Il avait laissé Éloïse dans l'appartement, Jean au journal, avec la ferme promesse de revenir guéri dans un mois. Il y avait quinze jours de ça et il se sentait parfaitement désespéré. La campagne était belle mais il le savait sans le ressentir, la maison était familière mais il s'y reconnaissait sans s'y faire, et chaque arbre, chaque mur, chaque couloir semblait lui dire: «Tu étais heureux ici avant, tu étais bien» tandis qu'il glissait de biais sur les allées ou dans les corridors comme un voleur. Un voleur volé de tout, même de son enfance.
Le soleil se levait à présent, il commençait à baigner la prairie et il retourna son visage dans l'herbe humide, une fois, deux fois, lentement, respirant l'odeur de la terre, essayant d'y retrouver d'une manière délibérée ce délicieux bonheur qu'il y prenait autrefois. Mais même ces plaisirs simples ne se commandaient pas et il se regardait avec dégoût faire ces gestes de comédien, de faux amoureux de la nature, comme un homme qui a eu une passion pour une femme et qui ne l'aimant plus se retrouve au lit avec elle, usant des mêmes mots et des mêmes gestes, mais le cœur sec, et consterné. Il se leva, constata avec ennui que son pull-over était trempé et se dirigea vers la maison.
C'était une vieille maison grise, au toit bleu, avec deux petits pignons cocasses, une maison classique du Limousin, encadrée d'une terrasse devant et d'une colline derrière, une maison qui sentait le tilleul et l'été et le soir tombant, quelles que soient la saison ou l'heure. Du moins, lui apparaissait-elle toujours ainsi, même dans cette lumière d'aube où, grelottant un peu, il rentra dans la cuisine. Odile était déjà debout, en robe de chambre, surveillant la cafetière. Il l'embrassa et elle grommela quelque chose sur les fluxions de poitrine qu'on attrape à se rouler dans la rosée. Néanmoins, il se sentait bien près d'elle, respirant déjà l'odeur du café et de son eau de Cologne, celle du feu de bois dans la cheminée, il eût voulu être le gros chat roux qui s'étirait à présent sur le bahut et se décidait enfin à s'éveiller. «Mon Dieu, mon Dieu, la vie est là, simple et tranquille.» Quel dommage qu'il ne puisse se rallier plus de quelques minutes à ces clichés et qu'aussitôt la vie, son obsession ne le rattrapent comme une meute acharnée qui n'a laissé souffler le cerf, trois minutes, que pour prolonger la chasse!
Florent, également en robe de chambre, entra à ce moment-là. C'était un homme petit et gras, comme sa femme, mais avec des yeux bleus immenses comme des flaques d'eau qui dans son visage poupin donnaient l'impression d'une erreur. De plus, il avait la curieuse manie de mimer tout ce qui se disait: il mettait le bras devant sa figure si l'on parlait de la guerre, le doigt sur ses lèvres si l'on parlait d'amour, et ainsi de suite. Il leva donc le bras très haut en voyant Gilles et lui dit bonjour comme s'ils eussent été à cent mètres.
Bien dormi, mon cher? De beaux rêves?
Et il lui jeta un coup d'œil complice. Il s'entêtait, en effet, à ne voir dans l'état de Gilles qu'une simple et malheureuse histoire de femme. Et toutes les dénégations de Gilles n'avaient servi de rien. A ses yeux, Gilles était un séducteur qui, pour une fois, s'était laissé mater par une coquine. C'est ainsi que lorsqu'il rencontrait Gilles prostré dans un fauteuil par exemple, il lui lançait des phrases gaies dans le style «une de perdue, dix de retrouvées» en écartant frénétiquement les dix doigts de ses mains. A ces moments-là, Gilles, pris entre le fou rire et la rage, ne répondait pas. Mais à y bien penser, il éprouvait une sorte de plaisir à être ainsi incompris, une sorte de réconfort. Après tout, cela aurait pu être vrai. En les embrouillant, cela atténuait les choses. Tel un malheureux qui, atteint de jaunisse et cloué sur son oreiller pareil à un citron, verrait un de ses amis s'inquiéter chez lui d'un début de calvitie.
