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Première partie

Le royaume perdu

I

 

Le 1er juillet 1998 tombait un mercredi. C'est donc logiquement, quoique de manière inhabituelle, que Djerzinski organisa son pot de départ un mardi soir. Entre les bacs de congélation d'embryons et un peu écrasé par leur masse, un réfrigérateur de marque Brandt accueillit les bouteilles de champagne; il permettait d'ordinaire la conservation des produits chimi­ques usuels.

Quatre bouteilles pour quinze, c'était un peu juste. Tout, d'ailleurs, était un peu juste: les motivations qui les réunissaient étaient superficielles; un mot mala­droit, un regard de travers et le groupe risquait de se disperser, chacun se précipitant vers sa voiture. Ils se tenaient dans une pièce climatisée en sous-sol, carrelée de blanc, décorée d'un poster de lacs allemands. Per­sonne n'avait proposé de prendre de photos. Un jeune chercheur arrivé en début d'année, un barbu d'appa­rence stupide, s'éclipsa au bout de quelques minutes en prétextant des problèmes de garage. Un malaise de plus en plus perceptible se répandit entre les convives; les vacances étaient pour bientôt. Certains se rendaient dans une maison familiale, d'autres pratiquaient le tourisme vert. Les mots échangés claquaient avec lenteur dans l'atmosphère. On se sépara rapidement.

 

A dix-neuf heures trente, tout était terminé. Djerzinski traversa le parking en compagnie d'une collègue aux longs cheveux noirs, à la peau très blanche, aux seins volumineux. Elle était un peu plus âgée que lui; vraisemblablement, elle allait lui succéder à la tête de l'unité de recherches. La plupart de ses publications portaient sur le gène DAF3 de la drosophile; elle était célibataire.

Debout devant sa Toyota, il tendit une main à la cher­cheuse en souriant (depuis quelques secondes il pré­voyait d'effectuer ce geste, de l'accompagner d'un sourire, il s'y préparait mentalement). Les paumes s'en­grenèrent en se secouant doucement. Un peu tard il songea que cette poignée de main manquait de chaleur; compte tenu des circonstances ils auraient pu s'embras­ser, comme le font les ministres, ou certains chanteurs de variétés.

Les adieux consommés, il demeura dans sa voiture pendant cinq minutes qui lui parurent longues. Pour­quoi la femme ne démarrait-elle pas? Se masturbait-elle en écoutant du Brahms? Songeait-elle au contraire à sa carrière, à ses nouvelles responsabilités, et si oui s'en réjouissait-elle? Enfin, la Golf de la généticienne quitta le parking; il était de nouveau seul. La journée avait été superbe, elle était encore chaude. En ces semaines du début de l'été, tout paraissait figé dans une immobilité radieuse; pourtant, Djerzinski en était conscient, la durée des jours avait déjà commencé à décroître.



 

Il avait travaillé dans un environnement privilégié, songea-t-il en démarrant à son tour. À la question: «Estimez-vous, vivant à Palaiseau, bénéficier d'un environnement privilégié?», 63% des habitants répondaient: «Oui.» Cela pouvait se comprendre; les bâtiments étaient bas, entrecoupés de pelouses. Plusieurs hypermarchés permettaient un approvisionnement facile; la notion de qualité de vie semblait à peine excessive, concernant Palaiseau.

En direction de Paris, l'autoroute du Sud était déserte. Il avait l'impression d'être dans un film de science-fiction néo-zélandais, vu pendant ses année d'étudiant: le dernier homme sur Terre, après la dis­parition de toute vie. Quelque chose dans l'atmosphère évoquait une apocalypse sèche.

Djerzinski vivait rue Frémicourt depuis une dizaine d'années; il s'y était habitué, le quartier était calme. En 1993, il avait ressenti la nécessité d'une compagnie; quelque chose qui l'accueille le soir en rentrant. Son choix s'était porté sur un canari blanc, un animal crain­tif. Il chantait, surtout le matin; pourtant, il ne semblait pas joyeux; mais un canari peut-il être joyeux? La joie est une émotion intense et profonde, un sentiment de plénitude exaltante ressenti par la conscience entière; on peut la rapprocher de l'ivresse, du ravissement, de l'extase. Une fois, il avait sorti l'oiseau de sa cage. Ter­rorisé, celui-ci avait chié sur le canapé avant de se pré­cipiter sur les grilles à la recherche de la porte d'entrée. Un mois plus tard, il renouvela la tentative. Cette fois, la pauvre bête était tombée par la fenêtre; amortissant tant bien que mal sa chute, l'oiseau avait réussi à se poser sur un balcon de l'immeuble en face, cinq étages plus bas. Michel avait dû attendre le retour de l'occu­pante, espérant ardemment qu'elle n'ait pas de chat. Il s'avéra que la fille était rédactrice à 20 Ans; elle vivait seule et rentrait tard. Elle n'avait pas de chat.

La nuit était tombée; Michel récupéra le petit animal qui tremblait de froid et de peur, blotti contre la paroi de béton. À plusieurs reprises, généralement en sortant ses poubelles, il croisa de nouveau la rédactrice. Elle hochait la tête, probablement en signe de reconnaissance; il hochait de son côté. Somme toute, l'incident lui avait permis d'établir une relation de voisinage, en cela, c'était bien.

Par ses fenêtres on pouvait distinguer une dizaine d’immeubles, soit environ trois cents appartements. En général, lorsqu'il rentrait le soir, le canari se mettait à sirfler et à gazouiller, cela durait cinq à dix minutes; puis il changeait ses graines, sa litière et son eau. Cependant, ce soir-là, il fut accueilli par le silence. Il s'approcha de la cage: l'oiseau était mort. Son petit corps blanc, déjà froid, gisait de côté sur la litière de gravillons.

Il dîna d'une barquette de loup au cerfeuil Monoprix Gourmet, qu'il accompagna d'un Valdepenas médiocre. Après une hésitation il déposa le cadavre de l'oiseau dans un sac plastique qu'il lesta d'une bouteille de bière, et jeta le tout dans le vide-ordures. Que faire d'autre? Dire une messe?

Il n'avait jamais su où aboutissait ce vide-ordures à l'ouverture exiguë (mais suffisante pour contenir le corps d'un canari). Cependant il rêva de poubelles gigantesques, remplies de filtres à café, de raviolis en sauce et d'organes sexuels tranchés. Des vers géants, aussi gros que l'oiseau, armés de becs, attaquaient son cadavre. Ils arrachaient ses pattes, déchiquetaient ses intestins, crevaient ses globes oculaires. Il se redressa dans la nuit en tremblant; il était à peine une heure et demie. Il avala trois Xanax. C'est ainsi que se termina sa première soirée de liberté.

