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Deuxième partie. LIMOGES 4 pageLe cinquième jour, il pleuvait affreusement l'après-midi, il était mal rasé et installé en chien de fusil sur le divan du salon quand elle entra, seule, et vint s'asseoir près de lui. Elle le regardait fixement, il voyait ses yeux verts dilatés et respirait l'odeur de la pluie sur sa robe de laine. Quand elle parla, ce fut d'une voix tendue et il ressentit aussitôt un immense soulagement. Tu ne pouvais pas me téléphoner? Ou venir? Je n'ai ni téléphone ni voiture, dit-il gaiement et il essaya de lui prendre la main. Elle la retira sèchement. Cinq jours que j'attends, dit-elle. Cinq jours que je guette un homme sale, mal rasé et qui fait des mots croisés en plus! Elle semblait évidemment au comble de la colère et cela réjouissait Gilles, bien plus qu'il ne l'eût imaginé. Et curieusement, pour une fois, il n'avait pas l'impression d'avoir bien manœuvré, simplement celle de s'être trompé de personne. Il essaya de s'expliquer: Je n'étais pas sûr que tu tiennes à me revoir. Je t'ai dit que je t'aimais, dit-elle d'un air maussade, te l'ai-je dit ou pas? Et elle se leva et se dirigea vers la porte, si vite qu'il faillit la laisser partir. Elle était déjà dans le vestibule, mettant son imperméable, quand il la rejoignit. Odile pouvait arriver à tout instant, ou la cuisinière, mais il la prit dans ses bras quand même. Le bruit de la pluie dehors, cette femme en colère, l'inattendu de sa visite, l'odeur de bois qui venait de l'escalier, le silence de la maison, tout cela grisait un peu Gilles. Il l'embrassait doucement et elle baissait la tête, obstinée, jusqu'à l'instant où elle la releva délibérément et mit les bras autour de son cou. Il l'emmena jusqu'à sa chambre sans aucune ruse, avec cette audace extravagante et cette chance d'ailleurs que donne le désir et ils furent enfin vraiment amants, comme peuvent l'être deux êtres humains amoureux de l'amour et le connaissant. C'est ainsi que Gilles retrouva le goût du plaisir. Le soir tombait. Gilles entendait sa sœur donner des instructions en bas, d'une voix plus forte que d'habitude et brusquement il comprit, se tourna vers Nathalie et se mit à rire, silencieusement. Elle ouvrit les yeux, paresseusement, les referma aussitôt. Il questionna: Où as-tu laissé ta voiture? Devant la porte. Pourquoi? Ah, mon Dieu, j'avais complètement oublié ta sœur et Florent. Je voulais juste t'insulter et repartir. Que vont-ils penser? Elle parlait d'une voix lasse, tranquille, une voix d'après l'amour et Gilles se demandait comment il avait pu vivre près de quatre mois sans ce genre de voix dans son oreille. Il sourit. Que crois-tu qu'ils vont penser? Elle ne répondit pas, se retourna. Je savais, dit-elle. Je savais que ce serait comme ça, toi et moi. Je le savais dès que je t'ai vu. C'est drôle. C'est mieux que drôle, dit-il. Viens, on va boire un porto-flip. On va descendre comme ça, sans explication? C'est le seul moyen, dit Gilles. Il ne faut jamais rien expliquer. Habille-toi. Il retrouvait un ton d'autorité, de décision, qu'il n'avait pas eu depuis longtemps et il s'en rendit compte tout à coup, en voyant le regard gai et un peu ironique que lui lança Nathalie, encore enfouie sous les draps. Il se pencha, lui embrassa l'épaule: Oui, dit-il, nous sommes peu de chose. (Et subitement emporté par quelque chose d'incontrôlable:) Je te remercie, Nathalie. Ils entrèrent dans le petit salon avec cette insouciance que l'on acquiert généralement après trente ans lorsqu'on s'est livré avec succès à une opération de l'importance de l'amour et ce furent Florent et Odile qui sautèrent sur leurs pieds en rougissant. Florent s'exclama: «Quelle surprise!» en levant les bras au ciel et Odile félicita Nathalie d'avoir eu le courage de venir par ce temps, elle-même n'ayant pas eu le courage de mettre le nez dehors. Ce qui signifiait, bien entendu, qu'ils n'avaient ni l'un ni l'autre aperçu la voiture stationnée depuis deux heures devant leur perron. Cette démonstration de tact et d'extrême myopie effectuée, au grand bonheur de Gilles, Odile parla