms des patients et de leurs médecins sur la porte des chambres. Il se trouvait dans l'unité de convalescence postopératoire, où les malades étaient placés après une intervention en chirurgie cardiaque ou neurologique.

A le voir avancer ainsi, vous auriez pu penser qu'il avait du mal à déchiffrer les lettres magnétisées, ses lèvres formant silencieusement ce qu'il lisait tandis qu'il se grattait la tête de temps à autre comme un rustaud. Enfin, il s'installa dans la salle d'attente, sur un siège d'où il était en mesure de voir tout le couloir. Il patienta une heure et demie au milieu de vieilles femmes en train de s'échanger leurs tragédies familiales, supporta Le Juste Prix qui beuglait à la télévision et finit par repérer ce qu'il cherchait: un chirurgien en tenue d'opération qui visitait les malades tout seul. Il plissa les yeux sur le panonceau de la porte qu'il venait d'ouvrir. Donc, ce toubib allait visiter un patient du... du docteur Silverman.

Hannibal Lecter se leva, se gratta à nouveau le crâne, ramassa un journal mal replié sur la table et quitta la salle d'attente. Un peu plus loin, il y avait une autre chambre occupée par un patient de Silverman. Il s'y glissa sans bruit. La pièce était plongée dans la pénombre, et son occupant opportunément endormi sous les bandages qui couvraient son crâne et les côtés de son visage. Sur l'écran du moniteur, un trait de lumière se tortillait lentement, tel un ver de terre.

Il se dépouilla rapidement de sa combinaison rembourrée pour apparaître en tenue verte d'aide-soignant. Il passa des protège-chaussures, un bonnet, un masque et des gants, puis sortit de sa poche un sac en plastique blanc qu'il déplia.

Quand il ouvrit la porte, le docteur Silverman était en train de parler à quelqu'un par-dessus son épaule.

« Est-ce qu'il va être avec une infirmière ?... Non. »

Hannibal Lecter s'empara de la poubelle de la chambre et entreprit d'en transférer le contenu dans son sac.

- Oh, pardon, docteur, je ne vais pas vous déranger...

- Ça va, répondit Silverman en regardant le panneau des températures accroché au bout du lit. Faites ce que vous avez à faire.

- Merci, dit Lecter, et il envoya sa matraque en cuir sur la base du crâne du chirurgien, d'un simple mouvement du poignet, rien de plus, vraiment, avant de le retenir dans sa chute en passant un bras autour de son torse.

Il est toujours surprenant de voir le docteur Lecter soulever un corps : proportionnellement, il est aussi fort qu'une fourmi.

Il porta Silverman dans la salle de bains de la chambre, lui baissa son pantalon et l'installa sur le siège des toilettes où le chirurgien s'affaissa, recroquevillé. Le docteur Lecter ne lui releva la tête que pour observer ses pupilles et retirer les divers badges d'identification épinglés sur sa blouse, qu'il remplaça par son passe de visiteur. Reprenant l'identité de Silverman, il lui emprunta également son stéthoscope qu'il se passa au cou à la manière prisée par les grands médecins, drapé en boa. Les coûteuses lunettes chirurgicales de Silverman allèrent sur son front et le casse-tête en cuir retrouva sa place dans sa manche.

Il était prêt à pénétrer au cœur du Maryland-Misericordia.

En matière de narcotiques, l'hôpital est astreint à une très stricte réglementation fédérale : à tous les étages publics, la pharmacie du poste de garde réservée à ces substances est verrouillée et deux clés sont requises pour l'ouvrir, l'une confiée à l'infirmière ou l'infirmier en chef, l'autre à son assistant. Chaque ouverture est soigneusement répertoriée et datée.

Dans les salles d'opération, la zone la plus contrôlée du bâtiment, la procédure est encore plus rigoureuse. Les produits ne sont apportés en salle que quelques minutes avant l'arrivée du patient, ceux destinés à l'anesthésiste placés près de la table dans un boîtier à deux compartiments, l'un réfrigéré et l'autre à température ambiante. Ces substances sont conservées dans une réserve spéciale à côté du sas de stérilisation. Là, il s'agit de préparations qu'on ne trouve pas dans les autres services, des sédatifs puissants ou des hypnotisants sédatifs élaborés qui permettent des interventions à cœur ou à cerveau ouvert sur un malade encore conscient.

