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Auteurs et manuscrits

 

Ecrivain, je réfléchis sur moi-même. Lecteur, je suis de l'autre côté de la barricade. Je m'y sens mal à l'aise.

J'ai parlé de cette vieille dame qui me persécutait, me tirant à onze heures du soir de mon premier sommeil pour me reprocher d'avoir refusé un manuscrit de son fils «authentique génie». Depuis quelques semaines, je suis à nouveau poursuivie par un vieil antiquaire, qui brûle de me montrer le manuscrit «plein de promesses» de sa «protégée», la jeune Dominique. Coup classique. Je réponds évasivement. Qu'elle envoie son manuscrit, je le lirai.

Mais ce qu'elle veut, ce qu'ils veulent, c'est me voir. Je ne suis pourtant pas bien célèbre, mais cela suffit pour qu'un certain nombre de personnes désirent me contempler, comme un monument. Je me souviens qu'une dame m'ayant arrêtée dans un Prisunic me demanda: «Vous êtes bien Françoise Mallet-Joris? - Oui, madame. - Ah!» et elle me contempla longuement, de la tête (hirsute, par malheur, ce jour-là) aux pieds, sans ajouter une seule parole, sans gêne pourtant, ni timidité, en prenant son temps. Cela m'avait agacée prodigieusement1. L'insistance de Dominique et de son vieil ami tombait mal. J'étais débordée de travail; après Pauline, Alberte faisait cette «coqueluche rentrée» si éprouvante pour les parents; mon livre n'avançait pas, mais la pile de manuscrits et de factures à côté de mon lit augmentait. Le téléphone sonnait sans arrêt (une fois sur deux c'était l'antiquaire auquel je répondais d'une voix flûtée2 que ma maman n'était pas là). Puis ce furent des pneumatiques, d'un ton de plus en plus pressant3 et presque dramatique. Il me suppliait: une heure! une heure seulement! c'était pour lui d'une importance capitale. Il soulignait deux fois, en rouge. Il m'envoya des hortensias.

J'eus honte. Je ne suis pas, d'habitude, difficile à atteindre4. Je reçois volontiers des auteurs. Un vieux Russe blanc m'exposa plusieurs fois ses conceptions religieuses. Un philosophe arménien me lut un interminable factum que je déclarai remarquable, n'y ayant rien compris du tout. Les amis de Daniel se font un devoir5 de me soumettre leurs essais, tant il est vrai qu'en France tout commence par la littérature, et je me fais un plaisir de les lire. Un jeune marxiste m'apprit beaucoup: nous échangeâmes plusieurs lettres sur des thèmes métaphysiques. Une jeune fille me demanda des recettes de sorcellerie, car elle aimait en vain. Des curés de campagne m'écrivirent des pages charmantes sur les vertus anciennes des plantes et sur l'alpinisme. Des missionnaires me demandèrent des livres. Un fou qui se croyait persécuté par son commissaire de police me demanda des conseils.



Lin jour une dame vint. C'était bien entendu, une entrevue de «toute première importance». Elle ne pouvait me faire que de vive voix1 une révélation grave.

- Il faut que vous me tiriez d'affaire.

- Je ne demande pas mieux, mais...

- Voilà. Ça a l'air idiot, mais... je m'ennuie.

- Ah!

C'est tout ce que je trouvais à répondre. Un peu fâchée, tout de même. Je ne suis pas une agence de spectacles, un cirque. La dame, trente-cinq ans, élégante et quelconque, se mit en devoir de m'expliquer que son ennui n'était pas l'ennui de tout le monde. Un ennui au sens du XVIIe siècle, presque. Rien, absolument rien n'avait pu l'en sortir jusque-là. Et alors, assistant à une petite conférence que j'avais donnée, elle s'était mis en tête que moi, et moi seule, pourrais la tirer de cet ennui.

- ...parce que je me suis dit, elle a des enfants, cela doit l'en

nuyer beaucoup...

- Mais non, mais non...

- Et vous avez dit que vous lisiez des manuscrits, cela doit être

bien fastidieux...

- Mais non, mais non...

- ... Vous avez donc certainement un moyen, un système...

J'avais interrogé cette dame. Je m'étais même passionnée pour

ce cas insoluble. Car elle ne manquait pas d'argent, son mari était «supportable», ses enfants «en bonne santé», elle possédait «une certaine culture»... Elle aurait voulu s'occuper, mais les arts ne l'attiraient pas. Les enfants la fatiguaient, les adolescents l'effrayaient, les vieillards la dégoûtaient. Elle n'avait ni compétence particulière, ni goût particulier pour un certain ordre d'occupation. Ni besoin d'argent. Elle n'avait pas de vice non plus. Après quelques entrevues, je dus la décevoir, elle me quitta sur ces mots:

- Enfin, cela m'aura toujours fait passer un peu le temps.