Quelle heure est-il? s'enquit Florent gaiement. Huit heures? Quelle belle journée!...
Gilles se tourna vers la fenêtre en frissonnant. Quelle belle journée l'attendait, en vérité! Il emmènerait sa sœur faire les courses au village, tout à l'heure, achèterait les journaux, des cigarettes, reviendrait lire sur la terrasse avant le déjeuner, essaierait de faire la sieste ensuite sans y parvenir. Puis, il ferait un tour dans le bois, sans aucune envie, boirait un whisky avec Florent en rentrant, avant le dîner, et irait se coucher tôt, très tôt, afin que sa sœur, piaffante depuis 8 heures, puisse enfin brancher sa télévision. Il mettait, d'ailleurs, une certaine affectation dans son horreur de ce poste, il ne savait pas pourquoi. Il eut une seconde de remords: de quel droit privait-il sa sœur de ce plaisir, fût-il mortel à ses yeux? Elle n'avait pas une vie si gaie. Il se pencha vers elle:
Ce soir, je regarderai la télévision avec vous.
Ah non, dit-elle, pas ce soir. Nous allons chez les Rouargue, je l'ai dit l'autre jour.
Alors, je regarderai la télévision tout seul, plaisanta-t-il.
Odile sursauta: Mais tu es fou! Tu viens! Mme Rouargue a beaucoup insisté. Elle t'a connu à cinq ans...
Je ne suis pas venu ici pour sortir, cria Gilles, horrifié. Je suis venu ici pour me reposer. Je n'irai pas!...
Si, tu iras... mal élevé... sans cœur, espèce de voyou... Ils hurlaient tous les deux, retrouvant tout à coup le ton de leurs querelles d'enfance et Florent, ahuri, multipliait en vain les signes d'apaisement, imitant tantôt de ses deux bras un chef d'orchestre dépassé, tantôt d'un seul doigt un prédicateur convaincu. Tout cela en vain, durant cinq minutes où furent évoqués la mère de Gilles, la vie crapuleuse de ce dernier, le respect des convenances et la stupidité foncière d'Odile ce dernier point par Gilles. Là-dessus, elle éclata en sanglots, Florent la prit dans ses bras, non sans avoir esquissé à l'adresse de Gilles un mouvement de boxe des plus cocasses, et Gilles, ahuri, écrasé, la prit dans ses bras à son tour en jurant d'aller où elle voudrait. Il fut reconnu, pour sa récompense, qu'il était quand même un bon petit. A 8 heures du soir, ils montèrent donc ensemble dans la vieille Citroën de Florent, voiture qu'il conduisait d'une manière si bizarre que, durant les trente kilomètres qui les séparaient de Limoges, Gilles n'eut pas le temps de s'angoisser pour autre chose que pour sa vie.
CHAPITRE II
Il y avait encore quelques salons bleus à Limoges, de plus en plus rares, et celui des Rouargue était un des derniers. Il y avait eu, en effet, une sorte de toquade générale pour le velours bleu d'ameublement dans cette ville, des années auparavant et certaines familles, pour des raisons généralement financières ou de fidélité , les avaient conservés. En entrant dans le salon des Rouargue, Gilles eut ainsi l'impression que son enfance lui sautait à la tête, il revit mille goûters, mille heures d'ennui à attendre les parents sur un pouf, mille rêveries à base de bleu passé. Mais déjà la maîtresse de maison, rosé et blanche, le serrait sur son cœur.
