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L’esprit du Nouveau Roman

Revenons d’abord à l’année 1957, celle où arrive le « scandale » du Nouveau Roman, baptisé à tout jamais par un article d’Émile Henriot, pourtant ennemi de toute innovation (mais l’histoire des arts est pleine d’ironies de ce genre). Cette année voit en effet paraître, en même temps que La Jalousie d’Alain Robbe-Grillet et La Modification de Michel Butor, Le Vent. Tentative de restitution d’un retable baroque de Claude Simon. Or ce roman marque un tournant capital dans l’œuvre de son auteur, à la fois sur le plan formel (c’est encore aujourd’hui le premier auquel il reconnaisse une valeur littéraire, alors qu’il renie les quatre précédents) et sur le plan éditorial (en entrant aux Éditions de Minuit, grâce au soutien de Robbe-Grillet, il va se trouver engagé dans l’aventure du Nouveau Roman). Aux trois romans phares parus en 1957 s’ajoute la même année un article de Robbe-Grillet qui est, après l’article pionnier de Nathalie Sarraute « L’Ère du soupçon », publié dès 1950, l’un des textes théoriques fondateurs du Nouveau Roman : « Sur quelques notions périmées ». Il ne sera peut-être pas inutile de récapituler brièvement ces notions que le Nouveau Roman prétend mettre au rebut.

Il s’agit d’abord du personnage avec ses différents attributs (état-civil, profession, traits physiques, caractère) : il n’est plus désormais qu’une « momie […] qui trône toujours avec la même majesté – quoique postiche – au milieu des valeurs que révère la critique traditionnelle1 ». Selon Robbe-Grillet, la crise de l’individu et du modèle socio-économique bourgeois auraient eu raison de ce « fantoche2 ». Vient ensuite l’histoire, en tant que « tranche de vie » pseudo-réelle soumise aux lois de la logique et de la chronologie, dont l’auteur feint de n’être que l’interprète alors qu’il devrait s’assumer comme inventeur absolu : « Ce qui fait la force du romancier, c’est justement qu’il invente, qu’il invente en toute liberté, sans modèle », et que « l’invention, l’imagination, deviennent à la limite le sujet du livre3 ». Puis vient l’engagement, et ce n’est plus alors le réalisme du XIXe siècle qui est visé, mais son adaptation contemporaine et soi-disant « progressiste », ce « réalisme socialiste » dont Jdanov a été l’idéologue. Mais comme un engagement est toujours sous-tendu par un système de valeurs, le rejet concerne plus largement, au-delà de la dimension politique, toute visée éthique du roman : « […] pour l’artiste, […] l’art ne peut être réduit à l’état de moyen au service d’une cause qui le dépasserait, celle-ci fût-elle la plus juste, la plus exaltante ; l’artiste ne met rien au-dessus de son travail, et il s’aperçoit vite qu’il ne peut créer que pour rien […]4 ». Et même si Robbe-Grillet reconnaît à Sartre le mérite d’avoir « vu le danger de cette littérature moralisatrice5 » et d’avoir « prêché pour une littérature morale » préservant la liberté du lecteur, il constate qu’il a échoué : « […] dès qu’apparaît le souci de signifier quelque chose (quelque chose d’extérieur à l’art) la littérature commence à reculer, à disparaître6 ». La dernière notion est la distinction entre la forme et le contenu, au nom de laquelle certaines œuvres sont accusées par les serviteurs zélés de Jdanov de « décadence », de « gratuité », en un mot de « formalisme »7 (34). Or, pour Robbe-Grillet, dans une œuvre d’art, forme et contenu sont aussi indissociables que le zèbre de ses rayures8 : « L’art n’est pas une enveloppe aux couleurs plus ou moins brillantes chargée d’ornementer le “message” de l’auteur […]. L’art n’obéit à aucune servitude de ce genre, ni d’ailleurs à aucune fonction préétablie. Il ne s’appuie sur aucune vérité qui existerait avant lui ; et l’on peut dire qu’il n’exprime rien que lui-même9 ». « Message » et « vérité » sont donc exclus du champ artistique, ce qui ne laisse guère de place à une quelconque dimension éthique.



Si j’ai tenu à récapituler ces principes fondamentaux du Nouveau Roman, c’est parce que Robbe-Grillet restera toujours une référence intellectuelle pour Claude Simon, malgré tout ce qui sépare leurs œuvres. Il le sait plus « théoricien » que lui, et même s’il s’est exprimé volontiers sur sa conception du roman dans des entretiens et dans son Discours de Stockholm, il l’a fait de manière assez répétitive et en restant dans l’ensemble fidèle aux positions du Nouveau Roman telles qu’elles ont été formulées au départ, en particulier par Robbe-Grillet. Mais cette relative stabilité du métadiscours ne doit occulter ni l’évolution réelle de l’œuvre, sur un demi-siècle d’écriture, ni tout ce qui fait qu’elle échappe par bien des aspects au dogme néo-romanesque. Il ne s’agit pas de mettre en doute la sincérité de Claude Simon lorsqu’il expose un certain nombre de convictions esthétiques, mais plutôt de tenir compte de l’écart inévitable – et souhaitable – entre la théorie et la pratique. C’est pourquoi il nous faudra tenir compte, dans notre réflexion sur le rapport du roman simonien à l’éthique, à la fois des propos publics de l’écrivain et de ce que ses romans donnent à lire, y compris lorsque des tensions, voire des contradictions pourront surgir.

