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Perdre ses pouvoirs

Contradictions; j'erre cornue une étrangère dans ma propre maison, dans ma propre vie.

La couleur, et la musique, et tout ce qui vibrait et tout ce qui avait un sens dans cette maison et cette vie ont disparu. Privée de vent, la maison de papier ne vibre plus. Ce n'est plus qu'un édifice si fragile, si vain. Il faut traverser ce désert. Sourire et même chanter, lire, écrire. S'intéresser à ce dessin que je ne vois pas, à cette chanson que je n'entends pas.

Me voilà morose et vide, avec une tendance au possessif1. Mon temps, mon travail, ma baignoire. Perdre mon temps à lire ces manuscrits, à répondre à ces lettres, à téléphoner; compomettre mon travail parce que Sarah, jeune fille au pair2, venue coucher à la maison, a envie de bavarder. Trouver ma baignoire pleine de chaussettes que Daniel et Jacques s'attendent bien à ce que je lave... Je masque mon irritation derrière de vagues soucis «de bureau». C'est bien commode parfois d'avoir un bureau! Et je continue à faire les gestes, à dire les mots, comme on fait une gymnastique.

Je me souviens d'un retour particulièrement désolant où les deux cents bouteilles (ou à peu près) entassées dans la cuisine, la serviette de toilette qui avait servi en mon absence à astiquer les cuivres, la baignoire enduite d'une sorte de noir vernis3 (à croire que4 les inconnus qui s'y plongent travaillent tous dans l'industrie du goudron), le pigeon décidément tout à fait rétabli, les factures n'avaient pu m'arracher un sourire. C'était un lundi matin. J'avais passé les fêtes de Pâques chez ma sœur Miquette: parquets étince-lants, armoires à linge, enfants impeccables et cependant charmants. Mon œil avait dû se gâter devant cette perfection. Notre incapacité me semblait tout à coup aveuglante.

J'avais perdu mon sens de l'humour.

Le lundi s'est passé dans un morne découragement. Jacques m'assiste dans la pénible tâche de faire la vaisselle en retard et approuve chaudement mes discours pessimistes. J'évoque les impôts en retard, les dentistes irrités, les écoles prêtes à se débarrasser de nos enfants; ma santé compromise5, le désordre de Daniel, la paresse de Vincent, l'obstination d'Alberte, la turbulence de Pauline, ne faudrait-il pas mettre ces enfants en pension, faire des économies, supprimer le vin rouge et le téléphone, et nous retirer dans une campagne où il n'y aurait même pas le cinéma?

Jttcqutf», plus abstrait, évoque la conjoncture politique, F instabilité du franc, la dégradation de la notion même de beaux-arts1, not-W #t*tt twveux, l'égoïsme de la jeunesse, prononce la condamnation A 1* déportation immédiate des occupants du règne animal (chat, chien, hwmster, tortues, pigeon), avec peut-être une grâce possible pour le poisson rouge en faveur de sa longévité; et du règne amical (voir Daniel) et termine en exprimant la conviction qu'en dépit2 de ces mesures, la catastrophe ne saurait être évitée. Il faudra aussi renoncer à fumer et à donner les draps à la blanchisserie.



Sur le coin de la table de cuisine, nous partageons une canette de bière. Mais je n'ai pas retrouvé mon sens de l'humour.

L'aube du mardi est tout aussi sombre. Personne ne fait son lit. La fin du monde est proche. Je donne des tartines aux enfants pour le petit déjeuner. Pauline annonce qu'elle a perdu sa montre en colonie de vacances: silence. J'ouvrirai des conserves pour déjeuner. Je ne remercierai pas Simon pour l'envoi de son livre; il va en être très vexé. Pauline sent le vent. «Je ne me laverai pas les dents, dit-elle - Eh bien, tant pis». Déçue, elle part pour l'école sans chanter.

Je porte les draps à la blanchisserie. C'est la dernière fois. La femme de ménage ne vient pas. Tant pis. Le soir je prépare du poisson surgelé. Personne ne proteste. Toute la maison se décolore et se ternit comme une plante sans eau.

Mercredi, je m'assieds sur le lit de Daniel, qui a l'air d'un guerrier romain depuis qu'il a rasé intégralement son opulente chevelure. Tout ceci a assez duré. Ces vêtements dans l'entrée doivent disparaître. Et qui téléphone constamment dans le Midi? Si on s'imagine que je ne lis pas mes notes de téléphone, on se trompe! La baignoire, la disparition régulière de peignes et de brosses à dents, celle de mon parapluie, tout défile. Bon fils, Daniel murmure des onomatopées apaisantes. Il voit bien que je ne suis pas dans mon état normal. Est-ce que je veux une cigarette? qu'il me fasse du thé? Mais je ne céderai pas. Aujourd'hui, pas de tête-à-tête oiseux, de discussions détendues sur les mérites comparés des romans policiers. Du sérieux! L'après-midi se passe. Vers trois heures, sortant d'un manuscrit que je parcours avec l'amer plaisir du devoir accompli (c'est le seul plaisir que puisse procurer ce texte), je croise dans le couloir étroit, devant ma chambre, un inconnu qui sort des lavabos. C'est un monsieur, tout à fait un monsieur comme on en rencontre dans la rue, vingt-cinq ans, une cravate, un costume sombre... Il s'efface pour me laisser passer, avec l'indifférence polie que l'on témoigne dans les cafés et dans les gares. «Pardon, madame...» Comme je me retourne stupéfaite, je le vois se diriger très tranquillement vers la porte qui donne sur l'escalier, l'ouvrir, disparaître. Il n'est peut-être entré que pour utiliser les lavabos?

Un fou rire libérateur me cloue dans le couloir pendant un bon moment. Quand je cesse de rire, je constate que mon sens de l'humour a reparu.

Daniel revenu, le soir nous essayons d'identifier le mystérieux inconnu. «Ce n'est pas Jean-Michel? Ni Richard? C'est peut-être...» Nous ne trouvons pas. En tout cas, je ferai des escalopes milanaises ce soir, pour célébrer le retour de mon sens de l'humour. Ce monsieur si digne, c'était peut-être un ange?

 


Date: 2016-01-14; view: 708


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