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Il avait commandé un taxi afin de laisser la voiture à Alice. Le chauffeur le connaissait et l'appela Patron. 4 page

- Voilà, mon petit. Ton père m'a sauvé la vie sans le vouloir. Ta mère aussi, mais, elle, elle le savait. Il y a plus de trente ans, maintenant, qu'elle nous rend des services. Gino est régulier *. Tu as toujours bien travaillé, et, jusqu'ici, personne n'a eu à se plaindre de Tony. Il ne faut pas qu’il parle. C'est tout. En passant par Miami, je t'ai fait venir, parce que je pense que c'est encore toi qui as le plus de chances de nous en tirer. Ai-je eu tort?

Eddie leva les yeux, dit presque malgré lui:

- Non.

- Je suis sûr que tu le retrouveras. On a dû mettre le F.B.I aux trousses de Tony *, et les Etats-Unis ne sont pas assez grands pour lui. Je n'aimerais même pas le voir au Canada ou au Mexique. Mais si, par exemple, je le savais en Europe, je crois que je serais plus tranquille. Il existe encore des Rico en Sicile?

- Notre père avait huit frères et sœurs.

- Ce serait une occasion, pour Tony, d'aller faire connaissance de la famille et de lui présenter sa femme.

- Oui.

- Il s'agit de le décider, de trouver les bons arguments.

- Oui.

- Il faut faire vite.

- Oui.

- A ta place, je commencerais par le vieux Malaks.

Il dit oui encore une fois, tandis que Sid Kubik se levait et que Phil se dirigeait vers la porte.

- A part cela, tout va bien à Santa Clara?

- Très bien.

- C'est un bon coin?

- Oui.

- Ce serait dommage d'abandonner ça.

- Je ferai tout ce que je pourrai.

La tête lui tournait, et pourtant il n'avait pas touché à son whisky.

- Si j'étais toi, je me rendrais directement en Pennsylvanie, sans repasser par Santa Clara.

- Oui.

- A propos, comment se comporte Joe?

- Il travaille au comptoir.

- On le surveille?

-J'ai laissé des instructions à Angelo.

Debout, Kubik tendit sa grosse main dans laquelle il serra si fortement la main d'Eddie que celui-ci la retira toute blanche.

- Il ne faut en aucun cas que Tony puisse parler, c'est bien convenu ?

- Oui.

Il oublia de dire au revoir à Phil. Deux femmes en short attendaient l'ascenseur, mais il n'en vit que des taches claires. Dans la fraîcheur du hall, il fut pris d'un vertige * et alla s'asseoir près d'une colonne.

 

Chapitre 4

 

Le garagiste qui lui avait loué l'auto, à Harrisburg, lui avait indiqué la route sur la carte accrochée au mur de son bureau. Il fallait prendre l’autostrade jusqu’à Carlisle et tourner à droite sur la 274 *, à gauche ensuite, sur la 850, après un petit village nommé Drumgold. Le chemin était à côté.

La pluie avait commencé alors qu'il roulait encore entre les lignes blanches de l'autostrade. En deux secondes, cela avait été une avalanche d'eau.

Il avait mal dormi. Quand la veille au soir, en descendant de l'avion, à Washington, il avait appris qu'il y avait un avion pour Harrisburg une heure plus tard, il avait décidé de le prendre, négligeant de réserver une chambre par téléphone. Déjà il avait été nerveux pendant le voyage. A l'escale de Jacksonville, on avait vu, au bout du terrain, un avion pareil au leur qui s'était écrasé en flammes * une heure plus tôt et qui fumait encore.



II n'y avait aucune chambre libre dans les deux ou trois bons hôtels de Harrisburg, à cause d’une célébration quelconque.

Son taxi l'avait enfin conduit dans un hôtel douteux où la baignoire était jaunie et où, à côté du lit, on trouvait avec une bible, un appareil de radio qui fonctionnait quand on glissait une pièce de vingt-cinq cents dans une fente.

Il avait connu pis dans sa jeunesse, évidemment. Quand il était petit, il n'y avait pas de salle de bains du tout dans la maison: on se lavait dans la cuisine une fois par semaine, le samedi. C'est peut-être pour posséder un jour une vraie salle de bains qu'il avait tant travaillé. Avoir une salle de bains et changer de linge chaque jour!

