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Conversation de caravane 2 page

 

Le soir de la mort d'Annick, le temps était très doux. On n'était qu'à la fin mars, mais c'était déjà une soirée de printemps. Dans sa pâtisserie habituelle Bruno acheta un long cylindre fourré aux amandes, puis il descendit sur les quais de la Seine. Le son des haut-parleurs d'un bateau-mouche emplissait l'atmosphère, se réverbérait sur les parois de Notre-Dame. Il mastiqua jusqu'au bout son gâteau gluant, couvert de miel, puis ressentit une fois de plus un vif dégoût de lui-même. C'était peut-être une idée, se dit-il, d'essayer ici même, au cœur de Paris, au milieu du monde et des autres. Il ferma les yeux, joignit les talons, croisa les mains sur sa poitrine. Lentement, avec détermination, il com­mença à compter, dans un état de concentration totale. Le seize magique prononcé il ouvrit les yeux, se redressa fermement sur ses jambes. Le bateau-mouche avait disparu, le quai était désert. Le temps était tou­jours aussi doux.

Devant l'immeuble d'Annick il y avait un petit attrou­pement, contenu par deux policiers. Il s'approcha. Le corps de la jeune fille était écrasé sur le sol, bizarrement distordu. Ses bras brisés formaient comme deux appen­dices autour de son crâne, une mare de sang entourait ce qui restait du visage; avant l'impact, dans un dernier réflexe de protection, elle avait dû porter les mains à sa tête. «Elle a sauté du septième étage. Tuée sur le coup...» dit une femme près de lui avec une bizarre satisfaction. À ce moment une ambulance du Samu arriva, deux hommes descendirent avec une civière. Au moment où ils la soulevaient il aperçut le crâne éclaté, détourna la tête. L'ambulance repartit dans un hurle­ment de sirènes. C'est ainsi que se termina le premier amour de Bruno.

 

L'été 76 fut probablement la période la plus atroce de sa vie; il venait d'avoir vingt ans. La chaleur était caniculaire, même les nuits n'apportaient aucune fraîcheur; de ce point de vue, l'été 76 devait rester historique. Les jeunes filles portaient des robes courtes et transparentes, que la sueur collait à leur peau. Il mar­cha des journées entières, les yeux exorbités par le désir. Il se relevait la nuit, traversait Paris à pied, s'arrêtait aux terrasses des cafés, guettait devant l'entrée des discothèques. Il ne savait pas danser. Il bandait en permanence. Il avait l'impression d'avoir entre les jam­bes un bout de viande suintant et putréfié, dévoré par les vers. À plusieurs reprises il essaya de parler à des jeu­nes filles dans la rue, n'obtint en réponse que des humi­liations. La nuit, il se regardait dans la glace. Ses cheveux collés à son crâne par la sueur commençaient à se dégarnir sur le devant; les plis de son ventre se voyaient sous la chemisette. Il commença à fréquenter les sex-shops et les peep-shows, sans obtenir d'autre résultat qu'une exacerbation de ses souffrances. Pour la première fois, il eut recours à la prostitution.



Un basculement subtil et définitif s'était produit dans la société occidentale en 1974-1975, se dit Bruno. Il était toujours allongé sur la pente herbeuse du canal; son blouson de toile, roulé sous la tête, lui servait d'oreiller. Il arracha une touffe d'herbe, éprouva sa rugosité humide. Ces mêmes années où il tentait sans succès d'accéder à la vie, les sociétés occidentales bas­culaient vers quelque chose de sombre. En cet été 1976, il était déjà évident que tout cela allait très mal finir. La violence physique, manifestation la plus parfaite de l'individuation, allait réapparaître en Occident à la suite du désir.

 

 

Julian et Aldous

 

«Quand il faut modifier ou renouveler la doctrine fondamentale, les générations sacrifiées au milieu desquelles s'opère la transformation y demeurent essentielle­ment étrangères, et souvent y deviennent directement hostiles.»