 

 

Le 14 décembre 1900, dans une communication faite à l'Académie de Berlin sous le titre Zur Théorie des Geseztes der Energieverteilung in Normalspektrum, Max Planck introduisit pour la première fois la notion de quantum d'énergie, qui devait jouer un rôle décisif dans l'évolution ultérieure de la physique. Entre 1900 et 1920, sous l'impulsion principalement d'Einstein et de Bohr, des modélisations plus ou moins ingénieuses tentèrent d'accorder le nouveau concept au cadre des théories antérieures; ce n'est qu'à partir du début des années vingt que ce cadre apparut irrémédiablement condamné.

Si Niels Bohr est considéré comme le véritable fonda­teur de la mécanique quantique, ce n'est pas seulement en raison de ses découvertes personnelles, mais surtout de l'extraordinaire ambiance de créativité, d'effer­vescence intellectuelle, de liberté d'esprit et d'amitié qu'il sut créer autour de lui. L'Institut de physique de Copenhague, fondé par Bohr en 1919, devait accueillir tout ce que la physique européenne comptait de jeunes chercheurs. Heisenberg, Pauli, Born y firent leur apprentissage. Un peu plus âgé qu'eux, Bohr était capa­ble de consacrer des heures à discuter le détail de leurs hypothèses, avec un mélange unique de perspicacité philosophique, de bienveillance et de rigueur. Précis, voire maniaque, il ne tolérait aucune approximation dans l'interprétation des expériences; mais, non plus, aucune idée neuve ne lui paraissait a priori folle, aucun concept classique intangible. II aimait inviter ses étu­diants à le rejoindre dans sa maison de campagne de Tisvilde; il y recevait des scientifiques d'autres dis­ciplines, des hommes politiques, des artistes; les conversations passaient librement de la physique à la philosophie, de l'histoire à l'art, de la religion à la vie quotidienne. Rien de comparable ne s'était produit depuis les premiers temps de la pensée grecque. C'est dans ce contexte exceptionnel que furent élaborés, entre 1925 et 1927, les termes essentiels de l'interpré­tation de Copenhague, qui invalidait dans une large mesure les catégories antérieures de l'espace, de la cau­salité et du temps.

Djerzinski n'était nullement parvenu à recréer autour de lui un tel phénomène. L'ambiance au sein de l'unité de recherches qu'il dirigeait était, ni plus ni moins, une ambiance de bureau. Loin d'être les Rimbaud du microscope qu'un public sentimental aime à se repré­senter, les chercheurs en biologie moléculaire sont le plus souvent d'honnêtes techniciens, sans génie, qui lisent Le Nouvel Observateur et rêvent de partir en vacances au Groenland. La recherche en biologie moléculaire ne nécessite aucune créativité, aucune inven­tion; c'est en réalité une activité à peu près complète­ment routinière, qui ne demande que de raisonnables aptitudes intellectuelles de second rang. Les gens font des doctorats, soutiennent des thèses, alors qu'un Bac + 2 suffirait largement pour manœuvrer les appareils. «Pour avoir l'idée du code génétique, aimait à dire Desplechin, le directeur du département biologie du CNRS, pour découvrir le principe de la synthèse des protéines, là, oui, il fallait un petit peu mouiller sa chemise. D'ail­leurs vous remarquerez que c'est Gamow, un physicien, qui a mis le nez en premier sur l'affaire. Mais le décryptage de l'ADN, pfff... On décrypte, on décrypte. On fait une molécule, on fait l'autre. On introduit les données dans l'ordinateur, l'ordinateur calcule les sous-séquences. On envoie un fax dans le Colorado: ils font le gène B27, on fait le C33. De la cuisine. De temps en temps il y a un insignifiant progrès d'appareillage; en général ça suffit pour qu'on vous donne le Nobel. Du bricolage; de la plaisanterie.»

 

L'après-midi du 1er juillet était d'une chaleur écra­sante; c'était une de ces après-midi qui se terminent mal, où l'orage finit par éclater, dispersant les corps dénudés. Le bureau de Desplechin donnait sur le quai Anatole-France. De l'autre côté de la Seine, sur le quai des Tuileries, des homosexuels circulaient au soleil, discutaient à deux ou par petits groupes, parta­geaient leurs serviettes. Presque tous étaient vêtus de strings. Leurs muscles humectés d'huile solaire bril­laient dans la lumière, leurs fesses étaient luisantes et galbées. Tout en bavardant certains massaient leurs organes sexuels à travers le nylon du string, ou y glissaient un doigt, découvrant les poils pubiens, le début du phallus. Près des baies vitrées, Desplechin avait installé une lunette d'approche. Lui-même était homosexuel, selon la rumeur; en réalité, depuis quelque années, il était surtout alcoolique mondain. Une âpres-midi comparable à celle-ci, il avait par deux fois tenté de se masturber, l'œil collé à la lunette, fixant avec persévérance un adolescent qui avait laissé glisser son string et dont la bite entamait une émouvante ascension dans l'atmosphère. Son propre sexe était retombé, flas­que et ridé, sec; il n'avait pas insisté.

Djerzinski arriva à seize heures précises. Desplechin avait demandé à le voir. Son cas l'intriguait. Il était certes courant qu'un chercheur prenne une année sab­batique pour aller travailler dans une autre équipe en Norvège, au Japon, enfin dans un de ces pays sinistres où les quadragénaires se suicident en masse. D'autres - le cas s'était fréquemment produit pendant les «années Mitterrand», années où la voracité financière avait atteint des proportions inouïes - se mettaient en quête de capital-risque et fondaient une société afin de commercialiser telle ou telle molécule; certains avaient d'ailleurs édifié en peu de temps des fortunes conforta­bles, rentabilisant avec bassesse les connaissances acquises pendant leurs années de recherche désintéres­sée. Mais la disponibilité de Djerzinski, sans projet, sans but, sans le moindre début de justification, paraissait incompréhensible. À quarante ans il était directeur de recherches, quinze scientifiques travaillaient sous ses ordres; lui-même ne dépendait - et de manière tout à fait théorique - que de Desplechin. Son équipe obtenait d'excellents résultats, on la considérait comme une des meilleures équipes européennes. En somme, qu'est-ce qui n'allait pas? Desplechin força le dynamisme de sa voix: «Vous avez des projets?» Il y eut un silence de trente secondes, puis Djerzinski émit sobrement: «Réfléchir.» Ça partait mal. Se forçant à l'enjouement, il relança: «Sur le plan personnel?» Fixant le visage sérieux, aux traits aigus, aux yeux tristes qui lui faisait lace, il fut soudain terrassé par la honte. Sur le plan personnel, quoi? C'est lui-même qui était allé chercher Djerzinski, quinze ans plus tôt, à l'université d'Orsay. Son choix s'était avéré excellent: c'était un chercheur précis, rigoureux, inventif; les résultats s'étaient accumulés, en nombre considérable. Si le CNRS était parvenu à conserver un bon rang européen dans la recherche en biologie moléculaire, c'est en grande partie à lui qu'il le devait. Le contrat avait été rempli, lar­gement.

