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Conversation de caravane 1 page

 

La caravane de Christiane était à une cinquantaine de mètres de sa tente. Elle alluma en entrant, sortit une bouteille de Bushmills, emplit deux verres. Mince, plus petite que Bruno, elle avait dû être très jolie; mais les traits de son visage fin étaient flétris, légèrement cou­perosés. Seule sa chevelure restait splendide, soyeuse et noire. Le regard de ses yeux bleus était doux, un peu triste. Elle pouvait avoir quarante ans.

«De temps en temps ça me prend, je baise avec tout le monde, dit-elle. Pour la pénétration, je demande juste un préservatif.»

Elle humecta ses lèvres, but une gorgée. Bruno la regarda; elle ne s'était rhabillée qu'en haut, elle avait passé un sweat-shirt gris. Son mont de Vénus avait une jolie courbure; malheureusement, les grandes lèvres étaient un peu pendantes.

«J'aimerais te faire jouir aussi, dit-il.

- Prends ton temps. Bois ton verre. Tu peux dormir
ici, il y a de la place...» Elle montra le lit double.

Ils discutèrent du prix de location des caravanes. Christiane ne pouvait pas faire de camping, elle avait un problème de dos. «Assez grave, dit-elle. La plupart des hommes préfèrent les pipes, dit-elle encore. La pénétration les ennuie, ils ont du mal à bander. Mais quand on les prend dans la bouche ils redeviennent comme de petits enfants. J'ai l'impression que le fémi­nisme les a durement atteints, plus qu'ils n'ont voulu l'avouer.

- Il y a pire que le féminisme...» fit sombrement Bruno. Il vida la moitié de son verre avant de se décider à poursuivre: «Tu connais le Lieu depuis longtemps?

- Pratiquement depuis le début. J'ai cessé de venir quand j'étais mariée, maintenant je reviens deux ou trois semaines par an. Au départ c'était plutôt un endroit alternatif, nouvelle gauche; maintenant c'est devenu New Age; ça n'a pas tellement changé. Dans les années soixante-dix on s'intéressait déjà aux mystiques orientales; aujourd'hui, il y a toujours un jacuzzi et des massages. C'est un endroit agréable, mais un peu triste; il y a beaucoup moins de violence qu'au-dehors. L'ambiance religieuse dissimule un peu la brutalité des rap­ports de drague. Il y a cependant des femmes qui souffrent, ici. Les hommes qui vieillissent dans la solitude sont beaucoup moins à plaindre que les femmes
dans la même situation. Ils boivent du mauvais vin, ils s'endorment et leurs dents puent; puis ils s'éveillent et recommencent; ils meurent assez vite. Les femmes prennent des calmants, font du yoga, vont voir des psychologues; elles vivent très vieilles et souffrent beau­coup. Elles vendent un corps affaibli, enlaidi; elles le savent et elles en souffrent. Pourtant elles continuent, car elles ne parviennent pas à renoncer à être aimées. Jusqu'au bout elles sont victimes de cette illusion. À partir d'un certain âge, une femme a toujours la possi­bilité de se frotter contre des bites; mais elle n'a plus jamais la possibilité d'être aimée. Les hommes sont ainsi, voilà tout.



- Christiane, dit doucement Bruno, tu exagères...
Par exemple, maintenant, j'ai envie de te faire plaisir.

- Je te crois. J'ai l'impression que tu es plutôt un
homme gentil. Égoïste et gentil.»

