Le Nouveau Roman est une fiction de l'intime. Il ne s'agit pas ici, bien entendu, de l'exploration morale d'un sujet qui se livrerait au lecteur au sein du projet concerté de quelque journal ou confession. Les romanciers du XIXème siècle avaient tenté déjà de saisir les méandres de la conscience à l'instant où elle se fait la plus secrète et la moins contrôlée : cela se traduisait, chez Flaubert ou Zola notamment, par une utilisation continue du discours indirect libre (voir nos pages sur le monologue intérieur). Avec les Nouveaux Romanciers, c'est l'intrigue tout entière qui se trouve subordonnée à la conscience parcellaire d'un sujet. Pour Nathalie Sarraute, les tropismes (ce que l'on a aussi appelé sous-conversation) sont ces « mouvements indéfinissables qui glissent très rapidement aux limites de la conscience; ils sont à l'origine de nos gestes, de nos paroles, des sentiments que nous manifestons, que nous croyons éprouver et qu'il est possible de définir. Ils me paraissaient et me paraissent encore constituer la source secrète de notre existence. [...] Rien ne devait en distraire celle du lecteur : ni caractères des personnages, ni intrigue romanesque à la faveur de laquelle, d'ordinaire, ces caractères se développent, ni sentiments connus et nommés. À ces mouvements qui existent chez tout le monde et peuvent à tout moment se déployer chez n'importe qui, des personnages anonymes, à peine visibles, devaient servir de simple support. » (Le langage dans l'art du roman, 1970).
Nathalie Sarraute
L'Ère du soupçon (1956)
L'Ère du soupçon peut passer pour le premier manifeste avant la lettre du Nouveau Roman. Nathalie Sarraute y explique les raisons pour lesquelles l'auteur et le lecteur ont rompu les relations qui les unissaient naguère : « Non seulement ils se méfient du personnage de roman, mais, à travers lui, ils se méfient l'un de l'autre. Il était le terrain d'entente, [...] il est devenu le lieu de leur méfiance réciproque.»
Ce que [le lecteur] a appris, chacun le sait trop bien, pour qu'il soit utile d'insister. II a connu Joyce, Proust et Freud; le ruissellement, que rien au-dehors ne permet de déceler, du monologue intérieur, le foisonnement infini de la vie psychologique et les vastes régions encore à peine défrichées de l'inconscient. II a vu tomber les cloisons étanches qui séparaient les personnages les uns des autres, et le héros de roman devenir une limitation arbitraire, un découpage conventionnel pratiqué sur la trame commune que chacun contient tout entière et qui capte et retient dans ses mailles innombrables tout l'univers. Comme le chirurgien qui fixe son regard sur l'endroit précis où doit porter son effort, l'isolant du corps endormi, il a été amené à concentrer toute son attention et sa curiosité sur quelque état psychologique nouveau, oubliant le personnage immobile qui lui sert de support de hasard. II a vu le temps cesser d'être ce courant rapide qui poussait en avant l'intrigue pour devenir une eau dormante au fond de laquelle s'élaborent de lentes et subtiles décompositions; il a vu nos actes perdre leurs mobiles courants et leurs significations admises, des sentiments inconnus apparaître et les mieux connus changer d'aspect et de nom.
II a si bien et tant appris qu'il s'est mis à douter que l'objet fabriqué que les romanciers lui proposent puisse receler les richesses de l'objet réel. Et puisque les auteurs qui pratiquent la méthode objective prétendent qu'il est vain de s'efforcer de reproduire l'infinie complexité de la vie, et que c'est au lecteur de se servir de ses propres richesses et des instruments d'investigation qu'il possède pour arracher son mystère à l'objet fermé qu'ils lui montrent, il préfère ne s'efforcer qu'à bon escient et s'attaquer aux faits réels.
Questions :
- Recensez les moyens stylistiques et syntaxiques dont un romancier dispose pour exprimer ces tropismes (aidez-vous de la page que nous consacrons au monologue intérieur.)
- Voici un exemple tiré de Tropismes de Nathalie Sarraute (1939). Montrez que s'exprime ici en effet une conception du temps, non plus « courant rapide » mais plutôt « eau dormante au fond de laquelle s'élaborent de lentes et subtiles décompositions ».