«Naturellement, termina Desplechin, vos accès informatiques seront maintenus. Nous laisserons en activité vos codes d'accès aux résultats stockés sur le serveur, et à la passerelle Internet du centre; tout cela pour un temps indéterminé. Si vous avez besoin d'autre chose, je suis à votre disposition.»

 

Après le départ de l'autre, il s'approcha à nouveau des baies vitrées. Il transpirait légèrement. Sur le quai d'en face, un jeune brun de type nord-africain ôtait son short. Il demeurait de vrais problèmes en biologie fondamentale. Les biologistes pensaient et agissaient comme si les molécules étaient des éléments matériels séparés, uniquement reliés par le biais d'attractions et de répulsions électromagnétiques; aucun d'entre eux, il en était convaincu, n'avait entendu parler du paradoxe EPR, des expériences d'Aspect; aucun n'avait même pris la peine de s'informer des progrès réalisé en physique depuis le début du siècle; leur conception de l'atome était à peu près restée celle de Démocrite. Ils accumulaient des données, lourdes et répétitives, dans le seul but d'en tirer des applications industrielles immédiates, sans jamais prendre conscience que le socle conceptuel de leur démarche était miné. Djerzinski et lui-même, de par leur formation initiale de physiciens, étaient probablement les seuls au CNRS à s'en rendre compte: dès qu'on aborderait réellement les bases atomiques de la vie, les fondements de la biologie actuelle voleraient en éclats. Desplechin méditait sur ces questions alors que le soir descendait sur Seine. Il était incapable d'imaginer les voies que réflexion de Djerzinski pourrait prendre; il ne se sentait même pas en mesure d'en discuter avec lui. Il atteignait la soixantaine; sur le plan intellectuel, il se sentait com­plètement grillé. Les homosexuels étaient partis, main­tenant, le quai était désert. Il n'arrivait plus à se sou­venir de sa dernière érection; il attendait l'orage.

 

 

 

L'orage éclata vers vingt et une heures. Djerzinski écouta la pluie en avalant de petites gorgées d'un arma­gnac bas de gamme. Il venait d'avoir quarante ans: était-il victime de la crise de la quarantaine? Compte tenu de l'amélioration des conditions de vie les gens de quarante ans sont aujourd'hui en pleine forme, leur condition physique est excellente; les premiers signes indiquant - tant par l'apparence physique que par la réaction des organes à l'effort - qu'un palier vient d'être franchi, que la longue descente vers la mort vient d'être amorcée, ne se produisent le plus souvent que vers quarante-cinq, voire cinquante ans. En outre, cette fameuse «crise de la quarantaine» est souvent associée à des phénomènes sexuels, à la recherche subite et fré­nétique du corps des très jeunes filles. Dans le cas de Djerzinski, ces considérations étaient hors de propos: sa bite lui servait à pisser, et c'est tout.

Le lendemain il se leva vers sept heures, prit dans sa bibliothèque La Partie et le Tout, l'autobiographie scien­tifique de Werner Heisenberg, et se dirigea à pied vers le Champ-de-Mars. L'aurore était limpide et fraîche. Il possédait ce livre depuis l'âge de dix-sept ans. Assis sous un platane allée Victor-Cousin, il relut le passage du Premier chapitre où Heisenberg, retraçant le contexte de ses années de formation, relate les circonstances de sa première rencontre avec la théorie atomique:

«Cela a dû se passer, je pense, au printemps 1920. L'issue de la première grande guerre avait semé le trouble et la confusion parmi les jeunes de notre pays. La vieille génération, profondément déçue par la défaite, avait laissé glisser les rênes de ses mains; et les jeunes se rassemblaient en groupes, en communautés petites ou gran­des, pour rechercher une voie neuve, ou du moins pour trouver une boussole neuve leur permettant de s'orienter, car l'ancienne avait été brisée. C'est ainsi que, par une belle journée de printemps, je me trouvais en route avec un groupe composé d'une dizaine ou d'une vingtaine de camarades. Si j'ai bonne souvenance, cette promenade nous entraînait à travers les collines qui bordent la rive ouest du lac de Starnberg; ce lac, à chaque fois qu'une trouée se présentait à travers les rangées de hêtres d'un vert lumineux, apparaissait à gauche en dessous de nous, et semblait presque s'étendre jusqu'aux montagnes qui formaient le fond du paysage. C'est, assez étrangement, au cours de cette promenade que s'est produite ma pre­mière discussion sur le monde de la physique atomique, discussion qui devait avoir une grande signification pour moi au cours de ma carrière ultérieure.»

 

Vers onze heures, la chaleur recommença à augmenter. De retour à son domicile, Michel se déshabilla complètement avant de s'allonger. Les trois semaines qui suivirent, ses mouvements furent extrêmement réduits. On peut imaginer que le poisson, sortant de temps temps la tête de l'eau pour happer l'air, aperçoive pendant quelques secondes un monde aérien, complètement différent - paradisiaque. Bien entendu il devrait ensuite retourner dans son univers d'algues, où les poissons se dévorent. Mais pendant quelques secondes ilaurait eu l'intuition d'un monde différent, un monds parfait - le nôtre.

Au soir du 15 juillet, il téléphona à Bruno. Sur un fond de jazz cool, la voix de son demi-frère émettait un message subtilement second degré. Bruno, lui, était cer­tainement victime de la crise de la quarantaine. Il por­tait des imperméables en cuir, se laissait pousser la barbe. Afin de montrer qu'il connaissait la vie, il s'ex­primait comme un personnage de série policière de seconde zone; il fumait des cigarillos, développait ses pectoraux. Mais, pour ce qui le concernait, Michel ne croyait pas du tout à cette explication de la «crise de la quarantaine». Un homme victime de la crise de la quarantaine demande juste à vivre, à vivre un peu plus; il demande juste une petite rallonge. La vérité dans son cas est qu'il en avait complètement marre; il ne voyait simplement plus aucune raison de continuer.

Ce même soir il retrouva une photo, prise à son école primaire de Charny; et il se mit à pleurer. Assis à son pupitre, l'enfant tenait un livre de classe ouvert à la main. Il fixait le spectateur en souriant, plein de joie et de courage; et cet enfant, chose incompréhensible, c'était lui. L'enfant faisait ses devoirs, apprenait ses leçons avec un sérieux confiant. Il entrait dans le monde, il découvrait le monde, et le monde ne lui faisait pas peur; il se tenait prêt à prendre sa place dans la société des hommes. Tout cela, on pouvait le lire dans le regard de l'enfant. Il portait une blouse avec un petit col.