Des panneaux se dressaient tout le long de l'autostrade, mais les voitures roulaient vite et on n'avait pas le temps, à travers tant d'eau, de lire ce qui était écrit.

Quand il put sortir de l’autostrade, il avait dépassé la 274 et il dut faire un long détour dans les campagnes avant de la retrouver. Comme par une ironie du sort, deux milles plus loin, la route était barrée; un nouvel écriteau, avec une flèche longue de plusieurs mètres, annonçait: Détour.

Depuis, il avançait lentement, penché en avant pour distinguer quelque chose dans l'orage, passant d’un chemin de terre à une route goudronnée.

Maintenant, il était dans les montagnes, où les arbres paraissaient noirs, avec parfois une ferme, des champs, quelques vaches immobiles, qui le regardaient passer.

II avait dû se perdre. Nulle part il ne trouvait trace de Drumgold, qu’il aurait dû traverser depuis longtemps, et il n'y avait plus un seul poteau indicateur. Pour demander son chemin, il aurait fallu arrêter sa voiture devant une ferme, en descendre, se laisser tremper pour aller frapper à la porte, et il n'était même pas sûr de trouver quelqu'un.

Il finit pourtant par découvrir une pompe à essence. Un grand diable roux s'approcha de la portière.

- White Cloud?

L'autre se gratta la tête, dut rentrer dans la boutique voisine de la pompe pour se renseigner. Et ce furent de nouvelles côtes, des bois, un lac. Enfin, alors qu'il roulait depuis des heures et n'avait rien pris depuis sa tasse de café du matin, il vit quelques maisons de bois dont l’une était peinte en jaune.

C’est ce que l’homme du garage lui avait dit de chercher. Il était à White Cloud, où le vieux Malaks habitait.

II y avait une véranda tout le long du bâtiment. La partie de gauche était une boutique où l'on vendait de tout: des sacs de farine, des pelles, des conserves, aussi bien que des bonbons et des salopettes. La porte du milieu était surmontée du mot: Hôtel, celle de droite du mot: Taverne.

L'eau coulait du toit de la véranda. A l'abri de celle-ci, un homme fumait un cigare très noir, se balançait sur une chaise à bascule et paraissait s'amuser à la vue d'Eddie courant sous la pluie.

D'abord Eddie n'y fit pas attention. Il se demanda à laquelle des portes il devait s'arrêter, finit par pousser celle de la taverne, où deux vieux étaient assis devant leur verre sans mot dire. L'un d'eux, pourtant, après un long silence, ouvrit la bouche et prononça:

- Martha!

Sur quoi une femme sortit de sa cuisine en s'essuyant les mains à son tablier.

- Qu'est-ce que c'est?

- Je suis bien à White Cloud?

- Mais oui.

- C'est ici qu'habite Hans Malaks?

- Ici et pas ici. Sa ferme est à quatre milles de l'autre côté de la montagne.

- Il est possible d'avoir à manger?

L'homme de la véranda se tenait debout dans l’encadrement de la porte et le regardait ironiquement, comme si, pour lui, la scène avait été fort plaisante, et c’est alors qu’Eddie fronça les sourcils.

Il ne le connaissait pas. Il était certain de ne l'avoir jamais rencontré. Et pourtant il était sûr qu’il avait passé son enfance à Brooklyn et qu’il n’était pas ici par hasard.

- Je peux vous faire une omelette.

Il dit oui. La femme disparut, revint pour lui demander s'il ne voulait rien boire.

- Un verre d'eau.

Eddie alla s'asseoir près de la fenêtre avec la déplaisante sensation d'être un étranger.

Au lieu de venir ici, il avait failli, la veille, se rendre directement à Brooklyn pour voir sa mère. Il n’aurait pas pu dire au juste pourquoi il ne l'avait pas fait? Peut-être parce qu'il se sentait surveillé? Dans l'avion de Miami à Washington déjà, il avait examiné l'un après l'autre tous les passagers en se demandant si l'un d'eux n'était pas là pour le suivre.

Ici, cet homme qui l'avait regardé descendre de l'auto en souriant de satisfaction appartenait certainement à l'organisation. Peut-être était-il là depuis plusieurs jours? Peut-être était-il allé voir le vieux Malaks pour essayer de lui tirer les vers du nez *?