Elle ôta son sweat-shirt, s'allongea au travers du lit, posa un oreiller sous ses fesses et écarta les cuisses. Bruno lécha d'abord assez longuement le pourtour de sa chatte, puis excita le clitoris à petits coups de langue rapides. Christiane expira profondément. «Enfonce un doigt...» dit-elle. Bruno obéit, se tourna pour continuer à lécher Christiane tout en lui caressant les seins. Il sentit les mamelons se durcir, releva la tête. «Continue, s'il te plaît...» demanda-t-elle. Il replaça sa tête plus confortablement et caressa le clitoris de l'index. Ses petites lèvres commençaient à gonfler. Pris d'un mou­vement de joie, il les lécha avec avidité. Christiane poussa un gémissement. L'espace d'un instant il revit la vulve, maigre et ridée, de sa mère; puis le souvenir s'effaça, il continua à masser le clitoris de plus en plus vite tout en léchant les lèvres à grands coups de langue amicaux. Son ventre se couvrait d'une rougeur, elle haletait de plus en plus fort. Elle était très humide, agréablement salée. Bruno fit une brève pause, intro­duisit un doigt dans l'anus, un autre dans le vagin et commença à lécher le clitoris du bout de la langue, à petits coups très rapides. Elle jouit paisiblement, avec de longs soubresauts. Il demeura immobile, le visage contre sa vulve humide, et tendit les mains vers elle; il sentit les doigts de Christiane se refermer sur les siens. "Merci» dit-elle. Puis elle se releva, enfila son sweat-shirt et remplit à nouveau leurs verres.

«C'était vraiment bien, dans le jacuzzi, tout à l'heure... dit Bruno. Nous n'avons pas dit un mot; au moment où j'ai senti ta bouche, je n'avais pas encore distingué les traits de ton visage, ïl n'y avait aucun élément de séduction, c'était quelque chose de très pur.

— Tout repose sur les corpuscules de Krause...» Christiane sourit. «Il faut m'excuser, je suis professeur de sciences naturelles.» Elle but une gorgée de Bushmills... «La hampe du clitoris, la couronne et le sillon du gland sont tapissés de corpuscules de Krause, très riches en terminaisons nerveuses. Lorsqu'on les caresse, on déclenche dans le cerveau une puissante libération d'endorphines. Tous les hommes, toutes les femmes ont leur clitoris et leur gland tapissés de cor­puscules de Krause - en nombre à peu près identique, jusque-là c'est très égalitaire; mais il y a autre chose, tu le sais bien. J'étais très amoureuse de mon mari. Je caressais, je léchais son sexe avec vénération; j'aimais le sentir en moi. J'étais fière de provoquer ses érections, j'avais une photo de son sexe dressé, que je conservais tout le temps dans mon portefeuille; pour moi c'était comme une image pieuse, lui donner du plaisir était ma plus grande joie. Finalement, il m'a quittée pour une plus jeune. J'ai bien vu tout à l'heure que tu n'étais pas vraiment attiré par ma chatte; c'est déjà un peu la chatte d'une vieille femme. L'augmentation du pontage des collagènes chez le sujet âgé, la fragmentation de l'élastine au cours des mitoses font progressivement perdre aux tissus leur fermeté et leur souplesse. A vingt ans, j'avais une très belle vulve; aujourd'hui, je me rends bien compte que les lèvres et les nymphes sont un peu pendantes.»

Bruno termina son verre; il ne trouvait absolument rien à lui répondre. Peu après, ils s'allongèrent. Il passa un bras autour de la taille de Christiane; ils s'endor­mirent.

 

 

 

Bruno s'éveilla le premier. Très haut dans les arbres, un oiseau chantait. Christiane s'était découverte pen­dant la nuit. Elle avait de jolies fesses, encore bien ron­des, très excitantes. Il se souvint d'une phrase de La Petite Sirène, il avait chez lui un vieux 45 tours, avec la Chanson des matelots interprétée par les frères Jacques. C'était après qu'elle avait subi toutes ses épreuves, qu'elle avait renoncé à sa voix, à son pays natal, à sa jolie queue de sirène; tout cela dans l'espoir de devenir une vraie femme, par amour du prince. Elle était dépo­sée par la tempête sur une plage au milieu de la nuit; là, elle buvait l'élixir de la sorcière. Elle se sentait comme coupée en deux, la souffrance était si déchirante qu'elle perdait connaissance. Il y avait ensuite quelques accords musicaux très différents, qui semblaient ouvrir sur un paysage nouveau; puis la récitante prononçait cette phrase qui avait si vivement frappé Bruno: «Quand elle s'éveilla, le soleil brillait, et le prince était devant elle.»