Pendant plusieurs jours Michel garda la photo à por­tée de la main, appuyée à sa lampe de chevet. Le temps est un mystère banal, et tout était dans l'ordre, essayait-il de se dire; le regard s'éteint, la joie et la confiance disparaissent. Allongé sur son matelas Bultex, il s'exerçait sans succès à l'impermanence. Le front de l'enfant était marqué par une petite dépression ronde - cicatrice de varicelle; cette cicatrice avait tra­versé les années. Où se trouvait la vérité? La chaleur de midi emplissait la pièce.

 

Né en 1882 dans un village de l'intérieur de la Corse, au sein d'une famille de paysans analphabètes, Martini Ceccaldi semblait bien parti pour mener la vie agricole et pastorale, à rayon d'action limité, qui était celle de ses ancêtres depuis une succession indéfinie de générations. Il s'agit d'une vie depuis longtemps disparue de nos contrées, dont l'analyse exhaustive n'offre donc qu'un intérêt limité; certains écologistes radicaux en manifestant par périodes une nostalgie incompréhensble, j'offrirai cependant, pour être complet, une brève description synthétique d'une telle vie: on a la nature et le bon air, on cultive quelques parcelles (dont le nombre est précisément fixé par un système d'héritage strict), de temps en temps on tire un sanglier; on baise à droite à gauche, en particulier sa femme, qui donne naissance à des enfants; on élève lesdits enfants pour qu'ils prennent leur place dans le même écosystème, on attrape une maladie, et c'est marre.

Le destin singulier de Martin Ceccaldi est en réalité parfaitement symptomatique du rôle d'intégration dans la société française et de promotion du progrès technologique joué par l'école laïque tout au long de la IIIe République. Rapidement, son instituteur comprit qu'il avait affaire à un élève exceptionnel, doué d'un esprit d'abstraction et d'une inventivité formelle qu trouveraient difficilement à s'exprimer dans le cadre de son milieu d'origine. Pleinement conscient que son rôle ne se limitait pas à fournir à chaque futur citoyen un bagage de connaissances élémentaires, mais qu'il lui appartenait également de détecter les éléments d'élite appelés à s'intégrer aux cadres de la République, il parvint à persuader les parents de Martin que le destin de leur fils se jouerait nécessairement en dehors de la Corse. En 1894, nanti d'une bourse, le jeune garçon entra donc comme interne au lycée Thiers de Marseille (bien décrit dans les souvenirs d'enfance de Marcel Pagnol, qui devaient constituer jusqu'à la fin, par l'excel­lence de la reconstitution réaliste des idéaux fondateurs d'une époque à travers la trajectoire d'un jeune homme doué issu d'un milieu défavorisé, la lecture favorite de Martin Ceccaldi). En 1902, réalisant pleinement les espoirs placés en lui par son ancien instituteur, il fut admis à l'École polytechnique.

C'est en 1911 que se produisit l'affectation qui devait décider de la suite de sa vie. Il s'agissait de créer sur l'ensemble du territoire algérien un réseau d'adduction d'eau efficace. Il s'y employa pendant plus de vingt-cinq ans, calculant courbure des aqueducs et diamètre des canalisations. En 1923 il épousa Geneviève July, une buraliste de lointaine origine languedocienne dont la famille était installée en Algérie depuis deux généra­tions. En 1928 leur naquit une fille, Janine.

 

La narration d'une vie humaine peut être aussi lon­gue ou aussi brève qu'on le voudra. L'option métaphy­sique ou tragique, se limitant en dernière analyse aux dates de naissance et de mort classiquement inscrites sur une pierre tombale, se recommande naturellement par son extrême brièveté. Dans le cas de Martin Cec­caldi il apparaît opportun de convoquer une dimension historique et sociale, mettant moins l'accent sur les caractéristiques personnelles de l'individu que sur l'évolution de la société dont il constitue un élément symptomatique. Portés d'une part par l'évolution his­torique de leur époque, ayant fait en outre le choix d'y adhérer, les individus symptomatiques ont en général une existence simple et heureuse; une narration de vie peut alors classiquement prendre place sur une à deux pages. Janine Ceccaldi, quant à elle, appartenait à la décourageante catégorie des précurseurs. Fortement adaptés d'une part au mode de vie majoritaire de leur époque, soucieux d'autre part de le dépasser «par le haut» en prônant de nouveaux comportements ou en popularisant des comportements encore peu pratiqués, les précurseurs nécessitent en général une description un peu plus longue, d'autant que leur parcours est souvent plus tourmenté et plus confus. Ils ne jouent cependant qu'un rôle d'accélérateur historique - généralement, d'accélérateur d'une décomposition historique - sans jamais pouvoir imprimer une direction nouvelle aux événements - un tel rôle étant dévolu aux revolutionnaires ou aux prophètes.

Tôt, la fille de Martin et Geneviève Ceccaldi mani­festa des aptitudes intellectuelles hors du commun, au moins égales à celles de son père, jointes aux manifestations d'un caractère très indépendant. Elle perdit sa virginité à l'âge de treize ans (ce qui était exceptionnel, à son époque et dans son milieu) avant de consacrer ses années de guerre (plutôt calmes en Algérie) à des sorties dans les principaux bals qui avaient lieu chaque fin de semaine, d'abord à Constantine, puis à Alger; le tout sans cesser d'aligner, trimestre après trimestre, d'impressionnants résultats scolaires. C'est donc nantie d'un baccalauréat avec mention et d'une expérience sexuelle déjà solide qu'elle quitta en 1945 ses parents pour entamer des études de médecine à Paris.

Les années de l'immédiate après-guerre furent laborieuses et violentes; l'indice de la production industrielle était au plus bas, et le rationnement alimentaire ne fut aboli qu'en 1948. Cependant, au sein d'unt frange huppée de la population apparaissaient déjà les premiers signes d'une consommation libidinale divertissante de masse, en provenance des États-Unis d'Amérique, qui devait s'étendre sur l'ensemble de la population au cours des décennies ultérieures. Etudiante à la faculté de médecine de Paris, Janine Ceccaldi put ainsi vivre d'assez près les années «existestialistes», et eut même l'occasion de danser un be-bop au Tabou avec Jean-Paul Sartre. Peu impressionnée par l'œuvre du philosophe, elle fut par contre frappée par la laideur de l'individu, aux confins du handicap, et l'incident n'eut pas de suite. Elle-même très belle, d'un type méditerranéen prononcé, elle eut de nombreuses aventures avant de rencontrer en 1952 Serge Clément, qui terminait alors sa spécialité de chirurgie.