du temps, de l'urgence de prendre quelque chose pour se réchauffer sur quoi elle rougit derechef et Florent se précipita vers la bouteille de porto. Installée sur le canapé, ses longues mains posées sur ses genoux comme des objets, Nathalie souriait, répondait, regardait Gilles parfois, très vite, qui, lui, se tenait debout, appuyé à la cheminée, amusé par cette petite comédie de province, légèrement supérieur. Les Cassignac vont peut-être avoir un bien vilain temps pour leur bal en plein air, disait Odile, l'air désolé. Vous y allez? questionna Nathalie. J'avais peur que Gilles ne veuille pas y aller, dit Odile étourdiment, mais maintenant... Elle eut une seconde de terreur, s'arrêta net et Florent, qui lui tendait un verre, s'immobilisa, roulant des yeux furibonds. Gilles faillit éclater de rire et il se détourna vivement. ... maintenant qu'il a un peu meilleure mine, enchaîna Odile sans aucun entrain, peut-être voudra-t-il nous accompagner?... Elle regardait son frère d'un air suppliant et il hocha la tête pour la rassurer. Les yeux de Nathalie étaient pleins de larmes, elle devait avoir du mal à réprimer un fou rire, elle aussi. «Mon Dieu, pensa Gilles tout à coup, quelle reconnaissance ne dois-je pas avoir pour cette femme. Depuis combien de temps ne m'étais-je pas trouvé dans cet état de fatigue, de grâce, qui suit l'amour et où le fou rire ou les larmes vous guettent?» Bien sûr, j'irai, dit-il gaiement. Mais je ne danserai qu'avec vous deux. Et il eut un sourire si tendre vers Nathalie qu'elle battit des paupières et détourna la tête. Il faut que je rentre, dit-elle. Je vous vois donc demain soir, chez les Cassignac? Gilles l'aidait à mettre son manteau. Il lui ouvrit la portière de la voiture, passa sa tête par la fenêtre: Et demain après-midi? Je ne peux pas, dit-elle avec désespoir, c'est la réunion des dames de la Croix-Rouge. Il éclata de rire: C'est vrai, tu es la femme d'un haut fonctionnaire. Ne ris pas, dit-elle subitement d'une voix basse, tremblante, ne ris pas. Tu ne dois pas rire. Et elle démarra aussitôt, laissant Gilles interloqué et un peu pensif. Sa sœur l'entoura de petits soins nouveaux toute la soirée, ce qui le fit rire. Les femmes aiment bien voir leurs frères, leurs fils parfois, transformés en chasseurs, surtout quand elles mènent comme Odile une vie dénuée de tout romanesque. Cela les venge un peu d'une défaite obscure. CHAPITRE VI Le temps se révéla clément pour les Cassignac et leur garden-party battait son plein quand ils arrivèrent. On était au début de juin, il faisait délicieusement doux sur la grande terrasse et les robes vives des femmes, les rires des hommes, l'odeur des marronniers donnèrent à Gilles subitement une impression d'avant-guerre, d'irréalité. Il y avait quelque chose de détendu dans les rapports de ces gens entre eux, quelque chose de tendre dans l'atmosphère qui lui fit envisager Paris, ce Paris qu'il avait tant aimé, comme un cauchemar. Odile le tenait par le bras, le présentait à gauche et à droite en attendant de découvrir dans la foule la maîtresse de maison. Subitement il sentit sa main se raidir sur son bras et elle s'arrêta devant un homme grand, assez beau, l'air curieusement anglais parmi ces gens du Sud-Ouest. François... vous connaissez mon frère? Gilles, voici M. Sylvener. Mais oui, nous avons dîné ensemble chez les Rouargue, dit Silvener étonné. Bien sûr, dit Gilles, qui ne se le rappelait absolument pas. Il pensait: «Tiens, voilà le mari. Pas mal. Très riche à ce qu'on dit. Ne doit pas être très commode. Ni très drôle. Est-ce qu'elle lui dit à l'oreille les choses qu'elle me dit à moi? Sûrement pas.» Et en serrant la main de Sylvener, il eut très envie de tenir Nathalie dans ses bras, comme l'avant-veille. Vous habitez Paris? dit Sylvener. Oui, depuis dix ans. Vous y venez souvent? Le moins possible. Ma femme adore ça, bien entendu, mais, personnellement, je m'y agace très vite. Odile, comme soulagée de voir que Sylvener et Gilles ne s'étaient pas immédiatement provoqués en duel, émigrait vers un autre groupe. Gilles eût bien aimé la suivre: il avait toujours détesté