II repensa ensuite à sa conversation de la veille avec Christiane, et se dit qu'il parviendrait peut-être à aimer ses lèvres un peu pendantes, mais douces. Comme cha­que matin au réveil et comme la plupart des hommes, il bandait. Dans le demi-jour de l'aube, au milieu de la masse épaisse et ébouriffée de ses cheveux noirs, le visage de Christiane paraissait très pâle. Elle ouvrit légèrernent les yeux au moment où il la pénétrait. Elle parut un peu surprise, mais écarta les jambes. Il commença à bouger en elle, mais s'aperçut qu'il devenait de plus en plus mou. Il en ressentit une grande tristesse, d'inquiétude et de honte. «Tu préfères que je mette un préservatif? demanda-t-il. - Oui, s'il te plaît. Ils sont dans la trousse de toilette à côté.» II déchira l’emballage; c'était des Durex Technica. Naturellement, dès qu'il fut dans le latex, il débanda complètement. «Je suis désolé, fit-il, je suis vraiment désolé. - Ça ne fait rien, dit-elle doucement, viens te coucher.» Déci­dément, le sida avait été une vraie bénédiction pour les hommes de cette génération. II suffisait parfois de sortir la capote, leur sexe mollissait aussitôt. «Je n'ai jamais réussi à m'y faire...» Cette mini-cérémonie accomplie, leur virilité sauvegardée dans son principe, ils pouvaient se recoucher, se blottir contre le corps de leur femme, dormir en paix.

Après le petit déjeuner ils descendirent, longèrent la pyramide. Il n'y avait personne au bord de l'étang. Ils s'allongèrent dans la prairie ensoleillée; Christiane lui retira son bermuda et commença à le branler. Elle branlait très doucement, avec beaucoup de sensibilité. Plus tard, lorsqu'ils furent entrés grâce à elle dans le réseau des couples libertins, Bruno devait s'en rendre compte: c'était une qualité extrêmement rare. La plu­part des femmes dans ce milieu branlaient avec bruta­lité, sans la moindre nuance. Elles serraient beaucoup trop fort, secouaient la bite avec une frénésie stupide, probablement dans le but d'imiter les actrices de films porno. C'était peut-être spectaculaire à l'écran, mais le résultat tactile était franchement quelconque, voire douloureux. Christiane au contraire procédait par effleurements, mouillait régulièrement ses doigts, par­courait avec douceur les zones sensibles. Une femme en tunique indienne passa près d'eux et vint s'asseoir au bord de l'eau. Bruno inspira profondément, se retint de jouir. Christiane lui sourit; le soleil commençait à être chaud. Il se rendit compte que sa deuxième semaine au Lieu allait être très douce. Peut-être même est-ce qu'ils allaient se revoir, vieillir ensemble. De temps en temps elle lui donnerait un petit moment de bonheur physique, ils vivraient tous deux le déclin du désir. Quelques années passeraient ainsi; puis ce serait fini, ils seraient vieux; pour eux, la comédie de l'amour physique serait terminée.

Pendant que Christiane prenait une douche, Bruno étudia la formule du soin «protection jeunesse aux micro-capsules» qu'il venait d'acheter la veille au cen­tre Leclerc. Alors que l'emballage extérieur mettait sur­tout en avant la nouveauté du concept «micro-capsu­les», la notice d'emploi, plus exhaustive, distinguait trois actions: filtrage des rayons solaires nocifs, diffu­sion tout au long de la journée de principes hydratants actifs, élimination des radicaux libres. Au milieu de sa lecture il fut interrompu par l'arrivée de Catherine, l'ex-féministe recyclée dans les tarots égyptiens. Elle revenait, et n'en fit pas mystère, d'un atelier de développement personnel, Dansez votre job. Il s'agissait de trouver sa vocation à travers une série de jeux symbo­liques; ces jeux permettaient peu à peu de dégager le «héros intérieur» de chaque participant. À l'issue de la première journée il apparaissait que Catherine était un peu sorcière, mais également un peu lionne; cela aurait dû, normalement, l'orienter vers un poste de res­ponsabilité dans les forces de vente.