«Vous voulez un portrait de mon père? aimait à dire Bruno des années plus tard; prenez un singe, équi­pez-le d'un téléphone portable, vous aurez une idée du bonhomme.» À l'époque, Serge Clément ne disposait évidemment d'aucun téléphone portable; mais il était en effet assez velu. En somme, il n'était pas beau du tout; mais il se dégageait de sa personne une virilité puissante et sans complications qui devait séduire la jeune interne. En outre, il avait des projets. Un voyage aux Etats-Unis l'avait convaincu que la chirurgie esthé­tique offrait des possibilités d'avenir considérables à un praticien ambitieux. L'extension progressive du marché de la séduction, l'éclatement concomitant du couple traditionnel, le probable décollage économique de l'Eu­rope occidentale: tout concordait en effet pour promet­tre au secteur d'excellentes possibilités d'expansion, et Serge Clément eut le mérite d'être un des premiers en Europe - et certainement le premier en France - à le comprendre; le problème est qu'il manquait des fonds nécessaires au démarrage de l'activité. Martin Ceccaldi, favorablement impressionné par l'esprit d'entreprise de son futur gendre, accepta de lui prêter de l'argent, et une première clinique put ouvrir en 1953 à Neuilly. Le succès, relayé par les pages d'information des magazi­nes féminins alors en plein développement, fut en effet foudroyant, et une nouvelle clinique ouvrit en 1955 sur les hauteurs de Cannes.

Les deux époux formaient alors ce qu'on devait appeler par la suite un «couple moderne», et c'est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle décida cependant de garder l'enfant; la maternité, pensait-elle, était une de ces expériences qu'une femme doit vivre; la grossesse fut d'ailleurs une période plutôt agréable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que réclame l'élevage d'un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur idéal de liberté personnelle, et c'est d'un commun accord que Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents maternels à Alger. À l'époque, Janine était de nouveau enceinte; mais, cette fois, le père était Marc Djerzinski.

 

Poussé par une misère atroce, aux confins de la famine, Lucien Djerzinski quitta en 1919 le bassin minier de Katowice, où il était né vingt ans plus tôt, dans l'espoir de trouver un travail en France. Il entra comme ouvrier aux chemins de fer, d'abord à la construction, puis à l'entretien des voies, et épousa Marie Le Roux, une fille de journaliers d'origine bourgui­gnonne, elle-même employée aux chemins de fer. Il lui donna quatre enfants avant de mourir en 1944 dans un bombardement allié.

Le troisième enfant, Marc, avait quatorze ans à la mort de son père. C'était un garçon intelligent, sérieux, un peu triste. Grâce à un voisin, il entra en 1946 comme apprenti électricien aux studios Pathé de Joinville. Il se révéla tout de suite très doué pour ce travail: à partir d'instructions sommaires, il préparait d'excellents fonds d'éclairage avant l'arrivée du chef opérateur. Henri Alekan l'estimait beaucoup, et voulait en faire son assistant, lorsqu'il décida en 1951 d'entrer à l'ORTF qui venait juste de commencer ses émissions.

Quand il rencontra Janine, début 1957, il réalisait un reportage pour la télévision sur les milieux tropéziens. Surtout centrée autour du personnage de Brigitte Bardot (Et Dieu créa la femme, sorti en 1956, constitua le véritable lancement du mythe Bardot), son enquête s'étendait aussi à certains milieux artistiques et littéraires, en particulier à ce qu'on a appelé par la suite «bande à Sagan». Ce monde qui lui était interdit mal­gré son argent fascinait Janine, et elle semble être réellement tombée amoureuse de Marc. Elle s'était per­suadée qu'il avait l'étoffe d'un grand cinéaste, ce qui était d'ailleurs probablement le cas. Travaillant dans les conditions du reportage, avec un matériel d'éclairage léger, il composait en déplaçant quelques objets des scènes troublantes, à la fois réalistes, tranquilles et par­faitement désespérées, qui pouvaient évoquer le travail d'Edward Hopper. Il promenait sur les célébrités qu'il côtoyait un regard indifférent, et filmait Bardot ou Sagan avec autant de considération que s'il s'était agi de calmars ou d'écrevisses. Il ne parlait à personne, ne sympathisait avec personne; il était réellement fasci­nant.

Janine divorça de son mari en 1958, peu après avoir expédié Bruno chez ses parents. Ce fut un divorce à l'amiable, aux torts partagés. Généreux, Serge lui céda ses parts de la clinique cannoise, qui pouvait à elle seule lui assurer un revenu confortable. Après leur installa­tion dans une villa de Sainte-Maxime, Marc ne changea en rien ses habitudes solitaires. Elle le pressait de s'oc­cuper de sa carrière cinématographique; il acquiesçait mais ne faisait rien, se contentait d'attendre le prochain sujet de reportage. Lorsqu'elle organisait un dîner il préférait le plus souvent manger seul, un peu avant, dans la cuisine; puis il partait se promener sur le rivage. Il revenait juste avant le départ des invités, pré­textant un montage à terminer. La naissance de son fils, en juin 1958, provoqua en lui un trouble évident. Il demeurait des minutes entières à regarder l'enfant, qui lui ressemblait de manière frappante: même visage aux traits aiguisés, aux pommettes saillantes; mêmes grands yeux verts. Peu après, Janine commença à le tromper. Il en souffrit probablement, mais c'est difficile à dire, car il parlait réellement de moins en moins. Il construisait de petits autels avec des cailloux, des branchages, des carapaces de crustacés; puis il les photo­graphiait, sous une lumière rasante.

Son reportage sur Saint-Tropez connut un grand suc­cès dans le milieu, mais il refusa de répondre à une interview des Cahiers du cinéma. Sa cote monta encore avec la diffusion d'un bref documentaire, très acide, qu'il tourna au printemps 1959 sur Salut les copains et la naissance du phénomène yéyé. Le cinéma de fiction ne l'intéressait décidément pas, et il refusa par deux fois de travailler avec Godard. A la même époque, Janine commença à fréquenter des Américains de pas­sage sur la Côte. Aux États-Unis, en Californie, quelque chose de radicalement nouveau était en train de se pro­duire. A Esalen, près de Big Sur, des communautés se créaient, basées sur la liberté sexuelle et l'utilisation des drogues psychédéliques, censées provoquer l'ouverture du champ de conscience. Elle devint la maîtresse de Francesco di Meola, un Américain d'origine italienne qui avait connu Ginsberg et Aldous Huxley, et faisait partie des fondateurs d'une des communautés d'Esalen.