... mais oui, le temps passe vite, ah, c'est une fois passé vingt ans que les années se mettent à courir plus vite, n'est-ce pas ? Eux aussi trouvaient cela ? et elle se tenait devant eux dans son ensemble noir qui allait avec tout, et puis, le noir, c'est bien vrai, fait toujours habillé... elle se tenait assise, les mains croisées sur son sac assorti, souriante, hochant la tête, apitoyée, oui, bien sûr, elle avait entendu raconter, elle savait comme l'agonie de leur grand-mère avait duré, c'est qu'elle était si forte, pensez donc, ils n'étaient pas comme nous, elle avait conservé toutes ses dents à son âge... Et Madeleine ? Son mari... Ah, les hommes, s'ils pouvaient mettre au monde des enfants, ils n'en auraient qu'un seul, bien sûr, ils ne recommenceraient pas deux fois, sa mère, la pauvre femme, le répétait toujours - Oh ! oh ! les pères, les fils, les mères ! - l'aînée était une fille, eux qui avaient voulu avoir un fils d'abord, non, non, c'était trop tôt, elle n'allait pas se lever déjà, partir, elle n'allait pas se séparer d'eux, elle allait rester là, près d'eux, tout près, le plus près possible, bien sûr, elle comprenait, c'est si gentil, un frère aîné, elle hochait la tête, elle souriait, oh, pas elle la première, oh, non, ils pouvaient être tout à fait rassurés, elle ne bougerait pas, oh, non, pas elle, elle ne pourrait jamais rompre cela tout à coup. Se taire ; les regarder ; et juste au beau milieu de la maladie de la grand-mère se dresser, et, faisant un trou énorme, s'échapper en heurtant les parois déchirées et courir en criant au milieu des maisons qui guettaient accroupies tout au long des rues grises, s'enfuir en enjambant les pieds des concierges qui prenaient le frais assises sur le seuil de leurs portes, courir la bouche tordue, hurlant des mots sans suite, tandis que les concierges lèveraient la tête au-dessus de leur tricot et que leurs maris abaisseraient leur journal sur leurs genoux et appuieraient le long de son dos, jusqu'à ce qu'elle tourne le coin de la rue, leur regard.
Faites le résumé de l’article de Jean-Yves Laurichesse, professeur de Littérature française à l’Université de Perpignan et directeur-adjoint de l’équipe de recherche VECT (Voyages, Échanges, Confrontations, Transformations) :
« Quelque chose à dire »
Éthique et poétique chez Claude Simon
Résumé
L’œuvre de Claude Simon est généralement interprétée en fonction du dogme néo-romanesque qui exclut de la littérature toute visée idéologique ou morale, et Claude Simon a lui-même affirmé : « Je n’ai rien à dire, au sens sartrien de cette expression ». Il n’en reste pas moins que son œuvre développe une critique des valeurs instituées à travers différentes modalités du récit : mise en parallèle des origines familiales, personnages à fonction démystificatrice, mise en évidence de l’impossibilité de construire un récit signifiant de l’événement historique, caricature des conceptions humanistes. Cette critique ouvre la voie au retour à l’élémentaire et au primat de la forme, expressions d’un anti-humanisme revendiqué. Pourtant, l’œuvre de Claude Simon n’a rien de nihiliste. Elle reflète indirectement une éthique personnelle dont on peut discerner les contours : quête de la vérité derrière les masques, dénonciation de la violence et de l’injustice, nostalgie d’une primitivité heureuse. Mais surtout, l’art lui-même apparaît comme une valeur refuge, l’acte poétique comme un salut possible après le désastre. C’est ainsi que le roman simonien parvient à concilier une poétique de l’éthique et une éthique de la poétique.
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La question des rapports entre récit et éthique n’est pas l’entrée la plus attendue dans l’œuvre de Claude Simon. En effet, comme toutes celles qui ont appartenu à la mouvance du Nouveau Roman, cette œuvre s’est développée contre toute forme de récit ayant la prétention de transmettre des valeurs par le biais de personnages, de situations, d’actions à caractère exemplaire. Les « nouveaux romanciers », quelles que soient par ailleurs leurs différences (et elles sont si considérables que l’on a scrupule aujourd’hui à les associer encore sous une même étiquette), ont eu au moins en commun une sorte de socle à la fois idéologique et esthétique, fondé sur le rejet d’une conception du roman héritée du XIXe siècle et que l’on a qualifiée sommairement de « réaliste », mais dans laquelle la dimension morale, du moins chez Balzac ou Zola, était tout aussi importante que la dimension référentielle.
Pourtant, l’œuvre de Claude Simon me paraît entretenir avec l’éthique au sens large un rapport singulier, assez différent de ce que l’on peut trouver chez Alain Robbe-Grillet ou Michel Butor, dans la mesure où elle est nourrie pour l’essentiel à la fois d’une histoire familiale et d’une histoire collective, elles-mêmes porteuses de systèmes de valeurs que le récit doit bien, d’une manière ou d’une autre, prendre en charge. Je voudrais donc essayer de montrer comment la question éthique entre en tension productive, chez Claude Simon, avec la modernité poétique.