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L'animal oméga

 

Bruno est appuyé contre le lavabo. Il a ôté sa veste de pyjama. Les replis de son petit ventre blanc pèsent contre la faïence du lavabo. Il a onze ans. Il souhaite se laver les dents, comme chaque soir; il espère que sa toilette se déroulera sans incidents. Cependant Wilmart s'approche, d'abord seul, et pousse Bruno à l'épaule. Il commence à reculer en tremblant de peur; il sait à peu près ce qui va suivre. «Laissez-moi...» dit-il faiblement.

Pelé s'approche à son tour. Il est petit, râblé, extrê­mement fort. Il gifle violemment Bruno, qui se met à pleurer. Puis ils le poussent à terre, l'attrapent par les pieds et le traînent sur le sol. Près des toilettes, ils arrachent son pantalon de pyjama. Son sexe est petit, encore enfantin, dépourvu de poils. Ils sont deux à le tenir par les cheveux, ils le forcent à ouvrir la bouche. Pelé lui passe un balai de chiottes sur le visage. Il sent le goût de la merde. Il hurle.

Brasseur rejoint les autres; il a quatorze ans, c'est le plus âgé des sixièmes. Il sort sa bite, qui paraît à Bruno épaisse, énorme. Il se place à la verticale et lui pisse sur le visage. La veille il a forcé Bruno à le sucer, puis à lui lécher le cul; mais ce soir il n'en a pas envie.

«Clément, ton zob est nu, dit-il, railleur; il faut aider les poils à pousser...» Sur un signe, les autres passent de la mousse à raser sur son sexe. Brasseur déplie rasoir, approche la lame. Bruno chie de peur.

 

Une nuit de mars 1968, un surveillant l'avait retrouvé nu, couvert de merde, recroquevillé dans les chiottes du fond de la cour. Il lui avait fait passer un pyjama ei l'avait emmené chez Cohen, le surveillant général. Bruno avait peur d'être obligé de parler; il redoutait d'avoir à prononcer le nom de Brasseur. Mais Cohen, pourtant tiré de son sommeil en pleine nuit, l'avait accueilli avec douceur. Contrairement aux surveillants placés sous ses ordres, il vouvoyait les élèves. C'était son troisième internat, et ce n'était pas le plus dur; il savait que, presque toujours, les victimes refusent dedénoncer leurs bourreaux. La seule chose qu'il pouvait faire était sanctionner le surveillant responsable du dortoir des sixièmes. La plupart de ces enfants étaient laissés à l'abandon par leurs parents, il représentait pour eux la seule autorité. Il aurait fallu les surveiller de plus près, intervenir avant la faute - mais ce n'était pas possible, il n'avait que cinq surveillants pour deux cents élèves. Après le départ de Bruno il se prépara un café, feuilleta les fiches des sixièmes. Il soupçonnait Pelé et Brasseur, mais n'avait aucune preuve. S'il parvenait à les coincer il était décidé à aller jusqu'au renvoi; il suffisait de quelques éléments violents et cruels pour entraîner les autres à la férocité. La plupart des garçons, surtout lorsqu'ils sont réunis en bandes, aspirent à infliger aux êtres les plus faibles des humiliations et des tortures. Au début de l'adolescence, en particulier, leur sauvagerie atteint des proportions inouïes. Il ne nourrissait aucune illusion sur le comportement de l'être humain lorsqu'il n'est plus soumis au contrôle la loi. Depuis son arrivée à l'internat de Meaux, il avait réussi à se faire craindre. Sans l'ultime rempart de légalité qu'il représentait, il savait que les sévices infligés à des garçons comme Bruno n'auraient eu aucune limite.



 