En janvier 1960, Marc partit réaliser un reportage sur la société communiste d'un type nouveau qui était en train de se construire en Chine populaire. Il revint à Sainte-Maxime le 23 juin, en milieu d'après-midi. La maison semblait déserte. Cependant, une fille d'une quinzaine d'années, entièrement nue, était assise en tailleur sur le tapis du salon. «Gone to the beach...» fit-elle en réponse à ses questions avant de retomber dans l'apathie. Dans la chambre de Janine un grand barbu, visiblement ivre, ronflait en travers du lit. Marc tendit l'oreille; il percevait des gémissements ou des râles.

Dans la chambre à l'étage régnait une puanteur épouvantable; le soleil pénétrant par la baie vitrée éclairait violemment le carrelage noir et blanc. Son fils rampait maladroitement sur le dallage, glissant de temps en temps dans une flaque d'urine ou d'excréments. Il clignait des yeux et gémissait continuellement, percevant une présence humaine, il tenta de prendre la fuite. Marc le prit dans ses bras; terrorisé, le petit être tremblait entre ses mains,

Marc ressortit; dans une boutique proche, il acheta un siège pour bébé. Il rédigea un mot bref à l'intention de Janine, remonta dans sa voiture, assujettit l'enfant sur le siège et démarra en direction du Nord. À la hau­teur de Valence, il bifurqua sur le Massif central. La nuit tombait. De temps en temps, entre deux virages, il jetait un regard à son fils qui s'assoupissait à l'arrière; il se sentait envahi par une émotion étrange.

À dater de ce jour Michel fut élevé par sa grand-mère, qui avait pris sa retraite dans l'Yonne, sa région d'ori­gine. Peu après sa mère partit en Californie, vivre dans la communauté de di Meola. Michel ne devait pas la revoir avant l'âge de quinze ans. Il ne devait d'ailleurs pas beaucoup revoir son père non plus. En 1964, celui-ci partit réaliser un reportage sur le Tibet, alors soumis à l'occupation militaire chinoise. Dans une let­tre à sa mère il affirmait bien se porter, se déclarait passionné par les manifestations du bouddhisme tibé­tain, que la Chine tentait violemment d'éradiquer; puis on n'eut plus de nouvelles. Une protestation de la France auprès du gouvernement chinois resta sans effet, et bien que son corps n'ait pas été retrouvé, un an plus tard, il fut déclaré officiellement disparu.

 

 

 

C'est l'été 1968, et Michel a dix ans. Depuis l'âge de deux ans, il vit seul avec sa grand-mère. Ils vivent à Charny, dans l'Yonne, près de la frontière du Loiret. Le matin se lève tôt, pour préparer le petit déjeuner de sa grand-mère; il s'est fait une fiche spéciale où il a indiqué le temps d'infusion du thé, le nombre de tartines, et d'autres choses.

Souvent, jusqu'au repas de midi, il reste dans sa chambre. Il lit Jules Verne, Pif le Chien ou Le Club des Cinq; mais le plus souvent il se plonge dans sa collection de Tout l'Univers. On y parle de la résistance des matériaux, de la forme des nuages, de la danse des abeilles. Il y est question du Taj Mahal, palais construit par un roi très ancien en hommage à sa reine morte; de la mort de Socrate, ou de l'invention de la géométrie par Euclide, il y a trois mille ans.

L'après-midi, il est assis dans le jardin. Adossé au cerisier, en culottes courtes, il sent la masse élastique de l'herbe. Il sent la chaleur du soleil. Les laitues absor­bent la chaleur du soleil; elles absorbent également l'eau, il sait qu'il devra les arroser à la tombée du soir. Lui continue à lire Tout l'Univers, ou un livre de la collection Cent questions sur; il absorbe des connaissances.

Souvent aussi, il part à vélo dans la campagne. Il pédale de toutes ses forces, emplissant ses poumons de la saveur de l'éternité. L'éternité de l'enfance est uni éternité brève, mais il ne le sait pas encore; le paysage défile.

 

À Charny il ne reste qu'une épicerie; mais la camionnette du boucher passe le mercredi, celle du poissonnier le vendredi; souvent, le samedi midi, sa grand-mère fait de la morue à la crème. Michel est en train de vivre son dernier été à Charny, mais il ne le sait pas encore. En début d'année, sa grand-mère a eu une attaque. Ses deux filles, qui vivent en banlieue parisienne sont en train de lui chercher une maison pas trop loin de chez elles. Elle n'est plus en état de vivre seule toute l'année, de s'occuper de son jardin.

Michel joue rarement avec les garçons de son âge, mais il n'a pas de mauvais rapports avec eux. Il est considéré comme un peu à part; il a d'excellents résitats à l'école, comprend tout sans effort apparent. Depuis toujours il est le premier dans toutes les matiè­res; naturellement, sa grand-mère en est fière. Mais il n'est ni haï, ni brutalisé par ses camarades; il les laisse sans difficulté copier sur lui lors des devoirs sur table. Il attend que son voisin ait fini, puis il tourne la page. Malgré l'excellence de ses résultats, il est assis au der­nier rang. Les conditions du royaume sont fragiles.

 

 

 

Une après-midi d'été, alors qu'il habitait encore dans l'Yonne, Michel avait couru dans les prés avec sa cou­sine Brigitte. Brigitte était une jolie fille de seize ans, d'une gentillesse extrême, qui devait quelques années plus tard épouser un connard épouvantable. C'était l'été 1967. Elle le prenait par les mains et le faisait tourner autour d'elle; puis ils s'abattaient dans l'herbe fraîche­ment coupée. Il se blottissait contre sa poitrine chaude; elle portait une jupe courte. Le lendemain ils étaient couverts de petits boutons rouges, leurs corps étaient parcourus de démangeaisons atroces. Le Thrombidium holosericum, appelé aussi aoûtat, est très commun dans les prairies en été. Son diamètre est d'environ deux millimètres. Son corps est épais, charnu, fortement bombé, d'un rouge vif. Il implante son rostre dans la peau des mammifères, causant des irritations insuppor­tables. La Linguatulia rhinaria, ou linguatule, vit dans les fosses nasales et les sinus frontaux ou maxillaires du chien, parfois de l'homme. L'embryon est ovale, avec une queue en arrière; sa bouche possède un appareil perforant. Deux paires d'appendices (ou moignons) portent de longues griffes. L'adulte est blanc, lancéolé, d’une longueur de 18 à 85 millimètres. Son corps est aplati, annelé, transparent, couvert de spicules chitineux.

 

En décembre 1968, sa grand-mère déménagea pour venir habiter en Seine-et-Marne, près de ses filles. La vie de Michel en fut peu modifiée, dans les premiers temps. Crécy-en-Brie n'est situé qu'à une cinquantaine de kilomètres de Paris, à l'époque c'est encore la campagne. Le village est joli, composé de maisons anciennes; Corot y a peint quelques toiles. Un système de canaux dérive les eaux du Grand Morin, ce qui vaut à Crécy de se voir abusivement qualifié, dans certains-prospectus, de Venise de la Brie. Rares sont les habitants qui travaillent à Paris. La plupart sont employés dans de petites entreprises locales, ou le plus souvent à Meaux.