(Auguste Comte –

Appel aux conservateurs)

 

Vers midi Bruno remonta dans sa voiture, gagna le centre de Parthenay. Tout compte fait, il décida de prendre l'autoroute. D'une cabine, il téléphona à son frère - qui décrocha immédiatement. Il rentrait à Paris, il aurait aimé le voir le soir même. Demain ce n'était pas possible, il avait son fils. Mais ce soir, oui, ça lui paraissait important. Michel manifesta peu d'émotion. «Si tu veux...» dit-il après un long silence. Comme la plupart des gens il estimait détestable cette tendance à l'atomisation sociale bien décrite par les sociologues et les commentateurs. Comme la plupart des gens il esti­mait souhaitable de maintenir quelques relations fami­liales, fût-ce au prix d'un léger ennui. Ainsi, pendant des années, s'était-il astreint à passer Noël chez sa tante Marie-Thérèse, qui vieillissait avec son mari, gentil et presque sourd, dans un pavillon du Raincy. Son oncle votait toujours communiste et refusait d'aller à la messe de minuit, c'était à chaque fois l'occasion d'un coup de gueule. Michel écoutait le vieil homme parler de l'éman­cipation des travailleurs en buvant des gentianes; de temps en temps, il hurlait une banalité en réponse. Puis les autres arrivaient, il y avait sa cousine Brigitte. Il aimait bien Brigitte, et aurait souhaité qu'elle soit heureuse; mais avec un mari aussi con c'était manifestement difficile. Il était visiteur médical chez Bayer et trompait sa femme aussi souvent que possible; comme il était bel homme et qu'il se déplaçait beaucoup, c'était souvent possible. Chaque année, le visage de Brigitte se creusait un peu plus.

Michel renonça à sa visite annuelle en 1990; il restait encore Bruno. Les relations familiales persistent quel­ques années, parfois quelques dizaines d'années, elles persistent en réalité beaucoup plus longtemps que tou­tes les autres; et puis, finalement, elles aussi s'étei­gnent.

 

Bruno arriva vers vingt et une heures, il avait déjà un peu bu et souhaitait aborder des sujets théoriques. «J'ai toujours été frappé, commença-t-il avant même de s'être assis, par l'extraordinaire justesse des prédic­tions faites par Aldous Huxley dans Le Meilleur des mondes. Quand on pense que ce livre a été écrit en 1932, c'est hallucinant. Depuis, la société occidentale a constamment tenté de se rapprocher de ce modèle. Contrôle de plus en plus précis de la procréation, qui finira bien un jour ou l'autre par aboutir à sa disso­ciation totale d'avec le sexe, et à la reproduction de l'espèce humaine en laboratoire dans des conditions de sécurité et de fiabilité génétique totales. Disparition par conséquent des rapports familiaux, de la notion de paternité et de filiation. Élimination, grâce aux progrès pharmaceutiques, de la distinction entre les âges de la vie. Dans le monde décrit par Huxley les hommes de soixante ans ont les mêmes activités, la même appa­rence physique, les mêmes désirs qu'un jeune homme de vingt ans. Puis, quand il n'est plus possible de lutter contre le vieillissement, on disparaît par euthanasie librement consentie; très discrètement, très vite, sans drames. La société décrite par Brave New World est une société heureuse, dont ont disparu la tragédie et les sentiments extrêmes. La liberté sexuelle y est totale, plus rien n'y fait obstacle à l'épanouissement et au plaisir. Il demeure de petits moments de dépression, de tristesse et de doute; mais ils sont facilement traités par voie médicamenteuse, la chimie des antidépres­seurs et des anxiolytiques a fait des progrès considéra­bles. "Avec un centicube, guéris dix sentiments." C'est exactement le monde auquel aujourd'hui nous aspi­rons, le monde dans lequel, aujourd'hui, nous souhai­terions vivre.