«Hmm...» fit Bruno.

A ce moment Christiane revint, une serviette autour de la taille. Catherine s'interrompit, sa crispation était visible. Elle prétexta un atelier Méditation zen et tango argentin et battit rapidement en retraite.

«Je croyais que tu faisais Tantra et comptabilité... lui lança Christiane au moment où elle disparaissait.

— Tu la connais?

— Oh oui, ça fait vingt ans que je connais cette
conne. Elle aussi vient depuis le début, pratiquement
depuis la fondation du Lieu.»

Elle secoua ses cheveux, noua sa serviette en turban. Ils remontèrent ensemble. Bruno eut tout à coup envie de la prendre par la main. Il le fit.

«J'ai jamais pu encadrer les féministes... reprit Christiane alors qu'ils étaient à mi-pente. Ces salopes n’arrêtaient pas de parler de vaisselle et de partage des taches; elles étaient littéralement obsédées par la vaisselle. Parfois elles prononçaient quelques mots sur la cuisine ou les aspirateurs; mais leur grand sujet de conversation, c'était la vaisselle. En quelques années, elles réussissaient à transformer les mecs de leur entourage en névrosés impuissants et grincheux. À partir de ce moment - c'était absolument systématique - elles commençaient à éprouver la nostalgie de la virilité. Au bout du compte elles plaquaient leurs mecs pour sefaire sauter par des machos latins à la con. J'ai toujours été frappée par l'attirance des intellectuelles pour les voyous, les brutes et les cons. Bref elles s'en tapaient deux ou trois, parfois plus pour les très baisables, puis elles se faisaient faire un gosse et se mettaient à préparer des confitures maison avec les fiches cuisine Marie-Claire. J'ai vu le même scénario se reproduire, des dizaines de fois.

— C'est du passé...» fit Bruno, conciliant.

 

Ils passèrent l'après-midi à la piscine. En face d'eux, de l'autre côté du bassin, les adolescentes sautillaient sur place en se chipant un walkman. «Elles sont mignonnes, hein? remarqua Christiane. La blonde aux petits seins est vraiment jolie...»; puis elle s'allongea sur le drap de bain. «Passe-moi de la crème...»

Christiane ne participait à aucun atelier. Elle éprou­vait même un certain dégoût pour ces activités schizo­phrènes, dit-elle. «Je suis peut-être un peu dure, dit-elle encore, mais je connais ces soixante-huitardes qui ont dépassé la quarantaine, j'en fais pratiquement partie. Elles vieillissent dans la solitude et leur vagin est virtuellement mort. Interroge-les cinq minutes, tu verras qu'elles ne croient pas du tout à ces histoires de chakras, de cristaux, de vibrations lumineuses. Elles s'efforcent d'y croire, elles tiennent parfois deux heures, le temps de leur atelier. Elles sentent la présence de l'Ange et la fleur intérieure qui s'éveille dans leur ventre; puis l'ate­lier se termine, elles se redécouvrent seules, vieillissan­tes et moches. Elles ont des crises de larmes. Tu n'as pas remarqué? Il y a beaucoup de crises de larmes ici, surtout après les ateliers zen. À vrai dire elles n'ont pas le choix, parce qu'en plus elles ont des problèmes de fric. En général elles ont fait une analyse, ça les a com­plètement séchées. Les mantras et les tarots c'est très con, mais c'est quand même moins cher qu'une analyse.