faire ami-ami avec les maris ou les compagnons de ses maîtresses, par un dernier reste de morale ou d'esthétique. Mais Sylvener était seul et il lui était difficile de le quitter. Il cherchait Nathalie des yeux, sans la trouver, tout en parlant des ennuis de la circulation à Paris, du prix des hôtels et du bruit infernal des grandes villes. «Je vais partir, pensa-t-il, brusquement excédé, j'en ai déjà assez de cette sauterie. Elle aurait pu me guetter tout de même...» II cherchait une phrase polie pour fuir Sylvener lorsqu'elle arriva. Elle portait une robe verte, comme ses yeux, très bien coupée, elle le regardait en souriant, un peu pâle, et il décida de rester, à l'instant même. Vous vous connaissez, je crois, dit Sylvener. Nous nous sommes rencontrés chez les Rouargue, répéta Gilles en s'inclinant, assez content, car cette phrase avait l'avantage d'être vraie sans être à double sens, chose qu'il détestait aussi entre les amants surveillés. Nathalie sourit. C'est vrai. Monsieur Lantier, Mme Cassignac qui est impotente vous a vu de son fauteuil et m'a donné la mission de vous amener à elle. Venez-vous? Gilles la suivit, saluant confusément au passage des gens qu'il croyait reconnaître, souriant à l'idée de la tête qu'aurait arborée Jean, par exemple, à le voir là. Ils avaient traversé la terrasse, ils se dirigeaient vers un jardin ombragé où, sous une tonnelle de fer rouillé, trônait le fauteuil roulant de la maîtresse de maison, lorsque Nathalie fit un écart à droite, comme un cheval effrayé et l'attira derrière un arbre. Tout de suite, il eut ses cheveux contre sa joue, son corps contre le sien et la folie, l'imprudence de son geste lui donnèrent une sorte de chaleur au visage, au cœur, telle qu'il se mit à la couvrir de baisers comme s'il eût été amoureux fou d'elle. Arrête, dit-elle, arrête. Oh! Gilles, arrête, je... Tu sais que ton mari n'est pas mal du tout, dit-il d'un ton appréciateur presque insultant. Elle le regarda: Ne me parle pas de lui. Ne parlons pas de lui. J'essaye simplement d'être objectif, dit Gilles sur le même ton badin. Je ne te demande pas d'être objectif, dit-elle sèchement et elle le quitta. Il alluma une cigarette, se mit à rire et, tout à coup, se fit horreur. Pour qui se prenait-il? Quel était ce rôle de Parisien blasé en vacances, cynique et désinvolte? Où avait-il trouvé cette image d'Épinal du séducteur? Il s'appuya à un arbre, une seconde. Ah, il fallait qu'il parte, qu'il disparaisse, qu'il laisse cette femme à sa vie. Elle était trop bien pour lui, trop entière pour le malheureux dégénéré, comédien et tricheur qu'il était devenu. Il fallait qu'il le lui explique, à l'instant même. Mais quand il la retrouva, elle n'était pas seule. Sa malheureuse victime était entourée de trois hommes, dont un très beau, tous visiblement fascinés par elle et qui riaient aux éclats. Gilles l'invita à danser mais le bel inconnu l'arrêta gentiment de la main: Vous n'allez pas enlever Nathalie à ses spadassins car nous sommes ses trois spadassins! Je m'appelle Pierre Lacour, voici Jean Noble et Pierre Grandet. Prenez quelque chose avec nous et parlez-nous de Paris, un peu. Ses yeux brillaient de malice, d'une tranquille assurance, comme ceux de ses deux amis, comme les yeux mêmes de Nathalie, et Gilles se sentit ridicule. Ce garçon était sûrement son amant lui aussi ou bien il l'avait été et il considérait avec indulgence ce petit Parisien qui faisait le faraud. Et lui qui craignait de la faire souffrir, lui qui avait des scrupules... Il sourit, prit un whisky sur une table. Nathalie était en train de démolir sauvagement un livre dont j'avais fait une bonne critique, dit le nommé Lacour. Je dois vous dire que je suis professeur de lettres à Limoges et que de temps en temps je collabore modestement au journal local. Nous voilà confrères, dit Gilles poliment. Il s'en voulait à mort: qu'il avait été bête! Comment avait-il pu penser que cette femme qui s'était jetée à sa tête, qui lui avait cédé pratiquement la première fois qu'il le lui avait demandé, qui possédait une telle science de l'amour, comment avait-il pu penser