Puisqu'un pharmacien est présent dans la réserve tout au long de la journée de travail, les placards ne sont verrouillés que la nuit : quand il s'agit de chirurgie d'urgence, il serait malvenu de courir après une clé...

Toujours masqué, le docteur Lecter poussa les portes battantes qui contrôlent l'accès aux salles d'opération.

Ici, les murs ont été peints d'une combinaison de couleurs criardes censées apporter une note d'optimisme besogneux, alors que même les yeux d'un mourant auraient du mal à les supporter. Plusieurs chirurgiens entrés avant Lecter étaient en train de signer la feuille de présence au bureau, puis se dirigeaient vers le vestiaire de stérilisation. Il prit la feuille et bougea le stylo dessus sans rien inscrire.

La première opération de la journée sur le programme affiché dans le couloir était une ablation de tumeur cervicale en salle B, qui devait commencer dans vingt minutes. Au vestiaire, le docteur Lecter retira ses gants, se lava soigneusement les mains en se frictionnant les bras jusqu'au coude, les sécha, les talqua et se reganta. Il ressortit. La réserve à toxiques devait être la prochaine porte à droite. Non. Le battant couleur abricot portait la mention « Générateurs d'urgence », puis c'était l'entrée de la salle B. Une infirmière qui passait s'arrêta à sa hauteur.

- Bonjour, docteur.

Il toussa sous son masque, grommela un salut et rebroussa chemin dans le sas de stérilisation en maugréant entre ses dents comme s'il y avait oublié quelque chose. L'infirmière le suivit des yeux un instant, puis elle repartit vers la salle d'opération.

Le docteur Lecter enleva ses gants, les jeta dans la poubelle. Personne ne lui prêtait attention. Il en prit une paire neuve. Seul son corps se trouvait dans le vestiaire. En réalité, il était en train de traverser en hâte l'entrée de son palais de la mémoire, passait en trombe devant le buste de Pline et montait l'escalier conduisant à la galerie d'Architecture. Dans un espace bien éclairé où l'on remarquait la maquette de la cathédrale Saint-Paul réalisée par Christopher Wren, les plans de l'hôpital Maryland-Misericordia étaient étalés sur une table à dessin. L'étage de chirurgie, trait pour trait, sur le document du département des Travaux publics de la ville de Baltimore. Il était là, à cet instant, et donc la réserve était ici... Non. Les plans étaient faux. L'aménagement de l'étage avait dû être modifié par la suite. Les générateurs apparaissaient du côté opposé, dans le couloir menant à la salle A. Peut-être le descriptif avait-il été inversé... Il le fallait, oui : il ne pouvait pas se permettre de tâtonner de porte en porte.

Il quitta à nouveau la stérilisation, en direction de la salle A. Une porte à gauche, avec le sigle « IRM », puis une autre. « Pharmacie ». L'espace indiqué sur le plan avait donc été séparé en deux parties, l'une réservée à une salle d'imagerie à résonance magnétique, l'autre à la réserve à toxiques.

La lourde porte était entrebâillée, maintenue par un arrêt en caoutchouc. Hannibal Lecter s'y faufila et referma derrière lui. Un pharmacien courtaud était accroupi devant une étagère basse.

- Je peux vous aider, docteur ?

- S'il vous plaît.

Le jeune homme commença à se relever mais il n'en eut pas le temps. Un coup assourdi du casse-tête et il s'effondra sur le sol, évanoui.

Lecter souleva les pans de sa blouse et les glissa sous le tablier de jardinier à poches multiples qu'il portait dessous.