— Oui, ça et le dentiste...» fit vaguement Bruno. Il posa sa tête entre ses cuisses ouvertes, sentit qu'il allait s'endormir ainsi.

La nuit venue, ils retournèrent dans le jacuzzi; il lui demanda de ne pas le faire jouir. De retour dans la caravane, ils firent l'amour. «Laisse tomber...» dit Christiane au moment où il tendait la main vers les préservatifs. Quand il la pénétra, il sentit qu'elle était heureuse. Une des caractéristiques les plus étonnantes de l'amour physique est quand même cette sensation d'intimité qu'il procure, dès qu'il s'accompagne d'un minimum de sympathie mutuelle. Dès les premières minutes on passe du vous au tu, et il semble que l'amante, même rencontrée de la veille, ait droit à cer­taines confidences qu'on ne ferait à aucune autre per­sonne humaine. Ainsi Bruno, cette nuit-là, raconta-t-il à Christiane certaines choses qu'il n'avait jamais racon­tées à personne, pas même à Michel - et encore moins à son psychiatre. Il lui parla de son enfance, de la mort de sa grand-mère et des humiliations à l'internat de garçons. Il lui raconta son adolescence et les mastur­bations dans le train, à quelques mètres des jeunes fil­les; il lui raconta les étés dans la maison de son père. Christiane écoutait en lui caressant les cheveux.

 

Ils passèrent la semaine ensemble, et la veille du départ de Bruno ils dînèrent dans un restaurant de fruits de mer à Saint-Georges-de-Didonne. L'air était calme et chaud, la flamme des bougies qui éclairait leur table ne tremblait pratiquement pas. Ils dominaient l'estuaire de la Gironde, au loin on distinguait la pointe de Grave.

«En voyant la lune qui brille sur la mer, dit Bruno, je me rends compte avec une inhabituelle clarté que nous n'avons rien, absolument rien à faire avec ce monde.

- Tu dois vraiment partir?

— Oui, je dois passer quinze jours avec mon fils. En
fait j'aurais dû partir la semaine dernière, mais cette
fois je ne peux plus retarder. Sa mère prend l'avion
après-demain, elle a réservé son séjour.

— Ton fils a quel âge?

— Douze ans.»

Christiane réfléchit, but une gorgée de muscadet. Elle avait mis une robe longue, elle s'était maquillée et ressemblait à une jeune fille. On devinait ses seins à travers la dentelle du corsage; la lumière des bougies allumait de petites flammes dans ses yeux. «Je crois que je suis un peu amoureuse...» dit-elle. Bruno atten­dit sans oser faire un geste, son immobilité était par­faite. «Je vis à Noyon, dit-elle encore. Avec mon fils, ça s'est à peu près bien passé jusqu'à ce qu'il ait treize ans. Son père lui a peut-être manqué, mais je ne sais pas... Est-ce que les enfants ont réellement besoin d'un père? Ce qui est sûr, c'est que lui n'avait aucun besoin de son fils. Il l'a pris un peu au début, ils allaient au cinéma ou au McDonald's, il le ramenait toujours en avance. Et puis ça s'est produit de moins en moins souvent: quand il est parti s'installer dans le Sud avec sa nouvelle copine, il a complètement arrêté. Je l'ai en fait élevé à peu près seule, j'ai peut-être manqué d'autorité. Il y a deux ans il s'est mis à sortir, à avoir de mauvaises fré­quentations. Ça surprend beaucoup de gens, mais Noyon est une ville violente. Il y a beaucoup de Noirs et d'Arabes, le Front national a fait 40 % aux dernières élections. Je vis dans une résidence à la périphérie, la porte de ma boîte aux lettres a été arrachée, je ne peux rien laisser dans la cave. J'ai souvent peur, parfois il y a eu des coups de feu. En rentrant du lycée je me bar­ricade chez moi, je ne sors jamais le soir. De temps en temps je fais un peu de Minitel rose, et c'est tout. Mon fils rentre tard, parfois il ne rentre pas du tout. Je n'ose rien lui dire; j'ai peur qu'il me frappe.