Gilles... mon petit Gilles... il y a vingt ans que je ne vous ai vu... mais vous savez que nous lisons tous vos articles, mon mari et moi, nous ne vous perdons pas de vue... bien sûr, nous ne sommes pas forcément d'accord, car nous avons toujours été un peu réactionnaires ajouta-t-elle comme pour signaler un petit travers mais nous vous suivons... vous êtes parmi nous pour longtemps?... Un peu d'anémie? m'a dit Odile... Quelle joie de vous avoir!... Venez, que je vous présente à tout le monde.
Bousculé, ahuri, Gilles se laissait embrasser, palper, féliciter par la vieille dame. Le salon était plein de gens debout, à l'exception de trois vieillards piqués sur des chaises, et la panique commença à envahir Gilles. Il jeta un coup d'œil furieux vers sa sœur mais celle-ci, enchantée, toutes voiles dehors, cinglait dans le salon en se jetant au cou de parfaits inconnus. «Je ne suis pas venu ici depuis combien de temps? pensa Gilles. Mon Dieu, depuis la mort de mon père, cela fait quinze ans, mais qu'est-ce que je fais ici?» II suivit la vieille dame, se pencha sur dix mains, en serra douze autres, essayant de sourire chaque fois, mais regardant à peine ces visages inconnus, bien que plusieurs femmes fussent jolies et bien habillées. Il finit par se réfugier près d'un vieux monsieur assis qui lui déclara avoir été un des vieux amis de son père et lui demanda ce qu'il pensait de la situation politique avant de commencer à la lui expliquer. Gilles faisait semblant d'écouter, légèrement penché vers le vieillard, lorsque Mme Rouargue le saisit par la manche:
Edmond, dit-elle, cessez d'accaparer notre jeune ami. Gilles, je voudrais vous présenter à Mme Sylvener. Nathalie, voici Gilles Lantier.
Gilles se retourna et se trouva face à face avec une femme grande, belle, qui lui souriait. Elle avait des yeux verts hardis, des cheveux roux, quelque chose d'arrogant et de généreux à la fois dans le visage. Elle lui sourit, dit «bonsoir» d'une voix basse, et s'éloigna aussitôt. Il la suivit des yeux, intrigué. Dans ce petit salon bleu, fané et vieillot, elle détonnait bizarrement, avec son air de flamme.
C'est une question de prestige..., reprenait l'intarissable Edmond... Ah, vous regardez la belle Mme Sylvener? La reine de notre ville... Ah, si j'avais votre âge!... Pour en revenir à la politique extérieure d'un pays comme le nôtre...
Le dîner fut interminable. Placé à l'autre bout de la table, Gilles voyait de temps en temps la belle Mme Sylvener jeter un regard vers lui, un regard calme, réfléchi, qui contrastait avec son attitude générale. Elle parlait beaucoup, on riait beaucoup autour d'elle, et Gilles la regardait avec une légère ironie. Elle devait vraiment se sentir la reine du Limousin, et avoir envie de plaire à ce Parisien inconnu, journaliste de surcroît. Cela l'aurait bien distrait, dans le temps, une liaison de quinze jours avec la femme d'un magistrat de province; il en aurait fait un joli récit, à la Balzac, aux amis en rentrant. Mais il n'en avait pas la moindre envie. Il regardait ses propres mains sur la nappe, maigres et inutiles, il avait envie de partir.
Dès la fin du dîner, il alla se blottir près d'Odile comme un enfant et elle vit ses traits tirés, le tremblement de ses mains, l'expression presque suppliante de ses yeux. Pour la première fois, elle eut vraiment peur pour lui. Elle s'excusa auprès de Mme Rouargue et, tirant Florent légèrement émëché, ils filèrent à l'anglaise, autant que ce puisse être possible dans un salon de province. Au fond de la voiture, Gilles, tassé sur lui-même, grelottant, se rongeait les ongles. Il ne recommencerait jamais une expédition pareille, il se le jurait bien.
Quant à Nathalie Sylvener, elle l'aima dès qu'elle le vit.