Deux mois plus tard, sa grand-mère acheta la télévision; la publicité venait de faire son apparition sur première chaîne. Dans la nuit du 21 juillet 1969, il put suivre en direct les premiers pas de l'homme sur la Lune. Six cents millions de téléspectateurs disséminés à la surface de la planète assistaient, en même temps que lui, à ce spectacle. Les quelques heures que dura la retransmission furent probablement le point culminant de la première période du rêve technologique occidental.

Malgré son arrivée en cours d'année il s'adapta biein au CEG de Crécy-en-Brie, et passa sans difficulté en cinquième. Tous les jeudis il achetait Pif, qui venait de rénover sa formule. Contrairement à beaucoup de lecteurs il ne l'achetait pas surtout pour le gadget, mais pour les récits complets d'aventures. À travers une étonnante variété d'époques et de décors, ces récits mettaient en scène quelques valeurs morales simples profondes. Ragnar le Viking, Teddy Ted et l'Apache, Rahan le «fils des âges farouches», Nasdine Hodja qui se jouait des vizirs et des califes: tous auraient pu se retrouver autour d'une même éthique. Michel en prenait progressivement conscience, et devait en rester définitivement marqué. La lecture de Nietzsche ne pro­voqua en lui qu'un agacement bref, celle de Kant ne fit que confirmer ce qu'il savait déjà. La pure morale est unique et universelle. Elle ne subit aucune altération au cours du temps, non plus qu'aucune adjonction. Elle ne dépend d'aucun facteur historique, économique, sociologique ou culturel; elle ne dépend absolument de rien du tout. Non déterminée, elle détermine. Non conditionnée, elle conditionne. En d'autres ternies, c'est un absolu.

Une morale observable en pratique est toujours le résultat du mélange en proportions variables d'élé­ments de morale pure et d'autres éléments d'origine plus ou moins obscure, le plus souvent religieuse. Plus la part des éléments de morale pure sera importante, plus la société-support de la morale considérée aura une existence longue et heureuse. À la limite, une société régie par les purs principes de la morale uni­verselle durerait autant que le monde.

Michel admirait tous les héros de Pif, mais son pré­féré était sans doute Loup-Noir, l'Indien solitaire, noble synthèse des qualités de l'Apache, du Sioux et du Cheyenne. Loup-Noir traversait sans fin la prairie, accompagné de son cheval Shinook et de son loup Toopee. Non seulement il agissait, se portant sans hésiter au secours des plus faibles, mais il commentait constamment ses propres actions sur la base d'un critérium éthique transcendant, parfois poétisé par diffé­rents proverbes dakotas ou crées, parfois plus sobrement par une référence à la «loi de la prairie». Des années plus tard Michel devait continuer à le considérer comme le type idéal du héros kantien, agissant toujours «comme s'il était, par ses maximes, un membre légis­lateur dans le royaume universel des fins». Certains épisodes comme Le Bracelet de cuir, avec le personnage bouleversant du vieux chef cheyenne qui cherchait les étoiles, dépassaient ainsi le cadre un peu étroit du récit d'aventures pour baigner dans un climat purement poétique et moral.

La télévision l'intéressait moins. Il suivait cependant, le cœur serré, la diffusion hebdomadaire de La Vie des animaux. Les gazelles et les daims, mammifères graciles, passaient leurs journées dans la terreur. Les lions et les panthères vivaient dans un abrutissement apathique traversé de brèves explosions de cruauté. Ils tuaient, déchiquetaient, dévoraient les animaux les plus faibles, vieillis ou malades; puis ils replongeaient dans un sommeil stupide, uniquement animé par les attaques des parasites qui les dévoraient de l'intérieur. Certains parasites étaient eux-mêmes attaqués par des parasites plus petits; ces derniers étaient à leur tour un terrain de reproduction pour les virus. Les reptiles glissaient entre les arbres, frappant oiseaux et mammifères de leurs crochets venimeux; à moins qu'ils ne soient soudain tronçonnés par le bec d'un rapace. La voix pompeuse et stupide de Claude Darget commentait ces images atroces avec une expression d'admiration injustifiable. Michel frémissait d'indignation, et là aussi sentait se former en lui une conviction inébranlable: pris dans son ensemble la nature sauvage n'était rien d'autre qu'une répugnante saloperie; prise dans son enseblé la nature sauvage justifiait une destruction totale, un holocauste universel - et la mission de l'homme sut la Terre était probablement d'accomplir cet holocauste.

En avril 1970 parut dans Pif un gadget qui devai rester célèbre: la poudre de vie. Chaque numéro était accompagné d'un sachet contenant les œufs d'un crustacé marin minuscule, l'Artemia satina. Depuis plusieurs millénaires, ces organismes étaient en état de vie suspendue. La procédure pour les ranimer était passablement complexe: il fallait faire décanter de l'eau pedant trois jours, la tiédir, ajouter le contenu du sachet, agiter doucement. Les jours suivants on devait maintenir le récipient près d'une source de lumière et de chaleur; rajouter régulièrement de l'eau à la bonne température pour compenser l'évaporation; remuer déli­catement le mélange pour l'oxygéner. Quelques semai­nes plus tard le bocal grouillait d'une masse de crustacés translucides, à vrai dire un peu répugnants, mais incontestablement vivants. Ne sachant qu'en faire, Michel finit par jeter le tout dans le Grand Morin.

Dans le même numéro, le récit complet d'aventures en vingt pages apportait certaines révélations sur la jeunesse de Rahan, sur les circonstances qui l'avaient conduit à sa situation de héros solitaire au cœur des âges préhistoriques. Alors qu'il était encore enfant, son clan avait été décimé par une éruption volcanique. Son père, Craô le Sage, n'avait pu en mourant que lui léguer un collier de trois griffes. Chacune de ces griffes repré­sentait une qualité de «ceux-qui-marchent-debout», les hommes. Il y avait la griffe de la loyauté, la griffe du courage; et, la plus importante de toutes, la griffe de la bonté. Depuis lors Rahan portait ce collier, essayant de se montrer digne de ce qu'il représentait.