«Je sais bien, continua Bruno avec un mouvement de la main comme pour balayer une objection que Michel n'avait pas faite, qu'on décrit en général l'uni­vers d'Huxley comme un cauchemar totalitaire, qu'on essaie de faire passer ce livre pour une dénonciation virulente; c'est une hypocrisie pure et simple. Sur tous les points - contrôle génétique, liberté sexuelle, lutte contre le vieillissement, civilisation des loisirs, Brave New World est pour nous un paradis, c'est en fait exac­tement le monde que nous essayons, jusqu'à présent sans succès, d'atteindre. Il n'y a qu'une seule chose aujourd'hui qui heurte un peu notre système de valeurs égalitaire - ou plus précisément méritocratique - c'est la division de la société en castes, affectées à des tra­vaux différents suivant leur nature génétique. Mais c'est justement le seul point sur lequel Huxley se soit montré mauvais prophète; c'est justement le seul point qui, avec le développement de la robotisation et du machi­nisme, soit devenu à peu près inutile. Aldous Huxley est sans nul doute un très mauvais écrivain, ses phrases sont lourdes et dénuées de grâce, ses personnages insipides et mécaniques. Mais il a eu cette intuition - fon­damentale - que l'évolution des sociétés humaines était depuis plusieurs siècles, et serait de plus en plus, exclu­sivement pilotée par l'évolution scientifique et technologique. Il a pu par ailleurs manquer de finesse, de psychologie, de style; tout cela pèse peu en regard de la justesse de son intuition de départ. Et, le premier parmi les écrivains, y compris parmi les écrivains de science-fiction, il a compris qu'après la physique c'était maintenant la biologie qui allait jouer un rôle moteur.»

Bruno s'interrompit, s'aperçut alors que son frère avait légèrement maigri; il semblait fatigué, soucieux, voire un peu inattentif. De fait, depuis quelques jours, il négligeait de faire ses courses. Contrairement aux années précédentes, il restait beaucoup de mendiants et de vendeurs de journaux devant le Monoprix; on était pourtant en plein été, saison où normalement la pauvreté se fait moins oppressante. Que serait-ce quand il y aurait la guerre? se demandait Michel en observant par les baies vitrées le déplacement ralenti des clo­chards. Quand la guerre éclaterait-elle, et que serait la rentrée? Bruno se resservit un verre de vin; il commençait à avoir faim, et fut un peu surpris quand son frère lui répondit, d'une voix lasse:

«Huxley appartenait à une grande famille de biolo­gistes anglais. Son grand-père était un ami de Darwin, il a beaucoup écrit pour défendre les thèses évolutionnistes. Son père et son frère Julian étaient également des biologistes de renom. C'est une tradition anglaise, d'intellectuels pragmatiques, libéraux et sceptiques; très différent du Siècle des lumières en France, beau­coup plus basé sur l'observation, sur la méthode expérimentale. Pendant toute sa jeunesse Huxley a eu l'oc­casion de voir les économistes, les juristes, et surtout les scientifiques que son père invitait à la maison. Parmi les écrivains de sa génération, il était certainement le seul capable de pressentir les progrès qu'allait faire la biologie. Mais tout cela serait allé beaucoup plus vite sans le nazisme. L'idéologie nazie a beaucoup contribue à discréditer les idées d'eugénisme et d'amélioration de la race; il a fallu plusieurs décennies pour y revenir.» Michel se leva, sortit de sa bibliothèque un volume intitulé Ce que j'ose penser. «II a été écrit par Julian Huxley, le frère aîné d'Aldous, et publié dès 1931, un an avant Le Meilleur des mondes. On y trouve suggérées toutes les idées sur le contrôle génétique et l'amélioration des espèces, y compris de l'espèce humaine, qui sont mises en pratique par son frère dans le roman. Tout cela y est présenté, sans ambiguïté, comme un but souhaitable, vers lequel il faut tendre.»

Michel se rassit, s'épongea le front. «Après la guerre, en 1946, Julian Huxley a été nommé directeur général de l'Unesco, qui venait d'être créé. La même année son frère a publié Retour au meilleur des mondes, dans lequel il essaie de présenter son premier livre comme une dénonciation, une satire. Quelques années plus tard, Aldous Huxley est devenu une caution théorique majeure de l'expérience hippie. Il avait toujours été par­tisan d'une entière liberté sexuelle, et avait joué un rôle de pionnier dans l'utilisation des drogues psychédéli­ques. Tous les fondateurs d'Esalen le connaissaient, et avaient été influencés par sa pensée. Le New Age, par la suite, a repris intégralement à son compte les thèmes fondateurs d'Esalen. Aldous Huxley, en réalité, est un des penseurs les plus influents du siècle.»