En tout cas, il l'attendait. On avait dû lui téléphoner de Miami. Il tournait autour de Rico, comme s'il hésitait à lui adresser la parole.

- Beau temps, hein?

Eddie ne répondit pas.

- C'est tout un problème de trouver la ferme du vieux.

Est-ce qu'il se moquait de lui? Il était sans veston, sans cravate, car, malgré l'orage, il faisait encore chaud.

- C'est un type! *

II parlait sans doute de Malaks. Eddie haussa légèrement les épaules. Et, après avoir encore lancé deux ou trois phrases en l’air, l'autre lui tourna le dos en grommelant:

- Comme vous voudrez!

Eddie mangea sans appétit. La femme le suivit sur la véranda pour lui indiquer le chemin. Cette fois, il ne se perdit pas.

Il découvrit au milieu des champs de maïs, une grange peinte en rouge, une maison sans étage.

Lorsqu'il descendit de voiture, quelqu'un l'observait à travers une fenêtre, et, quand il se rapprocha, le visage disparut, la porte s'ouvrit, un homme aussi large et puissant qu'un ours l’accueillit.

Cette fois-ci, Eddie n’avait rien préparé. Ce n’était pas possible. Il n’était pas sur son terrain *. L’homme, qui fumait une pipe de maïs, le regardait secouer la pluie de son chapeau et de ses épaules.

- Ça mouille! * remarqua-t-il avec une joie de paysan.

- Ça mouille, oui.

Au milieu de la pièce, il y avait un poêle d’un ancien modèle. Le plafond était bas, non blanchi, soutenu par de grosses poutres. Au mur, trois fusils, dont un à deux canons. Une bonne odeur de vache.

- Je suis le frère de Tony, annonça-t-il tout de suite.

L’autre parut approuver. Qu’il soit le frère de Tony, c’était fort bien.

«Et après?» semblait-il dire en désignant une chaise à bascule.

Après quoi, il alla prendre, sur une étagère, une bouteille d’eau-de-vie blanche qu’il devait distiller lui-même et deux verres épais, sans pied. Il les remplit, en poussa un vers son hôte, sans rien dire, et Eddie comprit qu’il valait mieux boire.

A côté de ce vieillard-là, Sid Kubik, qui donnait pourtant une impression de solidité et de puissance, était un homme de taille moyenne.

Malaks avait le cuir tanné, creusé de fines rides, et les muscles gonflaient sa chemise à carreaux rouges, ses mains étaient énormes.

- Il y a longtemps ( la voix d’Eddie manquait de fermeté *) que je n’ai reçu des nouvelles de Tony.

Le vieux avait les yeux d’un bleu très clair. Il semblait sourire au monde dans lequel il avait sa petite place et où rien de ce qui pouvait arriver n’était capable de l’étonner.

- C’est un bon petit gars, dit-il.

- Oui. A ce qu'on m'a dit, il aime beaucoup votre fille.

A quoi Malaks répondit:

- L'âge veut ça.

- J'ai été content d'apprendre qu'ils étaient mariés.

Le fermier s'était assis en face de lui, la bouteille à portée de sa main.

- Ce sont des choses auxquelles il faut s’attendre entre un homme et une femme.

- Je ne sais pas s'il vous a parlé de moi.

- Un peu. Je suppose que vous êtes celui qui vit en Floride?

Qu’est-ce que Tony lui avait dit? Avait-il fait à son beau-père les mêmes confidences qu’à sa femme et avait-il parlé de l’activité de sa famille?

On n’aurait pas pu dire que Malaks était méfiant ou indifférent. Bien sûr que la visite de ce monsieur qui lui venait du Sud ne le bouleversait pas. Qu’est-ce qui pouvait le bouleverser? Rien, sans doute. Il avait fait sa vie. On se présentait à sa porte, et il offrait un verre de son eau-de-vie. C’était pour lui l’occasion d’en boire, de voir un visage étranger, d’échanger quelques phrases.

Il avait l’air, cependant, de ne pas prendre ça trop au sérieux.

- Ma mère m’a écrit que Tony avait renoncé à sa situation.

C’était une pierre de touche *. Il attendait la réaction. Si Malaks savait, n’aurait-il pas un sourire ironique à ce mot situation?

Il souriait, certes, mais sans ironie. C’était un sourire qui n’était que dans les yeux.