CHAPITRE III
Gilles péchait. Ou plus exactement, il regardait avec nonchalance Florent offrir avec mille ruses des asticots dégoûtants à des poissons plus malins que lui. Il était près de midi, il faisait chaud, ils avaient enlevé leurs chandails et, pour la première fois depuis longtemps, une sorte de bien-être envahissait Gilles. L'eau était d'une clarté étonnante et, allongé à plat ventre, il regardait les cailloux ronds au fond et la ronde enchantée des poissons qui se jetaient sur l'hameçon de Florent, en décrochaient délicatement l'appât et repartaient ravis tandis que son beau-frère ferrait le vide d'un coup sec avec un énorme juron.
Tes hameçons sont trop gros, dit Gilles.
Ils sont faits exprès pour les goujons, dit Florent, furieux. Essaie toi-même, au lieu de ricaner.
Non merci, dit Gilles. Je suis très bien comme ça. Tiens, qui est-ce?
Il se redressa, alarmé: une femme descendait le petit chemin vers la rivière, elle se dirigeait tout droit vers eux. Il chercha des yeux un coin où se réfugier mais la prairie au bord de l'eau était lisse et nue. Le soleil fit étinceler les cheveux de la femme et il la reconnut aussitôt.
C'est Nathalie Sylvener! s'exclama Florent et il rougit violemment.
Tu es amoureux d'elle? plaisanta Gilles, mais il reçut en échange un coup d'œil si furieux qu'il se tut.
Elle était tout près d'eux à présent et charmante à voir, dans ce soleil, droite et souriante, les yeux plus verts que l'autre soir.
Odile m'envoie. Je lui avais promis de passer l'autre jour et j'ai tenu parole. Vous faites bonne pêche?
Les deux hommes s'étaient levés et Florent, piteux, désignait son seau où gisait un poisson suicidaire. Elle éclata de rire, se tourna vers Gilles:
Et vous? Vous vous bornez à regarder?
Il rit sans répondre. Elle s'assit par terre près d'eux. Elle portait une jupe de cuir marron, un pull marron, des souliers bas, elle avait l'air bien plus jeune que l'autre fois. Moins fatale. Elle devait avoir trente-cinq ans, jugea Gilles, au hasard! Elle lui faisait beaucoup moins peur que l'autre fois, ou plus exactement, il ne la sentait pas comme une étrangère.
Montrez-moi vos talents, dit-elle à Florent, et la même scène se reproduisit.
Ils virent avec horreur le bouchon s'enfoncer d'un coup dans l'eau, Florent tirer d'un grand coup sec sa canne à pêche et l'hameçon vide qui pendait au bout. Gilles éclata de rire tandis que Florent jetait sa canne à pêche par terre et faisait semblant de la piétiner.
J'en ai assez, je remonte, dit ce dernier. Je vous prépare un porto-flip, si vous voulez.
Un porto-flip? dit Gilles, étonné. Ça existe encore? Ils s'amusèrent encore un peu en voyant Florent escalader le chemin, encombré de ses deux cannes, de son pliant et de sa musette puis il disparut et ils se retrouvèrent seuls, brusquement gênés. Gilles attrapa un brin d'herbe, le mit entre ses dents. Il sentait le regard de cette femme posé sur lui, il pensait confusément qu'il n'avait peut-être, au fond, qu'à tendre la main. Il recevrait une claque ou un baiser, il ne savait pas. Mais quelque chose se passerait, il en était sûr. Seulement, il avait perdu l'habitude des ambiances troublées, tout était offert, évident, trop sûr à Paris. Il toussa un peu, leva les yeux. Elle le regardait, pensivement, comme pendant ce maudit dîner de l'avant-veille.
Vous êtes une grande amie de ma sœur?
