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Angoisse d'une mère

On sonne. Une jeune fille brune, agréable, extrêmement embarrassée.

- Pourrais-je avoir un moment d'entretien avec vous? D'entretien privé.

Un peu interloquée, je l'introduis dans ma chambre.

- Je m'excuse infiniment... Votre temps est si précieux... Mais j'avais peur qu'une lettre... On m'a conseillé de venir...

Je m'efforce de la mettre à l'aise. Très heureuse de la recevoir... Si je puis faire la moindre chose...

- Je m'appelle Sylvette, Sylvette Renard. J'ai dix-neuf ans. Mes parents... en province... seule à Paris... Trouvé une chambre près de la Sorbonne, mais mes moyens... cherché du travail... je débute.

Je gagne tant par mois, mais il y a les commissions...

- Je suis une très bonne amie de Daniel.

Un silence. Un certain trouble m'envahit.

- Il ne m'a pas...

- Non, je préférais... me présenter moi-même. Plus délicat.

Nouveau silence. Mon trouble grandit.

- Oh! si je n'étais pas dans les difficultés que je... dont je... je n'aurais jamais osé... je ne me serais pas permis...

- Mais si, mais si..., dis-je machinalement.

- Il m'a dit (Daniel) que vous étiez si bonne... que vous comprendriez...

Il y a longtemps (depuis les quinze ans de Daniel) que j'appréhendais quelque chose de ce genre. Dieu me l'a donné, Dieu me l'a repris. Avec résignation, je contemple ma future belle-fille. Ça aurait pu être pire.

- Allez-y. Bien sûr, je comprends très bien... Vous êtes jeune... vous préfériez me parler avant que Daniel...

- Oui. Après tout c'est moi qui touche la commission n'est-ce pas? Je dois apprendre à me débrouiller, mais je suis si timide... Je n'ai encore obtenu que dix abonnements de six mois et si je n'augmente pas mon rendement...

C'est ainsi que je me suis abonnée pour deux ans au Magazine littéraire.

 

Amitiés

Les amis, oui. Nous en avons qui nous sont très chers, qui viennent et qui reviennent dîner avec nous, les dimanches soir, et dont nous partageons les espoirs, les soucis, les travaux. Mais peut-être à ces dîners, parce que nous ne savons jamais combien nous serons, ceux qui passent sont-ils plus importants encore que ceux qui reviennent.

Je dis à Jacques:

- Plus tard, quand les enfants seront mariés, quand nous

serons seuls, nous pourrons...

Jacques, ironique:

- Tu t'imagines que nous serons jamais seuls?

Ceux qui passent. Parfois ils ne reviennent jamais.

Ils entrent, ils sortent, et parfois laissent derrière eux un mot, un sourire qui me sont précieux, dont je voudrais les remercier... Ils sont déjà partis. Ils reviendront peut-être, ce n'est pas sûr. Je le voudrais. Je voudrais qu'on puisse entrer et sortir de chez nous comme on passe dans un café, dans une gare, dans une église. Mais ces comparaisons sont trop grandioses. Dans une maison de papier, comme ces maisons japonaises si mal fermées, légers campements à peine posés sur le sol, idée de maison, et cela suffit, puisqu'on y est ensemble.



- Ensemble, mais dans les courants d'air, me dit Jeanne. Mon lyrisme tombe.

Courants d'air

C'est que le papier, ça ne tient pas chaud1. Il faut que toute la chaleur, on la fournisse soi-même. Et si on ne peut pas...