 

Ils allèrent manger dans un restaurant au coin de la rue, qui proposait une fondue chinoise pour deux per­sonnes à 270 francs. Michel n'était pas sorti depuis trois jours. «Je n'ai pas mangé aujourd'hui» remarqua-t-il avec une légère surprise; il tenait toujours le livre à la main.

«Huxley a publié Île en 1962, c'est son dernier livre, poursuivit-il en remuant son riz gluant. Il situe l'action dans une île tropicale paradisiaque - la végétation et les paysages sont probablement inspirés du Sri Lanka. Sur cette île s'est développée une civilisation originale, à l’écart des grands courants commerciaux du XXe siècle, à la fois très avancée sur le plan technologique et respectueuse de la nature: pacifiée, complètement délivrée des névroses familiales et des inhibitions judéo-chrétiennes. La nudité y est naturelle; la volupté et l’amour s'y pratiquent librement. Ce livre médiocre, facile à lire, a joué un rôle énorme sur les hippies et, à travers eux, sur les adeptes du New Age. Si on y regarde de près, la communauté harmonieuse décrite dans Île a beaucoup de points communs avec celle du Meilleur des mondes. De fait Huxley lui-même, dans son probable état de gâtisme, ne semble pas avoir pris conscience de la ressemblance, mais la société décrite dans Île est aussi proche du Meilleur des mondes que la société hippie libertaire l'est de la société bourgeoise libérale, ou plutôt de sa variante social-démocrate suédoise.»

II s'interrompit, trempa une gamba dans la sauce piquante, reposa ses baguettes. «Comme son frère, Aldous Huxley était un optimiste... dit-il finalement avec une sorte de dégoût. La mutation métaphysique ayant donné naissance au matérialisme et à la science moderne a eu deux grandes conséquences: le rationa­lisme et l'individualisme. L'erreur d'Huxley est d'avoir mal évalué le rapport de forces entre ces deux conséquences. Spécifiquement, son erreur est d'avoir sous-estime l'augmentation de l'individualisme produite par une conscience accrue de la mort. De l'individualisme naissent la liberté, la sensation du moi, le besoin de se distinguer et d'être supérieur aux autres. Dans une société rationnelle telle que celle décrite par Le Meilleur des mondes, la lutte peut être atténuée. La compétition économique, métaphore de la maîtrise de l'espace, n'a plus de raison d'être dans une société riche, où les flux économiques sont maîtrisés. La compétition sexuelle, métaphore par le biais de la procréation de la maîtrise du temps, n'a plus de raison d'être dans une société où la dissociation sexe-procréation est parfaitement réali­sée; mais Huxley oublie de tenir compte de l'individua­lisme. Il n'a pas su comprendre que le sexe, une fois dissocié de la procréation, subsiste moins comme prin­cipe de plaisir que comme principe de différenciation narcissique; il en est de même du désir de richesses. Pourquoi le modèle de la social-démocratie suédoise n'a-t-il jamais réussi à l'emporter sur le modèle libéral? Pourquoi n'a-t-il même jamais été expérimenté dans le domaine de la satisfaction sexuelle? Parce que la muta­tion métaphysique opérée par la science moderne entraîne à sa suite l'individuation, la vanité, la haine et le désir. En soi le désir - contrairement au plaisir - est source de souffrance, de haine et de malheur. Cela, tous les philosophes - non seulement les bouddhistes, non seulement les chrétiens, mais tous les philosophes dignes de ce nom - l'ont su et enseigné. La solution des utopistes - de Platon à Huxley, en passant par Fourier - consiste à éteindre le désir et les souffrances qui s'y rattachent en organisant sa satisfaction immédiate. À l'opposé, la société erotique-publicitaire où nous vivons s'attache à organiser le désir, à développer le désir dans des proportions inouïes, tout en maintenant la satisfac­tion dans le domaine de la sphère privée. Pour que la société fonctionne, pour que la compétition continue, il faut que le désir croisse, s'étende et dévore la vie des hommes.» II s'épongea le front, épuisé; il n'avait pas touché à son plat.