- Comme je passais dans la région, je suis venu vous voir.

Avec l'air de l'en remercier, Malaks lui versait un second verre de son alcool qui brûlait la gorge.

C'était tellement plus difficile qu'avec un sheriff, ou avec n'importe quel tenancier d'une boîte de nuit. Il avait un peu honte de lui, s'efforçait de ne pas le laisser voir. Il se sentait pâle et faible devant cet homme en face de lui.

On ne l'aidait pas. Les hommes qui mènent la vie de Malaks ne parlent pas volontiers.

- Je me suis dit que, si ça pouvait l'aider, il ne me serait pas difficile de lui trouver du travail.

- Il m’a l'air capable de s'en tirer tout seul *.

- C'est un bon mécanicien. Tout jeune, il se passionnait pour la mécanique.

- Il lui a fallu trois jours pour faire marcher le vieux camion que j'avais abandonné comme ferraille.

Eddie s'efforça de sourire.

- C'est bien Tony! Cela a dû vous rendre service.

- Je le lui ai donné. D'autant plus que j'en ai acheté un neuf l'an dernier.

- Ils sont partis avec le camion?

Le vieux fit oui de la tête.

- Cela les aidera. Avec un camion, un homme comme mon frère peut entreprendre un petit commerce.

- C'est ce qu'il a dit.

Il était encore trop tôt pour poser la question.

- Votre fille... Nora, je crois?... n'est pas effrayée?

- De quoi?

- De quitter sa place, New York, sa vie assurée, pour s'en aller comme ça, sans savoir où.

Il avait dit: «sans savoir où». Cela pouvait donner une réaction, mais cela ne donna rien.

- Nora a l'âge *. Quand elle est partie d'ici, voilà trois ans, elle ne savait pas non plus ce qu'elle trouverait. Et lorsque j'ai quitté mon village, à seize ans, je ne savais pas.

- Elle ne craint pas les difficultés?

Ce que sa voix pouvait sonner faux, même à son oreille! Il lui semblait qu'il jouait un rôle odieux, et pourtant il lui était impossible de faire autrement dans l'intérêt de Tony.

- Quelles difficultés? Chez moi, nous étions dix-huit enfants, et le jour où j'ai quitté la maison je n'avais jamais vu de pain blanc, j'ignorais que cela existait, j'avais toujours été nourri de pain de seigle, de betteraves et de pommes de terre, avec parfois un peu de lard. Ils trouveront toujours des pommes de terre et du lard.

- Tony est courageux.

- C'est un bon petit gars.

- Je me demande s'il avait son idée quand il a réparé le camion.

- Probablement que oui.

- Dans certains endroits, on manque de moyens de transport.

- Sûr!

- Surtout à cette saison, à cause des récoltes.

Le vieux approuvait de la tête, réchauffait son verre dans sa grosse main brune.

- En Floride, il trouverait tout de suite des clients.

Cela ne prit pas *. II fallait y aller d'une façon plus directe.

- Ils vous ont envoyé de leurs nouvelles?

- Pas depuis qu'ils sont partis.

- Votre fille ne vous a pas écrit?

- Quand j'ai quitté les miens, je suis resté trois ans sans leur écrire. D'abord, il aurait fallu payer les timbres. Ensuite, je n'avais rien à leur dire. Je leur ai écrit deux fois en tout.

- Votre fils ne vous écrit pas non plus?

- Lequel?

Eddie ne savait pas qu'il en avait plusieurs. Deux ? Trois?

- Celui qui travaille à la General Electric. Tony en a parlé à ma mère. Il paraît qu' il a de l'avenir *.

- C'est possible.

- On dirait que vos enfants n'aiment pas la campagne.

- Pas ces deux-là.

Eddie dut se lever, à bout de patience. Il alla devant la fenêtre regarder la pluie qui tombait toujours.

- Je crois que je vais devoir partir.

- Vous allez ce soir à New York?

Il dit oui, sans savoir.

- J'aurais bien voulu écrire à Tony. J'ai des tas de nouvelles pour lui.

- Il n'a pas laissé son adresse, c'est qu'il ne s'en inquiète pas.

II n'y avait toujours pas trace de sarcasme chez le vieux. C'était sa façon toute simple de penser, de parler.

- Supposez qu'il arrive quelque chose à ma mère... Elle est âgée. Ces derniers temps, elle ne se sentait pas bien.