A la vitesse de la lumière, son regard parcourut les étiquettes sur les rayons : Ambien, amobarbital, amytal, hydrate de chloral, Dalmane, flurazepam, Halcion... Les dosettes disparaissaient par dizaines dans ses poches. Puis il passa dans la chambre froide, lisant et ratissant à la fois, midazolam, Noctec, scopolamine, penthotal, quazépam, zolpidem. Moins d'une minute plus tard, il était dans le couloir et avait refermé la porte de la réserve.

De retour au vestiaire, il s'inspecta dans la glace pour voir si sa blouse ne présentait pas de bosses suspectes. Puis, sans hâte, il reprit le chemin inverse, quitta le service de chirurgie, son badge épinglé tête en bas, le visage masqué, les lunettes sur le nez avec les bifocales relevées, le pouls à soixante-douze, échangeant des saluts bougons avec d'autres médecins. Ensuite l'ascenseur, descendre, descendre encore, les yeux délibérément fixés sur la feuille de soins qu'il avait attrapée au passage.

Un visiteur perspicace aurait sans doute trouvé étrange qu'il porte encore son masque sur le perron, jusqu'à ce qu'il soit hors de portée des caméras de sécurité. Et un passant observateur aurait pu se demander pourquoi un chirurgien utilisait un vieux pick-up délabré...

Au même moment, une anesthésiste qui s'était lassée de frapper à la porte de la réserve découvrait le laborantin inconscient et un quart d'heure s'écoula encore avant que la disparition des préparations soit remarquée. Quant au docteur Silverman, il revint à lui, affalé sur le sol des toilettes, le pantalon baissé, sans aucun souvenir d'être arrivé là et sans la moindre idée d'où il se trouvait. Il se dit qu'il avait eu un étourdissement, peut-être une mini-embolie due à des efforts d'expulsion intestinale. Craignant de déplacer le caillot, il hésita à se mouvoir et rampa sur le sol jusqu'à ce qu'il puisse prendre appui sur le mur pour se relever. Une contusion bénigne fut constatée à l'examen médical.

Avant de rentrer chez lui, le docteur Lecter s'arrêta d'abord à un dépôt de poste restante dans la banlieue de Baltimore, où il retira un paquet qu'il avait commandé sur Internet à un fournisseur d'articles funéraires : il s'agissait d'un smoking avec chemise et cravate incorporées, ouvert dans le dos pour être enfilé d'un seul tenant.

Il ne lui restait plus qu'une course, mais d'importance: du vin. Une bouteille digne des plus grandes occasions. Pour cela, il fallait se rendre à la capitale du Maryland, Annapolis. Faire la route en Jaguar aurait été plus plaisant, certes.


 

 

Habillé en prévision d'un jogging dans le froid, Paul Krendler dut entrouvrir la veste de son survêtement pour éviter la suffocation en reconnaissant la voix d'Eric Pickford, qui l'appelait chez lui, à Georgetown.

- Descendez à la cafétéria et appelez-moi d'une cabine!

- Hein, comment, Mr Krendler ?

- Faites ce que je vous dis.

Il retira son bandeau et ses gants, les jeta sur le piano de son salon. D'un doigt hésitant, il massacra le thème de Dragnet sur le clavier en attendant que le téléphone sonne à nouveau.

- Starling a passé un bon moment au service technologique, Eric. On ne peut pas savoir si elle n'a pas trafiqué les téléphones de son bureau. On ne badine pas avec la sûreté de l'État.

- Entendu, Mr Krendler. Voilà, elle m'a appelé tout à l'heure. Elle voulait récupérer sa plante et d'autres machins, dont cet abruti d'oiseau qui boit dans un verre... Mais elle m'a dit quelque chose d'intéressant, aussi. Elle m'a conseillé de classer les demandes d'abonnement suspectes en tenant compte du dernier chiffre du code postal, avec une différence de trois au plus. D'après elle, le docteur Lecter doit utiliser plusieurs postes restantes assez proches l'une de l'autre, c'est plus pratique pour lui.

- Et alors ?

- Alors, j'ai eu une touche, grâce à ça. La Revue de neurophysiologie est envoyée à une poste restante, Physica Scripta et ICARUS à une autre, toutes les deux distantes de moins de vingt kilomètres. Les abonnements sont à des noms différents, payés par mandats tous les trois.