Bruno redoubla sa sixième avec soulagement. Pelé, Brasseur et Wilmart passaient en cinquième, et seraient dans un dortoir différent. Malheureusement, suite à des directives du ministère prises après les événements de 68, on décida de réduire les postes de maître d'internat pour mettre en place un système d'autodiscipline; la mesure était dans l'air du temps, elle avait en outre l'avantage de réduire les coûts salariaux. Il devint plus facile de passer d'un dortoir à l'autre; au moins une fois par semaine les cinquièmes prirent l'habitude d'or­ganiser des razzias chez les plus petits; ils revenaient dans leur dortoir avec une, parfois deux victimes, et la séance commençait. Vers la fin du mois de décembre, Jean-Michel Kempf, un garçon maigre et craintif qui était arrivé en début d'année, se jeta par la fenêtre pour échapper à ses tortionnaires. La chute aurait pu être mortelle, il eut de la chance de s'en tirer avec des frac­tures multiples. La cheville était très endommagée, on eut du mal à récupérer les éclats d'os; il s'avéra qu'il resterait estropié. Cohen organisa un interrogatoire général qui renforça ses présomptions; malgré ses dénégations, il infligea à Pelé un renvoi de trois jours. Les sociétés animales fonctionnent pratiquement toutes sur un système de dominance lié à la force relative de leurs membres. Ce système se caractérise par une hié­rarchie stricte: le mâle le plus fort du groupe est appelé animal alpha; celui-ci est suivi du second en force, animal bêta, et ainsi de suite jusqu'à l'animal le moins élevé dans la hiérarchie, appelé animal oméga. Les posi­tions hiérarchiques sont généralement déterminées par des rituels de combat; les animaux de rang bas tentent d’améliorer leur statut en provoquant les animaux de rang plus élevé, sachant qu'en cas de victoire ils amé­lioreront leur position. Un rang élevé s'accompagne de certains privilèges: se nourrir en premier, copuler avec les femelles du groupe. Cependant, l'animal le plus faible est en général en mesure d'éviter le combat par l'adoption d'une posture de soumission (accroupissement, présentation de l'anus). Bruno se trouvait dans une situation moins favorable. La brutalité et la domination, générales dans les sociétés animales, s'accompagnent déjà chez le chimpanzé (Pan troglodytes) d'actes de cruauté gratuite accomplis à l'encontre l'animal le plus faible. Cette tendance atteint son comblé chez les sociétés humaines primitives, et dans sociétés développées chez l'enfant et l'adolescent jeune. Plus tard apparaît la pitié, ou identification aux souffrances d'autrui; cette pitié est rapidement systématisée sous forme de loi morale. À l'internat du lycée Meaux Jean Cohen représentait la loi morale, et n'avait aucune intention d'en dévier. Il n'estimait nullement abusive l'utilisation que les nazis avaient fait de la pensée de Nietzsche: niant la compassion, se situant au-delà de la loi morale, établissant le désir et le règne du désir, la pensée de Nietzsche conduisai selon lui naturellement au nazisme. Compte tenu de son ancienneté et de son niveau de diplômes, il aurait être nommé proviseur; c'est tout à fait volontairement qu'il demeurait à son poste de surveillant général. Il adressa plusieurs notes à l'inspection d'académie pour se plaindre de la diminution des postes de maître d'internat; ces notes n'eurent aucune suite. Dans un zoo un kangourou mâle (macropodidés) se conduira souvent comme si la position verticale de son gardien était un défi pour combattre. L'agression du kangourou peut être apaisée si son gardien adopte une posture penchée, caractéristique des kangourous paisibles. Jean Cohen n'avait nullement envie de se transformer en kangourou paisible. La méchanceté de Michel Brasseur, stade évolutif normal d'un égoïsme déjà présent chez des animaux moins évolués, avait transformé un de ses camarades en estropié définitif; elle laisserait probablement chez des garçons comme Bruno des dégâts psychologiques irréversibles. Lorsqu'il convoquait Brasseur dans son bureau pour l'interroger, il ne son­geait nullement à lui dissimuler son mépris, ni l'inten­tion qu'il avait d'obtenir son renvoi.

 

Tous les dimanches soir, lorsque son père le ramenait dans sa Mercedes, Bruno commençait à trembler aux approches de Nanteuil-les-Meaux. Le parloir du lycée était décoré de bas-reliefs représentant les anciens élè­ves célèbres: Courteline et Moissan. Georges Courteline, écrivain français, est l'auteur de récits qui présentent avec ironie l'absurdité de la vie bourgeoise et administrative. Henri Moissan, chimiste français (prix Nobel 1906) a développé l'usage du four électrique et isolé le silicium et le fluor. Son père arrivait toujours juste à temps pour le repas de sept heures. En général Bruno ne parvenait à manger que le midi, où le repas était pris en commun avec les demi-pensionnaires; le soir, ils se retrouvaient entre internes. C'étaient des tablées de huit, les premières places étaient occupées par les plus grands. Ils se servaient largement, puis crachaient dans le plat pour empêcher les petits de toucher au reste.

Tous les dimanches Bruno hésitait à parler à son père, concluait finalement que c'était impossible. Son père pensait qu'il est bien qu'un garçon apprenne à se défendre; et en effet certains - pas plus âgés que lui - répliquaient, se battaient pied à pied, parvenaient finalement à se faire respecter. À quarante-deux ans, Serge Clément était un homme arrivé. Alors que ses parents tenaient une épicerie au Petit-Clamart, il pos­sédait maintenant trois cliniques spécialisées en chirurgie esthétique: l'une à Neuilly, l'autre au Vésinet, la troisième en Suisse près de Lausanne. Lorsque son ex-femme était partie vivre en Californie, il avait en outre repris la gérance de la clinique de Cannes, lui reversant la moitié des bénéfices. Depuis longtemps, il n'opérait plus lui-même; mais c'était, comme on dit, un bon gestionnaire. Il ne savait pas exactement comment s'y prendre avec son fils. Il lui voulait plutôt du bien, à condition que ça ne prenne pas trop de temps; il se sentait un peu coupable. Les week-ends où Bruno venait, il s'abstenait en général de recevoir ses maîtresses. Il achetait des plats cuisinés chez le traiteur, il dînaient en tête à tête; puis ils regardaient la télévision. II ne savait jouer à aucun jeu. Parfois Bruno se relevait dans la nuit, marchait jusqu'au réfrigérateur. Il vidait des corn flakes dans un bol, rajoutait du lait, de la crème fraîche; il recouvrait le tout d'une épaisse couche de sucre. Puis il mangeait. Il mangeait plusieurs bols, jusqu'à l'écœurement. Son ventre était lourd. Il éprouvait du plaisir.