La maison de Crécy avait un jardin tout en longueur, planté d'un cerisier, un peu moins grand que celui qu'il avait dans l'Yonne. Il lisait toujours Tout l'Univers et Cent questions sur. Pour l'anniversaire de ses douze ans, sa grand-mère lui offrit une boîte du Petit chimiste. La chimie était tellement plus captivante que la mécanique ou l'électricité; plus mystérieuse, plus diverse. Les pro­duits reposaient dans leurs boîtes, différents de couleur, de forme et de texture, comme des essences éternelle­ment séparées. Pourtant, il suffisait de les mettre en présence pour qu'ils réagissent avec violence, formant en un éclair des composés radicalement nouveaux.

Une après-midi de juillet, alors qu'il lisait dans le jardin, Michel prit conscience que les bases chimiques de la vie auraient pu être entièrement différentes. Le rôle joué dans les molécules des êtres vivants par le carbone, l'oxygène et l'azote aurait pu être tenu par des molécules de valence identique, mais de poids atomique plus élevé. Sur une autre planète, dans des conditions de température et de pression différentes, les molécules de la vie auraient pu être le silicium, le soufre et le phosphore; ou bien le germanium, le sélénium et l'arsenic; ou encore l'étain, le tellure et l'antimoine. Il n'y avait personne avec qui il puisse réellement discuter de ces choses: à sa demande, sa grand-mère lui acheta plusieurs ouvrages de biochimie.

 

 

Le premier souvenir de Bruno datait de ses quatre ans; c'était le souvenir d'une humiliation. Il allait alors à la maternelle du parc Laperlier, à Alger. Une après-midi d'automne, l'institutrice avait expliqué aux garçons comment confectionner des colliers de feuilles. Les petites filles attendaient, assises à mi-pente, avec déjà les signes d'une stupide résignation femelle; la plupart portaient des robes blanches. Le sol était couvert de feuilles dorées; il y avait surtout des marroniers et des platanes. L'un après l'autre ses camarades terminaient leur collier, puis allaient le passer autour du cou de leur petite préférée. Il n'avançait pas, les feuilles cassaient, tout se détruisait entre ses mains. Comment leur expliquer qu'il avait besoin d'amour? Comment leur expliquer, sans le collier de feuilles? Il commença à pleurer de rage; l'institutrice ne vint pas l'aider. C'était déjà fini, les enfants se levaient pour quitter le parc. Un peu plus tard, l'école ferma.

Ses grands-parents habitaient un très bel appartement boulevard Edgar-Quinet. Les immeubles bourgeois du centre d'Alger étaient construits sur le même modèle que les immeubles haussmanniens de Paris. Un corridor de vingt mètres traversait l'appartement, conduisait à un salon par le balcon duquel on dominait la ville blanche. Bien des années plus tard, lorsqu’il serait devenu un quadragénaire désabusé et aigri, il reverrait cette image: lui-même, âgé de quatre ans, pédalant de toutes ses forces sur son tricycle à travers le corridor obscur, jusqu'à l'ouverture lumineuse du balcon. C'est probablement à ces moments qu'il avait connu son maximum de bonheur terrestre.

En 1961, son grand-père mourut. Sous nos climats, un cadavre de mammifère ou d'oiseau attire d'abord certaines mouches (Musca, Curtonevra); dès que la décomposition le touche un tant soit peu, de nouvelles espèces entrent en jeu, notamment les Calliphora et les Lucilia. Le cadavre, sous l'action combinée des bacté­ries et des sucs digestifs rejetés par les larves, se liquéfie plus ou moins et devient le siège de fermentations buty­riques et ammoniacales. Au bout de trois mois, les mou­ches ont terminé leur œuvre et sont remplacées par l'escouade des coléoptères du genre Dermestes et par le lépidoptère Aglossa pinguinalis, qui se nourrissent sur­tout des graisses. Les matières protéiques en voie de fermentation sont exploitées par les larves de Piophila petasionis et par les coléoptères du genre Corynetes. Le cadavre, décomposé et contenant encore quelque humi­dité, devient ensuite le fief des acariens, qui en absor­bent les dernières sanies. Une fois desséché et momifié, il héberge encore des exploitants: les larves des attagènes et des anthrènes, les chenilles d'Aglossa cuprealis et de Tineola bisellelia. Ce sont elles qui terminent le cycle.

Bruno revoyait le cercueil de son grand-père, d'un beau noir profond, avec une croix d'argent. C'était une image apaisante, et même heureuse; son grand-père devait être bien, dans un cercueil si magnifique. Plus tard, il devait apprendre l'existence des acariens et de toutes ces larves aux noms de starlettes italiennes. Pourtant, aujourd'hui encore, l'image du cercueil de son grand-père restait une image heureuse.

Il revoyait encore sa grand-mère le jour de leur arrivée à Marseille, assise sur une caisse au milieu du carrelage de la cuisine. Des cafards circulaient entre les dalles. C'est probablement ce jour-là que sa raison avait lâché. En l'espace de quelques semaines elle avait connu l'agonie de son mari, le départ précipité d'Algérie, l'appartement difficilement trouvé à Marseille. C'était une cité crasseuse, dans les quartiers nord-est. Elle n'avait jamais mis les pieds en France auparavant. Et sa fille l'avait abandonnée, elle n'était pas venue a l'enterrement de son père. Il devait y avoir une erreur. Quelque part, une erreur avait dû être commise.

Elle reprit pied, et survécut cinq ans. Elle acheta des meubles, installa un lit pour Bruno dans la salle à manger, l'inscrivit à l'école primaire du quartier. Tous les soirs, elle venait le chercher. Il avait honte en voyant cette petite femme vieille, cassée, sèche, qui le prenait par la main. Les autres avaient des parents; les enfant de divorcés étaient encore rares.

La nuit, elle repassait indéfiniment les étapes de sa vie qui se terminait si mal. Le plafond de l'appartement était bas, en été la chaleur était étouffante. Elle ne trouvait en général le sommeil que peu avant l'aube. Pendant la journée elle traînait dans l'appartement en savates, parlant tout haut sans s'en rendre compte, répétant parfois cinquante fois de suite les mêmes phrases. Le cas de sa fille la hantait. «Elle n'est pas venu à l'enterrement de son père...» Elle marchait d'une pièce à l'autre, tenant parfois une serpillière ou une casserole dont elle avait oublié l'usage. «Enterremen de son père... Enterrement de son père...» Ses savates glissaient sur le carrelage en chuintant. Bruno se recroquevillait dans son lit, effaré; il se rendait compte qui tout cela finirait mal. Parfois elle commençait dès le matin, encore en robe de chambre et en bigoudis. «L'Algérie, c'est la France...»; puis le chuintement débutait. Elle marchait de long en large entre les deux pièces, sa tête observant un point invisible. «La France... La France...» répétait sa voix lentement décroissante.

Elle avait toujours été bonne cuisinière, et ce fut sa dernière joie. Elle préparait pour Bruno des repas somptueux, comme si elle avai


Date: 2015-12-11; view: 1141


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