- II ne peut rien lui arriver de plus grave que de mourir. Et Tony ne la ferait pas revivre, est-ce vrai?

C'était vrai, bien sûr. Tout était vrai. Il n’y avait que lui à zigzaguer piteusement * dans l'espoir de faire dire au vieux ce qu’il ne savait pas ou ce qu'il ne voulait pas dire.

Il tressaillit en voyant un homme, dehors, regarder le numéro d'immatriculation de la voiture, puis se pencher par la portière pour lire le permis de circuler. L’homme portait des bottes en caoutchouc rougeâtre. Il était jeune, ressemblait à Malaks, mais avait des traits irréguliers.

II frappa ses bottes contre le mur, poussa la porte, regarda Eddie, son père, enfin la bouteille et les verres.

- Qui est-ce? demanda-t-il sans saluer.

Et le vieux:

- Un frère de Tony.

Alors le jeune homme à Eddie :

- Vous avez loué la voiture à Harrisburg ?

Ce n’était pas une question, mais presque une accusation. Il ne dit rien de plus, ne s'occupa plus du visiteur et alla se servir un verre d'eau.

- J'espère qu'ils seront heureux, prononça Eddie pour prendre congé.

- Ils le sont sûrement.

C'était tout. Le fils était rentré dans la pièce, son verre d'eau à la main, et suivait du regard Eddie qui se dirigeait à regret vers la porte. Le vieux Malaks, qui s'était levé, le regardait partir, lui aussi, sans le reconduire.

- Merci pour le petit verre.

- Il n'y a pas de quoi.

- Merci quand même. Je pourrais peut-être vous laisser mon adresse, pour le cas...

C'était une ultime tentative.

- A quoi bon, puisque je n'écris jamais? Je me demande même si je me souviens de mon alphabet.

Rico franchit, le dos courbé, l'espace qui le séparait de l'auto, et, comme il n'avait pas relevé la glace, le siège était mouillé. Il mit la voiture en marche, soudain rageur, d'autant plus qu'il croyait entendre un gros éclat de rire dans la maison.

Sur la véranda, le type qui se balançait toujours sur sa chaise le regarda venir avec des yeux moqueurs. C’est pourquoi il ne descendit pas de la voiture, poussa l'accélérateur et s'élança sur le chemin du retour.

Il ne se perdit plus. L'orage avait cessé, il n'y avait plus ni tonnerre, ni éclairs, mais il pleuvait toujours. Il allait pleuvoir pendant deux jours au moins.

L’homme du garage, à Harrisburg, grogna parce que la voiture était sale jusqu'au toit. Eddie repassa par l'hôtel pour prendre sa valise et se fit conduire en taxi au champ d'aviation sans savoir à quelle heure il y avait un avion.

II eut une heure et demie à attendre. Il y avait, au fond, deux cabines téléphoniques, et il alla au comptoir se munir de monnaie *.

La veille, il n'avait pas téléphoné chez lui.

Maintenant encore il le faisait à contrecœur, parce qu'il l'avait promis à Alice. Alors qu'il avait déjà demandé la communication il ne savait pas encore ce qu'il dirait, il n'avait pris aucune décision. L’envie lui venait de rentrer chez lui le plus vite possible et de ne plus s'occuper de rien, malgré Phil et toutes les organisations de la terre.

On n’avait pas le droit de troubler sa vie de la sorte. C’était lui qui l’avait faite, à la force des poignets *, comme le vieux Malaks avait bâti sa ferme. Il n'était pas responsable des faits et gestes de son frère. Ce n'était pas lui qui pilotait l'auto d'où étaient partis les coups de feu qui avaient tué le marchand de cigares. Tout cela, vu d’ici, paraissait irréel.

Est-ce que l'homme de la véranda à White Cloud était vraiment là pour le surveiller? Pourquoi, dans ce cas, ne l'avait-il pas suivi? Par la vitre de la cabine, Eddie découvrait toute la salle d'attente, où il n'y avait que deux femmes d'un certain âge et un marin, avec son sac à côté de lui, sur la banquette.

Tout était sale, gris, alors qu'à Santa Clara la maison était toute blanche sous le soleil.