qu'elle fût amoureuse de lui! C'était une nymphomane, cultivée de surcroît. Il enrageait et s'en étonnait. Il y avait longtemps qu'il ne s'était pas mis en colère. Puis-je insister pour cette danse? dit-il. Les slows ont l'air rare, ici. Et je n'ai plus l'âge de ces acrobaties... Nathalie sourit, posa la main sur son bras et ils atteignirent le petit parquet rond installé sur la terrasse. Ils firent trois pas en silence et Nathalie leva la tête vers lui. Tu ne recommenceras pas? A quel sujet? François. Il avait complètement oublié cet incident. Il s'agissait bien de cela... Il sourit affectueusement. Non. Je ne recommencerai pas. Dis-moi, il est charmant ton spadassin numéro un. Le professeur de lettres. Il a l'air de t'adorer. Quand elle lui répondit il manqua un pas. J'espère bien qu'il m'adore. C'est mon frère. Il est beau, n'est-ce pas? Un peu plus tard elle chuchota: Ne me serre pas ainsi, Gilles, les gens nous regardent. Gilles, Gilles, es-tu heureux? Oui, dit-il. Et à cet instant même, c'était parfaitement vrai. CHAPITRE VII Il avait reçu un télégramme de Jean, le matin, lui demandant de l'appeler d'urgence. Il était midi à présent et il étouffait de chaleur dans le petit bureau de poste de Bellac, à la fois inquiet et ravi de ce coup de téléphone qui lui redonnait une sorte d'importance professionnelle. Il dut passer par trois secrétaires attendries avant d'avoir Jean et la voix de ce dernier lui parut tout à coup très lointaine, comme venant d'une autre planète: Allô, Gilles? Tu vas mieux? Oui? Ah, j'en étais sûr... je suis ravi, mon vieux... «Pauvre idiot, pensait Gilles injustement. Tu n'en étais pas sûr du tout! Tu ne pouvais même pas t'en douter. Ne me dis pas que tu comptais comme Odile sur le bon air du Limousin. Je vais mieux parce qu'il y a ici une femme qui m'aime et dont je supporte l'amour. Comment aurais-tu pu le prévoir?» Néanmoins il répondait par petites phrases brèves et calmes comme un grand blessé, enfin sauvé, et qui se rend compte de la peur qu'il a faite à ses amis. ... tu sais, continuait Jean, Lenoux s'est brouillé à mort avec le patron. On envisage de te confier toute la section étrangère. Je te jure que c'est vrai... Ce n'est même pas moi qui en ai parlé... qu'est-ce que tu en dis? Il semblait exulter et Gilles essayait en vain de se joindre à lui. Il s'en moquait! Ce poste qui lui faisait tellement envie lui paraissait à présent tout à fait irréel. ... Ce ne serait pas avant octobre, bien sûr. J'ai dit au patron que tu étais en pleine escapade, froidement. Ta dépression, ça l'aurait fichu mal, tu comprends, à ce moment-là... Il faudrait que tu reviennes très vite, pour quelques jours au moins... qu'il te voie... tu connais les petits copains... «Ainsi, ça l'aurait fichu mal, ma dépression, pensait Gilles ironiquement. Un honnête homme n'a pas le droit d'être mal dans sa peau... Un bon journaliste doit être heureux, actif, voire paillard... tout sauf déprimé. Ma parole, on finira par empoisonner les gens tristes, un jour... ils auront du travail.» Tu es content? disait la voix de Jean, une voix tendre, en fait, et enchantée de l'être. Tu arrives quand? Je prendrai le train demain, dit Gilles, sans conviction. Il n'y a pas d'avion, tu sais. Je serai là vers 11 heures du soir, par le Capitule. Mais prends-le aujourd'hui! Gilles s'énerva tout à coup. Mais enfin il n'y a pas le feu... S'il est décidé à me prendre, moi, il peut attendre un jour! Il y eut un silence, puis la voix de Jean, un peu brève, déçue: Je pensais qu'il y aurait le feu pour toi, c'est tout. Je viendrai te chercher demain, au train. Au revoir, mon vieux. Il avait raccroché et Gilles s'essuyait le front dans la cabine surchauffée,. Il avait rendez-vous à 3 heures avec Nathalie. Était-ce donc cela qui l'avait retenu? Oui, il le savait, il y avait le feu à Paris dans ce journal, comme chaque fois qu'un poste important était libre. Cela devait rudement s'agiter, même. Et lui, à cause d'une femme, allait peut-être manquer l'occasion. Il faillit rappeler Jean, lui dire qu'il arrivait le jour même. Il hésitait, bafouillait devant la dame des