Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Le travail: Pas d'anecdotes

 

- Pas d'anecdotes, me dit la jeune femme sérieuse, pas laide un peu desséchée, qui prépare un grand article sur moi, mais pas un article du genre magazine féminin, un article vraiment littéraire, les thèmes dans mon œuvre, mes auteurs favoris, influences etc.

- Vous pouvez vous rassurer, me dit-elle avec un sourire supérieur, je ne travaille pas pour France-Dimanche^. Vos enfants, votre vie privée, tout cela je m'en moque.

Cette jeune personne à lunettes veut si fermement que je sois raisonnable, que je classifie, que j'étiquette ces choses qui pour moi ne sont pas des livres, mais des petits moments de ma vie.

Elle va dire: «Pourquoi écrivez-vous?» Elle va dire: «Quelles influences avez-vous subies?» Elle va dire: «Dans votre premier, troisième, sixième livre, vous avez voulu...».

Je force mes yeux à se poser sur ce visage assez joli, ces yeux assez vifs, cette silhouette assez agréable.

J'ossau' de penser à la petite fille qu'elle a dû être, avec ses lunrttPN i«t son air sérieux. Peut-être avons-nous lu les mêmes prrètn»? Mais impossible aujourd'hui de sympathiser. J'ai envie de lui raconter que mon plat préféré est le lard fumé, que j'écris un roman policier, et que mon auteur favori est Paul FévaP. Mais on ne peut pas faire ces choses-là. Parce que personne ne peut comprendre qu'on puisse être sérieux sans se prendre au sérieux. Je m'en-quiers du prénom de ma visiteuse - cela aide.

- Gabrielle, dit-elle. Pourquoi écrivez-vous?

- La première fois que j'ai eu envie d'écrire, c'était parce que j'avais lu une histoire qui ne me plaisait pas. J'avais neuf ans. Des savants anglais se rendaient aux Indes pour arracher au front d'un Bouddha mystérieux, dissimulé au fond d'une caverne, un pré cieux diamant vert. Leur guide, un «indigène fanatique», les trahissait, et ce n'est qu'après de multiples tourments (livrés aux crocodiles et sauvés in extremis2 par une jeune hindoue compréhensive; perdus dans la jungle et empoisonnés par le traître au moyen d'un curry3 - mais sauvés à nouveau par un petit boy dévoué, qui mourait ayant absorbé la plus grande partie du curry fatal, etc.) qu'ils parvenaient à regagner l'Angleterre, emportant le diamant, qu'ils allaient sans aucun doute déposer au British Muséum4, après avoir châtié le traître. Moi, j'aimais ce traître. Je ne voulais pas admettre qu'il fût qualifié par l'auteur de l'histoire de fanatique. Cet homme, me semblait-il, était dans son droit en égarant ces Anglais qui n'avaient qu'à rester chez eux, et en défendant son «idole». Je décidai, comme s'il s'agissait d'une histoire vraie (et toutes les histoires sont vraies) que l'auteur avait déformé les faits. Lakdar Mokri (je me souviens aujourd'hui encore de ce nom exotique) n'était ni lâche ni fanatique. Il était beau, un peu barbare peut-être, et finirait par triompher. Il reprendrait le diamant au British Muséum, et, frappés d'un sort magique, les Anglais mourraient les uns après les autres, maudits par Touthankamon (mes notions de l'exotisme étaient assez confuses).



«Ensuite, profondément émue par l'effort mental accompli pour réhabiliter-mon héros, j'en tombais amoureuse. J'y pensais le soir avant de m'endormir. Je murmurais: «Lakdar Mokri», syllabes magiques. Je voyais un bel homme brun se pencher vers moi, et me remercier de l'avoir si bien compris».

Gabrielle Lenoir me dit avec une sévère fermeté:

- C'est une anecdote.

- Oui?

- Oui, enfin, ce n'est pas ce qu'on peut appeler une influence.

- Qu'est-ce que c'est qu'une influence? Une page, une phrase, un personnage de second plan qui vous fait rêver?

- Non. Ça, c'est ce que j'appelle de l'anecdote.

Qu'elle est sévère avec elle-même, cette Gabrielle. Elle n'a pas les cheveux tirés en chignon, parce que c'est une jeune femme moderne, de vingt-huit ans, qui travaille pour des journaux modernes, pour la radio, pour la télévision, mais sa coiffure si parfaite, sa robe simple, sa silhouette même, indiquent qu'elle ne se laisse jamais aller, qu'elle se tient sur ses gardes, qu'elle vit dans un milieu qui lui est étranger et que la bohème, le pittoresque, tout cela, il ne faut pas y compter, avec elle. Elle fréquente des écrivains, des peintres, mais elle va droit au fait, au cœur de la question, au centre de la création... Mais y a-t-il un centre à la création? Ou est-ce qu'elle est partout, signifiante et insignifiante, cette jungle parmi laquelle nous nous débattons sans boussole? Les deux sans doute. Je ne sais pas les mots qu'il faudrait lui dire. Ou je ne peux pas les dire.

- Crabrielle, parlez-moi de vous. Peut-être arriverons-nous à quelque chose après.

Elle a un drôle de petit sourire où il y a de l'humour, un peu d'amertume, un joli courage.

- Oh! moi... Il n'y a pas grand-chose à dire. Je suis une intellectuelle.

Je l'aime d'avoir dit cela. J'ai découvert qu'il y a un certain courage à dire cela, - et je le lui raconte.

 

Je n'ose pas...

 

Je dis à Jacques:

- Un jour, quand je serai vieille - quand j'aurai plus d'expérience - quand j'oserai - je voudrais écrire un immense livre do mille pages avec mille personnages qui feront tout ce qu'ils voudront.

- Pourquoi ne le fais-tu pas? dit-il.

- Ce ne serait pas convenable.

- Tu n'oses pas?

- Je n'ose pas.

Je n'ose pas être aussi sérieuse que je le suis. Je n'ose pas être aussi peu sérieuse que je le suis. Je n'ose pas prier autant que je voudrais, chanter autant que je voudrais, me mettre en colère autant que je voudrais, envoyer promener1 les gens autant que je voudrais, aimer les gens autant que je voudrais, écrire avec autant de force et de mauvais goût que je voudrais, avec autant de naïveté - et de pages - que je voudrais. Dans mes moments d'optimisme, je me dis: je n'ose pas encore. Après tout, je n'ai pas quarante ans.

Et pourquoi est-ce que je n'ose pas? Je veux être juste, je veux peser mes mots, je veux la foi, la justice, la beauté - mais si je les vivais pleinement, je n'aurais pas besoin de les vouloir. Il n'y aurait plus d'anecdotes.

Devoir 9


Date: 2016-01-14; view: 636


<== previous page | next page ==>
Perdre ses pouvoirs | Auteurs et manuscrits
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.007 sec.)