- C'est quoi, ICARUS?

- La revue internationale d'études du système solaire. Il avait pris un abonnement de soutien à sa création, il y a vingt ans. Les adresses de poste restante sont à Baltimore. En général, les revues arrivent le 10 du mois. Et puis j'ai eu encore autre chose, il y a une minute : une vente de pinard pas donné, une bouteille de Château-machin... Haykoum, un truc comme ça?

- Ça se prononce « Iiii-kim ». Qu'est-ce que vous savez là-dessus ?

- Un magasin classe d'Annapolis. J'ai entré l'achat sur l'ordinateur et il a flashé sur la liste des articles à surveiller que Starling a dressée. Le programme a aussi établi un lien avec l'année de naissance de Starling. La même que celle où ce vin a été mis en bouteille. Le gars a payé trois cent vingt cinq dollars pour ça, en cash...

- C'était avant ou après que vous aviez parlé à Starling ?

- Juste après, il y a une minute ou deux, je vous l'ai...

- Donc elle n'est pas au courant.

- Non. Je devrais peut-être l'ap...

- Vous me dites que ce commerçant vous a alerté pour l'achat d'une seule bouteille ?

- Oui, Mr Krendler. Elle a laissé ses notes dans l'ordinateur, elle avait repéré qu'il n'y a que trois bouteilles comme ça sur toute la côte Est. Elle avait alerté les trois détaillants. C'est quand même fort, ça...

- Et qui l'a achetée ? Je veux dire, de quoi il avait l'air ?

- Un Blanc, taille moyenne, barbu. Tout emmitouflé, d'après eux.

- Est-ce qu'ils ont une vidéo de sécurité, là-bas ?

- Oui, Mr Krendler. C'est le premier truc que j'ai demandé. J'ai dit qu'on allait envoyer quelqu'un prendre la cassette. Je ne l'ai pas encore fait. Le vendeur n'était pas au courant, mais il a parlé de la vente qu'il venait de faire au patron, tellement c'était inhabituel... Le directeur s'est précipité sur le trottoir, il a vu le suspect... enfin, celui qu'il pense être le suspect s'en aller dans un vieux pick-up. Gris, avec un étau à l'arrière. Si c'est Lecter, vous pensez qu'il va essayer de l'apporter à Starling, cette bouteille ? On ferait mieux de la prévenir.

- Non. Pas question.

- Je peux au moins ajouter l'info au dossier VICAP en ligne ?

- Non ! - Krendler réfléchissait à toute allure. - Vous avez reçu une réponse de la Questura, à propos de l'ordinateur de Lecter ?

- Non, Mr Krendler.

- Donc, vous ne pouvez rien donner au VICAP tant que nous ne sommes pas certains que Lecter n'est pas lui-même en mesure de le lire. Il a peut-être les codes d'accès de Pazzi. Ou bien Starling pourrait tomber dessus et lui refiler l’info en s'y prenant plus ou moins comme elle l'a fait à Florence.

- Ah, d'accord, je vois... Notre antenne à Annapolis récupère la cassette, alors ?

- Laissez-moi m'occuper de ça.

Puis, quand Pickford lui eut donné les coordonnées du marchand de vins :

- Continuez à travailler sur les abonnements. Vous pourrez parler de votre piste à Crawford lorsqu'il reprendra le boulot. Il organisera la surveillance des postes restantes à partir du 10 du mois.

Après avoir téléphoné à Mason Verger, il quitta sa maison de ville à Georgetown et partit en trottant sans effort vers le parc de Rock Creek.

Dans le soir tombant, seuls étaient visibles son bandeau blanc, ses chaussures de sport, blanches également, ainsi que la bande sur les côtés de son survêtement noir, le tout festonné de sigles « Nike » qui flottaient dans l'obscurité, comme s'ils se mouvaient par leur seule volonté.

Il courut une demi-heure d'affilée, à bonne allure. Alors qu'il arrivait en vue de la piste d'atterrissage près du zoo, il entendit le bruissement des pales d'u


Date: 2015-12-18; view: 766


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