— Tu es loin de Paris?»

Elle sourit. «Pas du tout, c'est dans l'Oise, à peine quatre-vingts kilomètres...» Elle se tut et sourit à nou­veau; son visage à ce moment était plein de douceur et d'espoir. «J'aimais la vie, dit-elle encore. J'aimais la vie, j'étais d'un naturel sensible et affectueux, et j'ai toujours adoré faire l'amour. Quelque chose s'est mal passé; je ne comprends pas tout à fait quoi, mais quel­que chose s'est mal passé dans ma vie.»

Bruno avait déjà plié sa tente et rangé ses affaires dans la voiture; il passa sa dernière nuit dans la cara­vane. Au matin il essaya de pénétrer Christiane, mais cette fois il échoua, il se sentait ému et nerveux. «Jouis sur moi» dit-elle. Elle étala le sperme sur son visage et sur ses seins. «Viens me voir» dit-elle encore au moment où il passait la porte. Il promit de venir. On était le samedi 1er août.

 

 

 

Contrairement à son habitude, Bruno prit de petites routes. Il s'arrêta un peu avant d'atteindre Parthenay. Il avait besoin de réfléchir; oui, mais au fond à quoi? Il était garé au milieu d'un paysage ennuyeux et calme, près d'un canal aux eaux presque immobiles. Des plan­tes aquatiques croissaient ou pourrissaient, c'était dif­ficile à dire. Le silence était troublé par de vagues grésillements - dans l'atmosphère, il devait y avoir des insectes. Il s'allongea sur la pente herbeuse, prit conscience d'un très faible courant aquatique: le canal s'écoulait lentement vers le Sud. On n'apercevait aucune grenouille.

En octobre 1975, juste avant d'entrer à la fac, Bruno s'installa dans le studio acheté par son père; il eut alors l'impression qu'une vie nouvelle allait commencer pour lui. Il dut rapidement déchanter. Certes il y avait des filles, et même beaucoup de filles, inscrites en lettres à Censier; mais toutes semblaient prises, ou du moins ne pas avoir envie de se laisser prendre par lui. Dans le but d'établir un contact il allait à tous les TD, à tous les cours, et devint ainsi rapidement bon élève. À la café­téria il les voyait, les entendait bavarder: elles sortaient, rencontraient des amis, s'invitaient mutuellement à des fêtes. Bruno commença à manger. Il se stabilisa rapi­dement autour d'un parcours alimentaire qui descen­dait le boulevard Saint-Michel. D'abord il commençait par un hot-dog, dans l'échoppe au croisement de la rue Gay-Lussac; il continuait un peu plus bas par une pizza, parfois un sandwich grec. Dans le McDonald's au croisement du boulevard Saint-Germain il englou­tissait plusieurs cheeseburgers, qu'il accompagnait de Coca-Cola et de milk-shakes à la banane; puis il des­cendait en titubant la rue de la Harpe avant de se terminer aux pâtisseries tunisiennes. En rentrant chez lui il s'arrêtait devant le Latin, qui proposait deux films porno au même programme. Il restait parfois une demi-heure devant le cinéma, feignant d'examiner les trajets de bus, dans le but à chaque fois déçu de voir entrer une femme ou un couple. Le plus souvent, il finissait quand même par prendre une place; il se sentait déjà mieux une fois dans la salle, l'ouvreuse était d'une dis­crétion parfaite. Les hommes s'installaient loin les uns des autres, ils laissaient toujours plusieurs sièges de distance. Il se branlait tranquillement en regardant Infirmières lubriques, L'auto-stoppeuse ne porte pas de culotte, La prof a les cuisses écartées, Les Suceuses, tant d'autres films. Le seul moment délicat était celui de la sortie: le cinéma donnait directement sur le boulevard Saint-Michel, il pouvait parfaitement tomber nez à nez avec une fille de la fac. En général il attendait qu'un type se lève, sortait aussitôt sur ses talons; il lui parais­sait moins dévalorisant d'aller au cinéma porno entre amis. Il rentrait en général vers minuit, lisait Chateau­briand ou Rousseau.