Eh bien, encore que «cela» (ces entrevues vaines et vides) m'ait fait, à moi, perdre du temps et non le passer, un certain intérêt m'était venu pour elle comme pour un spécimen rare, un minéral sans beauté, terne et mort.

Alors, pourquoi pas le vieil antiquaire? J'avais perdu beaucoup plus de temps à refuser cette entrevue, à vrai dire, que je n'en aurais perdu à l'accepter, le premier jour. Sans compter qu'au téléphone, j'avais pris la peine de travestir ma voix successivement en Espagnole simple d'esprit, en enfant de douze ans, en secrétaire zélée et, en désespoir de cause1, en adolescent à voix de rogomme2. «J'suis un copain de Dan. J'sais pas où ils sont.» Mais je défendais un principe. Suis-je un psychiatre? («Cela lui fera un tel bien de vous voir», écrivait l'ennemi). Une succursale de là Bourse? Une orienteuse professionnelle? («Elle» n'était pas sûre de sa voie, devait me consulter avant de s'engager dans une carrière que, une carrière qui...) Suis-je la tour Eiffel? (me «voir» leur aurait fait un tel plaisir, à la télévision ce n'était pas ça). Et puis, je lâchai pied3 tout d'un coup. Je donnai un rendez-vous.

J'y vais, le sentiment du couteau sur la gorge. L'antiquaire a au moins soixante-dix ans.

Il a une chevalière à la main gauche, une cravate à pois, et il sourit constamment, découvrant ses dents et renversant la tête en arrière comme un homme politique. En fait il est composé de deux êtres qui se disputent le devant de la scène: une vieille jeune fille de bonne famille, avide de relations, écrivant sans doute des vers en secret; et un politicien véreux, qui croit que tout s'achète. Ces deux personnalités se succèdent à une vitesse qui donne le vertige.

- J'avais une telle envie de vous rencontrer! Tant de points communs! Une qualité d'âme! Mais je crois bien que nous nous étions déjà vus chez les... à un cocktail donné en l'honneur de...

Mais si! Mais si! Deux vieux Parisiens comme nous doivent se connaître, se connaissent! Je le disais à Dominique: laisse-moi faire; tu veux la rencontrer, tu la rencontreras! Je la connais, elle est si gentille! Elle aime les jeunes, elle aimera ton livre. Je vous avais un peu perdue de vue, depuis votre petit appartement de... de..

- Du Panthéon, dis-je machinalement.

- C'est cela, du Panthéon. Quel délicieux quartier! Cette ambiance de jeunesse, de bohème, d'ailleurs moi-même, je vous l'avais dit, je crois, j'écris. Oh! bien modestement pour La Gazette de Birn-Lichtli, en Suisse, des critiques littéraires, des poèmes aussi, des interviews. Je prépare deux articles sur vous, où je pulvérise1 les autres écrivains femmes. Pour moi, vous êtes un homme, absolument, un homme!

- Et je le dis! Je l'écris! Je suis un de vos supporters les plus farouches. Dans mon prochain article sur vous, une page entière, six colonnes, je vous défends absolument contre certains, qui prétendent que Françoise Sagan, si elle n'a pas votre imagination, est meilleure styliste. Ah! Je leur ai passé un de ces savons, vous verrez cela!

- C'est bien gentil à vous, dis-je dans un souffle, toujours stupéfaite de la façon dont on arrive à paraître l'obligé de gens auxquels on n'a jamais rien demandé.

- Rassurez-vous, poursuit le politicien, vous avez vos fidèles, parmi lesquels je me place. Une petite phalange d'amis dévoués

peut parfois soutenir un écrivain plus efficacement que...

Je crois que je suis sur le point de dire quelque grossièreté à l'ami dévoué, quand, par hasard, mon regard se pose sur ses chaussures (un peu déteintes, très soigneusement astiquées), remonte le long du pantalon bleu marine, brillant le long du pli, qu'il doit repasser lui-même. Ça ne doit pas marcher très fort, l'antiquité', en ce moment. Et voilà «Dominique» qui vient nous rejoindre. Elle n'est pas du tout ce que j'attendais. C'est une jeune fille frêle, pâle, avec de grands yeux myosotis. Et quand elle ouvre la bouche, c'est la voix d'un chauffeur de taxi parisien qui en sort, pleine de saveur i mais surprenante.