Non. Pour dire la vérité, elle était stupéfaite de me voir arriver. Elle s'arrêta là. «Bon, pensa Gilles, eh bien, ce serait un baiser. On ne perd pas de temps en province non plus.» Mais quelque chose en cette femme gênait son cynisme.
Pourquoi êtes-vous donc venue?
Pour vous voir, dit-elle tranquillement. Vous m'avez plu tout de suite, l'autre soir. J'ai eu envie de vous revoir.
C'est très gentil à vous. Ce qui gênait Gilles, c'était la gaieté de sa voix, le calme. Il était déconcerté.
Quand vous êtes parti l'autre soir, si vite, tout le monde s'est mis à papoter: vous, votre vie, votre maladie nerveuse... c'était passionnant. Freud, en province notamment, est passionnant.
Et vous êtes venue voir quelques symptômes? Il était furieux à présent. Et qu'on parle de lui comme d'un malade et qu'elle le lui répète avec cette désinvolture.
Je vous ai dit que j'étais venue vous voir, vous. Je me moque de votre maladie. Venez prendre votre porto-flip.
Elle s'était levée d'un bond, et il restait allongé, tout à coup mécontent de cette interruption. Il la regardait entre ses cils baissés, l'air boudeur, avec une expression qui, il le savait, lui allait fort bien et tout à coup, aussi brusquement, elle s'agenouilla près de lui, prit sa tête entre ses mains et lui sourit de très près, mystérieusement.
Vous êtes trop maigre, dit-elle.
Ils se regardèrent fixement. «Si elle m'embrasse, c'est fichu, pensait Gilles, je ne pourrai plus la revoir. Mais ce serait dommage.» Toutes ces idées stupides lui passèrent ensemble dans la tête et son cœur se mit à battre tout à coup. Mais déjà elle était debout, s'époussetant, sans le regarder. Il se leva et la suivit. Dans le chemin, il s'arrêta un instant et elle se retourna vers lui:
Vous n'êtes pas un peu folle, dites-moi? Elle prit un air grave tout à coup qui la vieillit de dix ans et elle secoua la tête.
Non, pas du tout.
Ils rentrèrent sans dire un mot jusqu'à la maison. Les portos-flips étaient frais, Odile, rosé d'excitation car Nathalie était une célébrité et Florent avait mis une veste propre. Elle resta une demi-heure, fut exquise et bavarde et ce fut Gilles qui la reconduisit à sa voiture. Elle passerait le chercher le lendemain après-midi, puisqu'il avait tant envie de voir l'exposition Matisse, au musée. Et Gilles passa le reste de la journée avec un visage sombre et furieux, alla se coucher encore plus tôt que d'habitude: «Qu'est-ce qui m'a pris? Pourquoi me suis-je mis cette femme sur le dos? Tout cela finira dans un bordel de campagne près de Limoges, où je serai sûrement impuissant. Et je vais passer deux heures demain à m'ennuyer dans un musée. Suis-je devenu fou?» II se réveilla très tôt, le cœur battant de terreur à cette idée, regrettant amèrement l'ennui confortable qui présidait généralement à ses journées. Mais ils n'avaient pas le téléphone et il était impossible de prévenir Nathalie. Il l'attendit donc.
CHAPITRE IV
Là, dit-il, vous êtes contente?
Il s'était rejeté sur le dos, transpirant, essoufflé, humilié. D'autant plus humilié qu'il était injuste et que c'était lui qui l'avait pratiquement traînée dans ce lit. Ils avaient pris le thé dans une auberge et c'était lui qui avait soudoyé le patron pour avoir cette chambre minable. Elle n'avait pas bronché quand il le lui avait annoncé, elle n'avait pas protesté, de même qu'elle n'avait rien fait pour l'aider tandis qu'il s'acharnait en vain sur elle. A présent, elle était près de lui, nue, calme, comme indifférente.
Pourquoi serais-je contente? Vous avez l'air si furieux...
Elle souriait. Il s'énerva:
Ce n'est jamais agréable pour un homme.