Si ce n'était pas pour lui, qu'est-ce que le type faisait à White Cloud? Il trouva une explication toute simple. Sid Kubik n'était pas un enfant. Derrière la porte de la boutique, il y avait un guichet au-dessus duquel on lisait: Poste. C'était là que tout le courrier du village arrivait. S'il en venait pour Malaks, le type pouvait facilement le voir au moment où on vidait les sacs.

- C'est toi ?

- Où es-tu?

- En Pennsylvanie.

- Tu reviens bientôt?

- Je ne sais pas. Comment vont les enfants?

- Très bien.

- Rien de nouveau?

- Non. Le sheriff a téléphoné, mais il m'a dit que ce n'était pas important. Tu restes là-bas?

- Je suis au champ d'aviation. J'arriverai ce soir à New York.

- Tu verras ta mère?

- Je ne sais pas. Sans doute. Oui.

Il la verrait. Cela valait mieux. Peut-être savait-elle quelque chose qu'elle n'avait pas dit à Kubik.

Le reste de la journée fut aussi morne. L'avion était un vieil appareil, et on traversa deux orages. Quand on arriva au-dessus de la Guardia *, la nuit était tombée, des silhouettes noires allaient et venaient devant la gare, des gens s'embrassaient.

Il finit par obtenir un taxi et donna l'adresse de Brooklyn. Il avait froid, soudain, dans son complet trop léger. Il éternua plusieurs fois et eut peur d'avoir attrapé un rhume. Quand il était petit, il était souvent enrhumé. Tony aussi qui faisait chaque hiver une bronchite.

C'était une image qui lui revenait tout à coup à l'esprit: Tony dans son lit, avec des journaux illustrés sur la couverture. Les trois frères couchaient dans la même chambre. Il y avait à peine la place pour se remuer entre les lits.

Il allait y avoir une discussion pénible. Sa mère insisterait pour qu'il dorme chez elle. Il y avait maintenant une salle de bains, leur ancienne chambre qu'on avait transformée.

Tout de suite après la boutique s’ouvrait la cuisine, qui servait de salle à manger et de salon où sa grand-mère passait des journées dans un fauteuil. Puis, dans un couloir obscur, donnait la chambre où dormaient les deux femmes, depuis que la grand-mère avait peur de mourir pendant la nuit. C’était l’ancienne chambre de la vieille que Julia voulait toujours faire occuper par ses fils quand ils venaient la voir.

Il frappa à la vitre du taxi, donna l'adresse du Saint George, un grand hôtel de Brooklyn qui n'était qu'à trois rues de chez lui. Il signa sa fiche et laissa sa valise. Il avait mangé un morceau avant de quitter l'aéroport de Harrisburg et n'avait pas faim. Il but seulement une tasse de café à un comptoir, prit un autre taxi, car il pleuvait toujours.

Il était onze heures du soir. Seuls les bars étaient encore ouverts, et le billard d’en face.

Il n'y avait pas de lumière dans la boutique de bonbons et de sodas, mais la porte du fond était entrouverte. Les deux femmes se tenaient dans la cuisine, sous la lampe.

Le comptoir, à gauche, n'avait pas changé, avec ses quatre tabourets fixés au sol et ses bouteilles de soda. Sur la seconde moitié étaient rangés les bonbons de toute sorte, les chocolats, les chewing-gums.

Il hésitait encore à frapper. Il n'existait pas de sonnette. Chacun des frères avait une façon particulière de frapper à la vitre. Il lui semblait que le quartier, la rue étaient plus tristes que jadis bien qu’il y eût plus de lumières.

Sa mère bougea, se leva, traversa la pièce, se tourna un moment vers la boutique. Alors il frappa à la porte.

Elle ne l'avait pas reconnu. Il était dans le noir. Elle collait son visage à la glace, sourcils froncés, poussait une exclamation qu'il n'entendait pas, ouvrait:

- Pourquoi ne m'as-tu pas téléphoné? J'aurais préparé ta chambre.

Elle ne l'embrassait pas. Les Rico ne s'embrassaient jamais. Elle regardait ses mains.

- Où est ta valise?

Il mentit:

- Je l'ai laissée à la Guardia. Il est possible que je reparte cette nuit.

II l'avait toujours vue pareille. Pour lui, elle n'avait pas changé depuis qu'elle le portait dans ses bras. Toujours elle s'était habillée en gris.


Date: 2015-12-17; view: 832


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