«Il y a des correctifs, des petits correctifs humanis­tes... dit doucement Bruno. Enfin, des choses qui per­mettent d'oublier la mort. Dans Le Meilleur des mondes il s'agit d'anxiolytiques et d'antidépresseurs; dans Île on a plutôt affaire à la méditation, les drogues psyché­déliques, quelques vagues éléments de religiosité hin­doue. En pratique, aujourd'hui, les gens essaient de faire un petit mélange des deux.

- Julian Huxley aborde lui aussi les questions reli­gieuses dans Ce que j'ose penser, il y consacre toute la deuxième partie de son livre, rétorqua Michel avec un dégoût croissant. Il est nettement conscient que les progrès de la science et du matérialisme ont sapé les bases de toutes les religions traditionnelles; il est également conscient qu'aucune société ne peut subsister sans reli­gion. Pendant plus de cent pages, il tente de jeter les bases d'une religion compatible avec l'état de la science. On ne peut pas dire que le résultat soit tellement convaincant; on ne peut pas dire non plus l'évolution de nos sociétés soit tellement allée dans ce sens. En réalité, tout espoir de fusion étant anéanti par l'évidence de la mort matérielle, la vanité et la cruauté ne peuvent manquer de s'étendre. À titre de compen­sation, conclut-il bizarrement, il en est de même de l'amour.»

 

 

 

Après la visite de Bruno, Michel demeura couché deux semaines entières. De fait, se demandait-il, com­ment une société pourrait-elle subsister sans religion? Déjà, dans le cas d'un individu, ça paraissait difficile. Pendant plusieurs jours, il contempla le radiateur situé à gauche de son lit. En saison les cannelures se remplissaient d'eau chaude, c'était un mécanisme utile et ingénieux; mais combien de temps la société occiden­tale pourrait-elle subsister sans une religion quelcon­que? Enfant, il aimait arroser les plantes du potager. Il conservait une petite photo carrée, en noir et blanc, où il tenait l'arrosoir sous la surveillance de sa grand-mère; il pouvait avoir six ans. Plus tard, il avait aimé faire les courses; avec la monnaie du pain, il avait le droit d'acheter un Carambar. Il allait ensuite chercher le lait à la ferme; il balançait à bout de bras la gamelle d'aluminium contenant le lait encore tiède, et il avait un peu peur, la nuit tombée, en longeant le chemin creux bordé de ronces. Aujourd'hui, chaque déplace­ment au supermarché était pour lui un calvaire. Pour­tant les produits changeaient, de nouvelles lignes de surgelés pour célibataires apparaissaient sans cesse. Récemment, au rayon boucherie de son Monoprix, il avait - pour la première fois - vu du steak d'autruche.

Pour permettre la reproduction, les deux brindilles composant la molécule d'ADN se séparent avant d'atti­rer, chacune de son côté, des nucléotides complémen­taires. Ce moment de la séparation est un moment dangereux où peuvent facilement intervenir des muta­tions incontrôlables, le plus souvent néfastes. Les effets de stimulation intellectuelle du jeûne sont réels, et à l'issue de la première semaine Michel eut l'intuition qu'une reproduction parfaite serait impossible tant que la molécule d'ADN aurait la forme d'une hélice. Pour obtenir une réplication non dégradée sur une succes­sion indéfinie de générations cellulaires, il était proba­blement nécessaire que la structure portant l'informa­tion génétique ait une topologie compacte - celle par exemple d'une bande de Mœbius ou d'un tore.

 

Enfant, il ne pouvait pas supporter la dégradation naturelle des objets, leur bris, leur usure. Ainsi conserva-t-il pendant des années, les réparant à l'infini, les emmaillotant de scotch, les deux morceaux brisés d'une petite règle de plastique blanc. Avec les épais­seurs de scotch surajoutées la règle n'était plus droite, elle ne pouvait même plus tirer de traits, remplir sa fonction de règle; cependant, il la conservait. Elle se brisait à nouveau; il la réparait, rajoutait une épaisseur de scotch, la remettait dans sa trousse.