Ni pour une femme, dit-elle tranquillement. Mais tu savais avant que ce serait comme ça et moi aussi d'ailleurs. Tu as fait exprès de prendre cette chambre. Par goût de l'échec. Ce n'est pas vrai?
Si, c'était vrai. Il posa sa tête sur l'épaule nue, près de lui, il ferma les yeux. Il se sentait épuisé, brusquement, et bien, comme s'il eût réellement fait l'amour. Cette chambre était extravagante avec ces rideaux à fleurs et cet horrible bahut. Elle était hors du temps, hors de toute raison comme lui-même. Comme la situation.
Pourquoi as-tu accepté, dit-il rêveusement, si tu savais...
Je crois qu'il y a beaucoup de choses que je vais accepter de toi, dit-elle.
Il y eut un silence, puis elle murmura «raconte» et il se mit à raconter. Tout: Paris, Éloïse, les amis, le travail, les derniers mois. Il lui semblait qu'il lui faudrait des années pour tout raconter. Pour délimiter ce « rien ». Elle l'écoutait sans rien dire, simplement de temps en temps, elle allumait deux cigarettes et lui en passait une. Il devait être 6 heures du soir ou 7, mais elle ne semblait pas s'en soucier. Elle ne le touchait pas, elle ne lui caressait pas les cheveux, elle restait immobile contre lui, l'épaule sûrement ankylosée, à présent.
Il finit par se taire, vaguement honteux, et il se dressa sur un coude pour la regarder. Elle le fixa sans bouger, le visage sérieux, concentré, et tout à coup elle lui sourit. «Cette femme est bonne, pensa Gilles, cette femme est incroyablement bonne.» Et l'idée de cette bonté parfaite, disponible, l'idée que quelqu'un s'intéressait à lui de cette manière totale, lui mit un instant les larmes aux yeux. Il se pencha pour le lui cacher, il embrassa doucement ce sourire, ces joues, ces yeux clos. Il n'était pas si impuissant que ça finalement. Les deux mains de Nathalie s'accrochèrent à ses épaules.
Beaucoup plus tard, il devait se rappeler que c'était l'idée de sa bonté qui lui avait permis de lui faire l'amour, la première fois. Et lui qui n'avait jamais vu aucun érotisme dans les bons sentiments, lui que l'expression «c'est une garce» aurait plutôt excité, confusément, devait plus tard, bien plus tard, trop tard d'ailleurs, dresser l'oreille quand on disait négligemment d'une femme, près de lui: «C'est une bonne fille.» Mais à présent, il la regardait, il souriait, il s'excusait d'avoir été brutal non sans une certaine satisfaction. Elle était au pied du lit, elle se rhabillait et, tournant brusquement la tête, elle l'arrêta:
Je ne peux pas dire que c'ait été délicieux, mais tu te sens mieux, non? Exorcisé?
Il sursauta, hésita à se vexer:
Tu te crois toujours obligée de dire ce genre de vérités?
Non, dit-elle, c'est la première fois.
Il se mit à rire et se leva à son tour. Il était 7 heures et demie, elle devait être en retard.
Tu as un grand dîner, ce soir?
Non, je dîne à la maison. François doit être inquiet.
Qui est François?
Mon mari.
Il se rendit compte avec stupeur qu'il n'avait jamais pensé qu'elle fût mariée, qu'il ne savait rien de sa vie, de son passé, de son présent. Odile avait commencé un cours mondain à son sujet, l'autre jour, mais il n'avait pas écouté. Il se sentit vaguement honteux.
Je ne sais rien de toi, murmura-t-il.
Et moi je ne savais rien de toi, il y a une heure. Et je n'en sais pas beaucoup plus.