Postes. Puis, par la fenêtre, il vit le mouvement des blés agités par le vent, la campagne verdoyante, il imagina le corps, la chaleur de Nathalie, ses conseils et il sortit précipitamment. Florent l'attendait devant la porte, au volant. Alors? Bonnes nouvelles? Il avait l'air sincèrement inquiet et Gilles, qui ne le «voyait» jamais, eut un instant de réelle affection pour ces grands yeux bleus. Il sourit, non sans courage, car Florent passait au ras d'un camion: Ils m'offrent un poste assez important au journal. Tout s'arrange, s'exclama Florent, tout s'arrange à la fois... Je l'ai toujours dit: la vie, c'est comme les vagues, une mauvaise, une bonne... Et il esquissa des mouvements de vague avec les mains qui faillirent les jeter au fossé. Il avait peut-être raison, d'ailleurs. Mais Gilles n'osait pas lui dire qu'il avait aussi peur des bonnes vagues que des mauvaises, aussi peur de ses nouvelles responsabilités et de la passion de Nathalie que de la médiocrité et de la solitude. CHAPITRE VIII Alors, tu pars demain? répéta-t-elle. Elle était allongée tout habillée sur le lit de Gilles, l'air rêveur. Il lui avait tout raconté dès son arrivée, assez heureux en somme de jouer à ses yeux le rôle de l'ambitieux vainqueur, rôle qui le changeait agréablement de celui de neurasthénique. Emporté, il lui avait même décrit avec un certain lyrisme l'importance de sa nouvelle tâche, la responsabilité morale qu'elle incluait vis-à-vis des lecteurs, l'intérêt passionnant de la politique étrangère, bref il avait été pris devant elle d'un enthousiasme qu'il aurait dû avoir au téléphone avec Jean. Peut-être était-ce le remords d'avoir déçu ce dernier qui le poussait à éblouir ainsi sa maîtresse, se disait-il avec un peu d'ironie. Mais elle semblait tout, sauf éblouie. Simplement un peu atone. Je pars une semaine, dit-il. Une semaine ou deux. Et je reviens. Je ne commencerai qu'en octobre, tu sais. Comme les écoliers, dit-elle distraitement. Il s'agaçait un peu. A force d'en parler, il finissait par croire à l'importance, à l'intérêt de ce poste, il finissait par s'en vouloir, par «lui» en vouloir, d'avoir pris, pour un après-midi passé avec elle, le risque de le manquer. Mais cela, quand même, il n'osait pas le lui dire. Ce fut elle qui lui en parla: Si c'est si important, pourquoi n'as-tu pas pris le train cet après-midi? Nous avions rendez-vous. Il avait l'impression de parler faux et pourtant c'était strictement vrai. Elle le fixa: Peut-être pensais-tu simplement que l'on ne peut quitter une femme, même si on ne la connaît que depuis quinze jours, en lui laissant un petit mot? Elle parlait tranquillement et il se surprenait à secouer la tête, à rougir presque, comme quelqu'un qui ment. Peut-être avait-elle raison après tout, peut-être ne reviendrait-il jamais? Paris le reprendrait, l'été, les amis, la mer, les voyages, peut-être n'aurait-elle été que quinze jours d'un début d'été, en Limousin. Brusquement, dans le regard de cette femme, il se voyait libre, décidé, à nouveau léger et fort comme il l'avait été toute sa vie. Une grande tendresse l'envahit dont il ne savait si c'était reconnaissance de retrouver chez quelqu'un ce reflet gai, oublié, de lui-même ou simplement pitié anticipée au cas où il ne reviendrait pas. Il se pencha vers elle: Si je ne revenais pas, que ferais-tu? Je viendrais te chercher, dit-elle paisiblement. Embrasse-moi. Il l'embrassa, oublia tout de suite Paris et la politique. Il pensa d'abord grossièrement qu'en tout cas elle lui manquerait comme maîtresse puis oublia cela aussi et resta immobile ensuite, un long moment, sur son épaule, effrayé à l'idée de la quitter même une semaine. Elle lui caressait les cheveux, la nuque, sans dire un mot. Le soleil couchant inondait la chambre et il pensa tout à coup qu'il n'oublierait jamais cet instant-là. Quoi qu'il arrive. Je te mènerai à la gare demain, dit-elle. Pas à Limoges, à Vierzon. Et je viendrai te chercher, quand tu rentreras. Il y avait dans sa voix une curieuse tranquillité, presque désespérée. Date: 2015-12-11; view: 788
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