- Alors, ça va vous deux? V'sêtes bien retrouvés?

- Mais certainement, nous avons renoué des liens qui... des ;

liens que..., minaude l'antiquaire. :

Je commence à en avoir vraiment plein le dos1 de cette comédie. Les «Que pensez-vous de la condition féminine à l'heure actuelle?», les «Y a-t-il encore une spiritualité moderne?», les «Aimez-vous réellement les romans de Françoise Sagan (ou de Simone de Beauvoir)?», et j'en passe, sur l'éducation des enfants et la messe en latin, sur le nouveau roman et l'engagement politique4, tout cela a cessé de m'amuser depuis longtemps. Une lassitude, une grande lassitude désespérée m'envahit devant ces questions auxquelles personne ne croit, qui n'intéressent personne et auxquelles on me demande seulement de répondre automatiquement n'importe quoi, qui puisse s'enregistrer, ou s'imprimer.

Je réponds. Je réponds. Je réponds même sérieusement en pesant mes mots.

Et les yeux d'un bleu de myosotis de l'enfant se posent sur ce vieil homme minaudant, minable, avec une admiration, une tendresse filiales.

L'évidence est là, tout à coup: ces êtres s'aiment, s'appuient l'un sur l'autre, ont besoin l'un de l'autre.

Et voilà qu'ils me racontent leur histoire, banale, touchante comme un feuilleton d'autrefois. Elle est la fille de sa concierge. Le père ivrogne, l'abandonne. Elle interrompt ses études, devient coiffeuse, subvient aux besoins5 de sa mère impotente, qui meurt enfin. Seule au monde, son «vieil ami» la prend sous son aile, «dirige ses lectures», trouve là le foyer que, hélas! il n'a pu fonder. Une lamentable «affaire de faux»6 l'a obligé à vendre son élégante boutique du Palais-Royal et à reprendre un petit commerce rue du Faubourg-Poissonnière. Mais il a conservé ses relations, ses amis d'autrefois, c'est pour lui un baume.

- Oui, interrompt la petite, ça lui a fait un tel bien que vous acceptiez de le revoir. Il n'osait pas, il se disait: «Maintenant qu'elle est si connue, elle ne se souviendra peut-être pas...»

Une brusque gaieté m'envahit, ma sympathie a crû depuis que m'est révélée la «lamentable affaire de faux». J'ai une certaine attirance pour les escrocs.

- Mais il fallait oser! dis-je soudain saisie du goût de la mysti

fication. Rappelez-vous vos visites rue Royer-Collard, quand vous

faisiez sauter Daniel sur vos genoux!

Le coup d'œil qu'il me lance, complice, avec un peu d'humour triste, est un chef-d'œuvre. Je ne regrette plus mon temps. Après tout, si j'ai pu leur faire un petit plaisir, à ces deux-là! Lui, si désireux de l'éblouir, elle, si sensible à ce luxe, le seul qu'il puisse lui offrir, de la présence de quelqu'un qui a eu son nom dans le journal, sa tête à la télévision.

Le livre... C'est un recueil de poèmes, auxquels le «vieil ami» a dû mettre la main. Ce texte fade ressemble à ses yeux plus qu'à son langage. Bien entendu il est impubliable.

Lui:

- J'ai quelques économies, sauvées du désastre. Croyez-vous

qu'à compte d'auteur...

- Les comptes d'auteur, vous savez... Enfin, je vais voir, es

sayer...

L'enfant s'illumine d'une joie qui la fait presque belle. Etre imprimée! Et grâce à lui! Ils se regardent, se serrent les mains.

- J'étais bien sûr... Je connais la valeur de Dominique... Ah! ce

n'est pas une de ces jeunes filles qui... Un filet d'eau pure, une

fraîcheur... Comme nous avons besoin de croire à la pureté!

- Je ferai ce que je peux. Ce que je peux.

Ce ne sera pas grand-chose. Que faire pour des poèmes qui eussent pu être écrits1 par ma grand-mère? Je suggérerai quelques corrections, j'essaierai de leur éviter de débourser une trop forte somme... Ce sera toujours ça...

En rentrant de cette entrevue, je me suis reproché ma dureté de cœur. Pourquoi m'être obstinée si longtemps? Suis-je si précieuse que je me réserve à ceux qui me méritent?

1 qui eussent pu être écrits - KOTopbie MOHIH 6bi 6biTb HanHcaHbi 2^.

 


Date: 2016-01-14; view: 668


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