Elle lui sourit et il resta, figé, une minute devant ce sourire. C'était maintenant, tout de suite, qu'il devait arrêter les choses, s'il le fallait. Et il le fallait: il était incapable d'aimer qui que ce soit dans la simple mesure où il était incapable de s'aimer lui-même. Il ne pourrait que la faire souffrir. Il lui aurait suffi d'une plaisanterie un peu grossière sans doute, de quelque chose qui la poussât à le mépriser. Mais déjà cela lui répugnait et le sourire appuyé, sincère et plein de promesses qu'elle lui adressait lui faisait peur. Il balbutia:
Tu sais... je...
Je sais, dit-elle tranquillement. Mais je suis déjà amoureuse de toi.
Il eut une seconde de révolte, voire d'indignation. Mais enfin le jeu ne se jouait pas comme ça, on ne se remettait pas, avec tous ses vaisseaux, entre les mains d'un inconnu! Elle était folle. Et lui, comment pourrait-il alors s'amuser à la séduire si elle avouait l'être déjà? Comment pourrait-il avoir une chance de l'aimer si, dès le départ, il ne pouvait douter d'elle? Elle gâchait tout! C'était contraire à tous les règlements. Mais, à la fois, cette sorte de prodigalité, d'incurie, le fascinait.
Comment peux-tu le savoir? dit-il sur le même ton léger, agréable et en la regardant, il pensa tout à coup qu'elle était très belle, très faite pour l'amour, et qu'elle se moquait peut-être de lui. Elle le fixait et se mit à rire:
Tu as peur à la fois que ce soit vrai et que ce ne soit pas vrai, n'est-ce pas?
Et il hocha la tête, secrètement enchanté d'être deviné.
Eh bien, c'est vrai! Tu n'as jamais lu des romans russes? Brusquement quelqu'un dit à quelqu'un, après deux entrevues: «Je vous aime.» Et c'est vrai, cela mène le récit tout droit vers la catastrophe finale.
Et quelle catastrophe prévois-tu pour nous à Limoges?
Je ne sais pas. Mais comme les héros russes, cela m'est complètement égal. Dépêche-toi.
Il sortit avec elle, un peu rassuré: une femme qui a lu est moins inquiétante, elle sait vaguement ce qui l'attend ou ce qui attend l'autre. Dehors le soleil allongeait des ombres obliques, baignait d'or rosé les foins coupés et il regardait avec un certain contentement le profil de sa nouvelle maîtresse. Après tout, elle était belle, la campagne aussi, il s'était montré viril, sinon brillant, et elle disait l'aimer. Ce n'était pas si mal pour un névropathe. Il se mit à rire et elle tourna la tête vers lui.
Pourquoi ris-tu?
Pour rien. Je suis content.
Elle arrêta brusquement la voiture, prit sa veste entre ses deux mains et la secoua, tout cela si vite qu'il resta stupéfait:
Dis-le. Redis-le. Dis-moi que tu es content.
Elle avait un ton nouveau, exigeant, autoritaire, sensuel, et il eut soudain envie d'elle. Il lui prit les poignets, baisa ses mains, répétant «je suis content, je suis content», d'une voix changée et elle le lâcha, repartit sans rien dire. Ils ne se parlèrent presque plus jusqu'à la maison et elle l'abandonna devant la grille sans qu'ils aient fixé le moindre rendez-vous. Mais le soir dans sa chambre, Gilles, allongé, se rappelait cet étrange moment au bord de la route et se disait avec un petit sourire que cela avait rudement ressemblé à la passion.
CHAPITRE V
Il n'eut aucune nouvelle pendant plusieurs jours et il ne s'en étonna pas. Il avait été une occasion pour elle, une mauvaise d'ailleurs, et elle lui avait parlé d'amour par convenances, peut-être, ces bizarres convenances bourgeoises, ou par maniaquerie. Néanmoins, il se sentait un peu déçu et cela accentuait sa tristesse naturelle. Il parlait peu, se rasait un jour sur deux et essayait de lire quelques livres, de préférence pas russes.