Un des traits de génie de Djerzinski, devait écrire Frédéric Hubczejak bien des années plus tard, fut d'avoir su dépasser sa première intuition selon laquelle ta reproduction sexuée était en elle-même une source de mutations délétères. Depuis des milliers d'années, soulignait encore Hubczejak, toutes les cultures humaines étaient empreintes de cette intuition plus ou moins formulée d'une relation indissociable entre le sexe et la mort; un chercheur qui venait d'établir ce lien par des arguments irréfutables tirés de la biologie moléculaire aurait normalement dû s'arrêter là, considérer sa tâche coinme achevée. Djerzinski, pourtant, avait eu l'intuition qu'il fallait dépasser le cadre de la reproduction sexuée pour examiner dans toute leur généralité les conditions topologiques de la division cellulaire.

Dès sa première année à l'école primaire de Charny, Michel avait été frappé par la cruauté des garçons. Il est vrai qu'il s'agissait de fils de paysans, donc de petits animaux, encore proches de la nature. Mais on pouvait réellement s'étonner du naturel joyeux, instinctif, avec lequel ils piquaient les crapauds de la pointe de leurs compas ou de leur porte-plume; l'encre violette diffu­sait sous la peau du malheureux animal, qui expirait lentement, par suffocation. Ils faisaient cercle, contemplaient son agonie, les yeux brillants. Un de leurs autres jeux favoris était de découper les antennes des escargots avec leurs ciseaux de classe. Toute la sensibilité de l'escargot se concentre dans ses antennes, qui sont terminées par de petits yeux. Privé de ses antennes l'escargot n'est plus qu'une masse molle, souffrante et désemparée. Rapidement, Michel comprit qu'il avait intérêt à mettre une distance entre lui et ces jeunes brutes; il y avait par contre peu à craindre des filles, êtres plus doux. Cette première intuition sur le monde fut relayée par La Vie des animaux, qui passait à la télévision tous les mercredis soir. Au milieu de cette saloperie immonde, de ce carnage permanent qu'était la nature animale, la seule trace de dévouement et d'altruisme était représentée par l'amour maternel, ou par un instinct de protection, enfin quelque chose qui insensible­ment et par degrés conduisait à l'amour maternel. La femelle calmar, une petite chose pathétique de vingt centimètres de long, attaquait sans hésiter le plongeur qui s'approchait de ses œufs.

Trente ans plus tard, il ne pouvait une fois de plus qu'aboutir à la même conclusion: décidément, les fem­mes étaient meilleures que les hommes. Elles étaient plus caressantes, plus aimantes, plus compatissantes et plus douces; moins portées à la violence, à l'égoïsme, à l'affirmation de soi, à la cruauté. Elles étaient en outre plus raisonnables, plus intelligentes et plus travail­leuses.

Au fond, se demandait Michel en observant les mou­vements du soleil sur les rideaux, à quoi servaient les hommes? Il est possible qu'à des époques antérieures, où les ours étaient nombreux, la virilité ait pu jouer un rôle spécifique et irremplaçable; mais depuis quelques siècles, les hommes ne servaient visiblement à peu près plus à rien. Ils trompaient parfois leur ennui en faisant des parties de tennis, ce qui était un moindre mal; mais parfois aussi ils estimaient utile de faire avancer l'his­toire, c'est-à-dire essentiellement de provoquer des révolutions et des guerres. Outre les souffrances absur­des qu'elles provoquaient, les révolutions et les guerres détruisaient le meilleur du passé, obligeant à chaque fois à faire table rase pour rebâtir. Non inscrite dans le cours régulier d'une ascension progressive, l'évolution humaine acquérait ainsi un tour chaotique, déstructuré, irrégulier et violent. Tout cela les hommes (avec leur goût du risque et du jeu, leur vanité grotesque, leur irresponsabilité, leur violence foncière) en étaient directement et exclusivement responsables. Un monde composé de femmes serait à tous points de vue infini­ment supérieur; il évoluerait plus lentement, mais avec régularité, sans retours en arrière et sans remises en cause néfastes, vers un état de bonheur commun.


Date: 2015-12-11; view: 762


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