« Je n’ai rien à dire »

Une constante du discours de Claude Simon sur son œuvre est bien le refus de délivrer un quelconque message, qu’il soit politique ou moral. Cela relèverait pour lui d’une forme de roman appartenant au passé. C’est évidemment l’engagement sartrien qui est explicitement visé, et même si l’idée est réaffirmée avec force en 1985 dans le Discours de Stockholm, elle est indissociable du contexte de la fin des années 50, dans lequel les « nouveaux romanciers » ont eu à batailler pour exonérer l’écrivain du devoir politique que Sartre lui assignait :

 

Dépositaire ou détenteur privilégié […] d’un savoir (« Qu’avez-vous à dire ? » demandait Sartre – en d’autres termes : « Quel savoir possédez-vous ? »), dépositaire donc avant même d’écrire d’une connaissance refusée au commun des mortels, l’écrivain se voit assigner la mission de les en instruire, et le roman va tout naturellement prendre la forme imagée sous laquelle est délivré l’enseignement religieux, celle de la parabole, de la fable10.

Le « savoir » visé est donc essentiellement d’ordre moral, comme le disent assez les références à la parabole et à la fable, et Simon ironise sur ces romans « aux titres annonceurs de vérités révélées comme par exemple La condition humaine, L’espoir ou Les chemins de la liberté…11 », associant ainsi à Sartre un autre grand contemporain pour qui la question éthique sous-tend toute l’écriture romanesque.

Cependant, Claude Simon fonde son rejet d’une littérature à message sur une expérience existentielle avant d’en faire un principe esthétique. C’est d’abord parce qu’il considère qu’il n’y a aucune leçon positive à tirer de ce qu’il a vécu que toute tentative de transmettre des valeurs à travers une fiction romanesque lui paraît dérisoire. Pour en convaincre son auditoire, il récapitule ce qu’a été sa vie de manière à en faire ressortir le tumulte et l’incohérence :

Je suis maintenant un vieil homme, et, comme beaucoup d’habitants de notre vieille Europe, la première partie de ma vie a été assez mouvementée : j’ai été témoin d’une révolution, j’ai fait la guerre dans des conditions particulièrement meurtrières […], j’ai été fait prisonnier, j’ai connu la faim, le travail physique jusqu’à l’épuisement, je me suis évadé, j’ai été gravement malade, plusieurs fois au bord de la mort, violente ou naturelle, j’ai côtoyé les gens les plus divers, aussi bien des prêtres que des incendiaires d’églises, de paisibles bourgeois que des anarchistes, des philosophes que des illettrés, j’ai partagé mon pain avec des truands, enfin j’ai voyagé un peu partout dans le monde… et cependant, je n’ai jamais encore, à soixante-douze ans, découvert aucun sens à tout cela, si ce n’est, comme l’a dit, je crois, Barthes après Shakespeare, que « si le monde signifie quelque chose, c’est qu’il ne signifie rien » – sauf qu’il est12.

Simon pense évidemment à la fameuse définition de la vie par Macbeth, qui a inspiré son beau titre à Faulkner : « [Life] is a tale / Told by un idiot, full of sound and fury, / Signifying nothing.13 ». Le refus de faire entrer l’éthique dans le roman est donc d’abord lié à un pessimisme fondamental, à l’impossibilité de donner sens à l’universelle agitation, de discerner un ordre dans le chaos de l’aventure humaine : car qu’est-ce qu’une éthique sinon un système de valeurs, c’est-à-dire un ordre supérieur ? D’où la conclusion définitive : « Comme on voit, je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression14 ». Et ce n’est que comme ultime argument qu’il ajoute : « D’ailleurs, si m’avait été révélée quelque vérité importante dans l’ordre du social, de l’histoire ou du sacré, il m’eût semblé ridicule d’avoir recours pour l’exposer à une fiction inventée au lieu d’un traité raisonné de philosophie, de sociologie ou de théologie. ». L’ordre des arguments est important : il n’y a pas de vérité transcendante, et même s’il y en avait une, le roman ne serait pas le lieu de la délivrer.

Quelles sont les implications de ce constat pour l’écriture romanesque ? Elles sont plus complexes qu’on ne le pense habituellement, et ne se limitent en rien à une sorte de formalisme détaché de toute préoccupation humaine, à un « art pour l’art » retranché de l’Histoire. Car loin de tourner le dos au drame de la perte du sens, Claude Simon n’a cessé de l’incarner dans des situations romanesques, de le dire dans des formes narratives, et c’est bien ce qui a séduit les jurés du Nobel, qui ont voulu y lire, à juste titre même si la référence implicite à Malraux semble contredire le discours même de Claude Simon, « une description de la condition humaine ». Je distinguerai trois niveaux de ce que l’on pourrait appeler la contre-éthique simonienne : la critique des valeurs, le retour à l’élémentaire et le primat de la forme.


Date: 2015-12-11; view: 878


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