Une ou deux fois par semaine Bruno décidait de changer de vie, de prendre une direction radicalement différente. Voici comment il procédait. D'abord il se mettait entièrement nu, se regardait dans la glace: il était nécessaire d'aller jusqu'au bout de l'autodépréciation, de contempler pleinement l'abjection de son ven­tre gonflé, de ses bajoues, de ses fesses déjà pendantes. Puis il éteignait toutes les lumières. Il joignait les pieds, croisait les mains à hauteur de la poitrine, penchait légèrement la tête en avant pour mieux rentrer en lui-même. Alors il inspirait lentement, profondément, gon­flant au maximum son ventre dégueulasse; puis il expirait, très lentement aussi, en prononçant mentalement un chiffre. Tous les chiffres étaient importants, sa concentration ne devait jamais faiblir; mais les plus importants étaient quatre, huit, et naturellement seize, le chiffre ultime. Lorsqu'il se relèverait après avoir compté le chiffre seize en expirant de toutes ses forces il serait un homme radicalement neuf, enfin prêt à vivre, à se glisser dans le courant de l'existence. Il ne connaîtrait plus ni la peur, ni la honte; il se nourrirait normalement, se comporterait normalement avec les jeunes filles. «Aujourd'hui est le premier jour du reste de ta vie.»

Ce petit cérémonial n'avait aucun effet sur sa timi­dité, mais se montrait parfois d'une certaine efficacité contre la boulimie; il s'écoulait parfois deux jours avant qu'il ne replonge. Il attribuait l'échec à un défaut de concentration, puis, très vite, se remettait à y croire. Il était encore jeune.

Un soir, en sortant de la pâtisserie du Sud Tunisien, il tomba sur Annick. Ilne l'avait pas revue depuis leur brève rencontre de l'été 1974. Elle avait encore enlaidi, elle était maintenant presque obèse. Ses lunettes car­rées à monture noire, à verres épais rapetissaient encore ses yeux bruns, faisaient ressortir la blancheur maladive de sa peau. Ils prirent un café ensemble, il y eut un moment de gêne assez net. Elle était étudiante en lettres aussi, à la Sorbonne; elle habitait une cham­bre juste à côté, qui donnait sur le boulevard Saint-Michel. En partant, elle lui laissa son numéro de télé­phone.

Il retourna la voir plusieurs fois au cours des semai­nes suivantes. Trop humiliée par son physique, elle refu­sait de se déshabiller; mais le premier soir elle proposa à Bruno de lui faire une pipe. Elle ne parla pas de son physique, son argument était qu'elle ne prenait pas la pilule. «Je t'assure, je préfère...» Elle ne sortait jamais, elle restait tous les soirs chez elle. Elle se préparait des infusions, essayait de faire un régime; mais rien n’y faisait. Plusieurs fois, Bruno essaya de lui enlever son pantalon; elle se recroquevillait, le repoussait sans un mot, avec violence. Il finissait par céder, sortait son sexe. Elle le suçait rapidement, un peu trop fort; il éjaculait dans sa bouche. Parfois ils parlaient de leurs études, mais pas tellement; il repartait en général assez vite. C'est vrai qu'elle n'était franchement pas jolie, et qu'il aurait difficilement envisagé de se trouver avec elle dans la rue, au restaurant, dans la file d'attente d'un cinéma. Il se gavait de pâtisseries tunisiennes, à la limite du vomissement; il montait chez elle, se faisait faire une pipe et repartait. C'était probablement mieux ainsi.


Date: 2015-12-11; view: 836


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