 

 

 

Sur le plan de l'évolution des mœurs, l'année 1970 fut marquée par une extension rapide de la consommation erotique, malgré les interventions d'une censure encore vigilante. La comédie musicale Hair, destinée à populariser à l'usage du grand public la «libération sexuelle» des années soixante, connut un large succès. Les seins nus se répandirent rapidement sur les plages du Sud. En l'espace de quelques mois, le nombre de sex-shops à Paris passa de trois à quarante-cinq.

En septembre, Michel entra en quatrième et commença à étudier l'allemand comme seconde langue vivante. C'est à l'occasion des cours d'allemand qu'il fit la connaissance d'Annabelle.

 

À l'époque, Michel avait des idées modérées sur le bonheur. En définitive, il n'y avait jamais réellement songé. Les idées qu'il pouvait avoir, il les tenait de grand-mère, qui les avait directement transmises à ses enfants. Sa grand-mère était catholique et votait de Gaulle; ses deux filles avaient épousé des communis­tes; cela n'y changeait pas grand-chose. Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils élec­troménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (niais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que son travail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. À moins qu'ils ne préfèrent voyager, décou­vrir les modes de vie et les cultures d'autres régions, d'autres pays.

Jacob Wilkening était né à Leeuwarden, en Frise-Occidentale; arrivé en France à l'âge de quatre ans, il n'avait plus qu'une conscience floue de ses origines néerlandaises. En 1946, il avait épousé la sœur d'un de ses meilleurs amis; elle avait dix-sept ans et n'avait pas connu d'autre homme. Après avoir travaillé quelque temps dans une usine de microscopes, il avait créé une entreprise d'optique de précision, qui travaillait surtout en sous-traitance avec Angénieux et Pathé. La concur­rence japonaise était à l'époque inexistante; la France produisait d'excellents objectifs, dont certains pou­vaient rivaliser avec les Schneider et les Zeiss; son entreprise marchait bien. Le couple eut deux fils, en 48 et 51; puis, longtemps après, en 1958, Annabelle.

Née dans une famille heureuse (en vingt-cinq ans de mariage, ses parents n'avaient eu aucune dispute sérieuse), Annabelle savait que son destin serait le même. L'été qui précéda sa rencontre avec Michel, elle commença à y penser; elle allait sur ses treize ans. Quelque part dans le monde il y avait un garçon qu'elle ne connaissait pas, qui ne la connaissait pas davantage, mais avec qui elle ferait sa vie. Elle essaierait de le rendre heureux, et il essaierait, lui aussi, de la rendre heureuse; mais elle ne savait pas à quoi il pouvait ressembler; c'était très troublant. Dans une lettre au Jour­nal de Mickey, une lectrice qui avait son âge faisait part du même trouble. La réponse se voulait rassurante, se terminait par ces mots: «Ne t'en fais pas, petite Coralie; tu sauras le reconnaître.»

 

Ils commencèrent à se fréquenter en faisant ensem­ble leurs devoirs d'allemand. Michel habitait de l'autre côté de la rue, à moins de cinquante mètres. De plus en plus souvent, ils passaient ensemble leurs jeudis et leurs dimanches; il arrivait juste après le repas de midi. «Annabelle, ton fiancé...» annonçait son frère cadet après un regard dans le jardin. Elle rougissait; ses parents, eux, évitaient de se moquer d'elle. Elle s'en rendait compte: ils aimaient bien Michel.

C'était un garçon curieux; il ne connaissait rien ai football, ni aux chanteurs de variétés. Il n'était pas impopulaire dans sa classe, il parlait à plusieurs personnes; mais ces contacts restaient limités. Avant Annabelle, aucun camarade de classe n'était venu chez lui. Il s'était habitué à des réflexions et des rêveries solitaires; peu à peu il s'habitua à la présence d'une amie. Souvent ils partaient en vélo, montaient la côte de Voulangis; puis ils marchaient à travers les prairies et les bois, jusqu'à une butte d'où l'on dominait la vallée du Grand Morin. Ils marchaient entre les herbes, apprenant à se connaître.

 



Date: 2015-12-11; view: 943


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Première partie | Tout est la faute de Caroline Yessayan
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