Alors c'est la débâcle... Ce manuscrit sur lequel on s'est enthousiasmé, il est refusé partout. Ce livre qu'on trouve fade, le Figaro1 lui consacre deux colonnes. La journée, si fraîche, si luisante comme une porcelaine, se ternit à mesure des obligations quotidiennes. Le courrier laisse apparaître des feuilles d'impôts, des imprimés à remplir1. Salle à manger: gammes. Alberte s'acharne sur Czerny, mais il me semble que c'est avec dégoût. Cuisine: Maria la Simple a mis au menu, une fois de plus, des steaks hachés. L'odeur de l'oignon flotte. Chambre de Dani: répétition musicale, Bobby chante, Daniel racle ma guitare (aujourd'hui je ressens fortement que c'est ma guitare) tandis que son ami Pieri, est couché dans le lit: il a la fièvre. Chambres des filles, de Vincent: désordre immonde. Un hamster surgit des draps d'Alberte. Le pigeon de Vincent souille le bureau (floc!). Songeant aux statues du Louvre, je me représente ce que sera la chambre de Vincent dans un an. L'entrée est pleine de valises et de vêtements de formes et de couleurs diverses, mais ayant tous l'air de sortir d'une poubelle. «Je n'ai plus qu'à ouvrir une consigne.»

Pauline, victime d'une «coqueluche rentrée3» (pourquoi mes enfants ont-ils toujours des maladies «rentrées» qui leur laissent toute leur vigueur? Maman me dit: «C'est la faute des vaccins. Ça n'est pas sain4 du tout.») a découpé sur mon lit Pommé d'Api, le journal de la fillette chrétienne. Le découpage est une activité saine et normale chez un enfant retenu à la chambre. Mais pourquoi sur mon lit? «Je ne guérirai que dans ta chambre.» Ils ont tous dit cela, l'un après l'autre, à chaque grippe, angine, otite, à chaque rougeole, rubéole, oreillons. Et je me suis couchée chaque soir de ces grippes, angines, rubéoles, dans un lit embaumé de pommade, crissant de miettes5, parsemé de découpures de papier, avec sur l'oreiller une grande tache de sirop que je rencontrais sous ma joue juste un peu trop tard, au moment où déjà le sommeil me gagnait et où redescendre au premier chercher une taie était le perdre définitivement. Alors, aujourd'hui, ce vide intérieur et ce dégoût, pourquoi? Les dessins des enfants sur les murs, ce ne sont plus que des papiers chiffonnés, du désordre. Les toiles de Jacques entassées dans l'entrée, des problèmes. Quand l'exposition? Qui achètera des toiles de ce format? Et les vêtements entassés ne sont plus que des vêtements, le bruit n'est plus que du bruit, ces pas, ces adieux dans l'escalier sont ceux d'étrangers dans une gare, tout a perdu son sens, il n'y a plus qu'un immense encombrement...

Il faut répondre à cette pétition en faveur de l'O.R.T.F.1 Il faut écrire au Seuil2 pour recommander le manuscrit de Georges. Il faut lire celui de Pascale, et remplir ce papier pour Maria la Simple. Il faut passer à la banque. Il faudrait tout de même finir par payer le dentiste. Et de nouveau remplir ce papier pour un concours de piano d'Alberte. La radiographie de Pauline. Remercier Simon pour l'envoi de son livre. Il faut, il faut...

Tout se bouscule dans ma tête. Ferai-je de la gymnastique le matin ou lirai-je le journal pour «me tenir au courant»3.

Irai-je chez le coiffeur, accepterai-je le dîner de M. Loisel (auteur refusé), celui de Mme Derniers (membre d'un comité de bonnes œuvres)4?

Tout se heurte, tout est discordant. Peut-on avoir des enfants et écrire? Peut-on s'intéresser à la politique et préserver son silence intérieur? Peut-on s'ouvrir à tous et retrouver, sur commande, sa solitude? Et plus banalement, peut-on ouvrir sa maison à ses amis, aux amis des amis, aux passants, et y conserver un peu d'ordre et de décence, peut-on initier ses enfants à la poésie, à la musique, à la danse, les laisser libres de dessiner, couper, coller, chanter, et n'en faire pas d'abominables cancres, inadaptés à la vie sociale?

Devoir 8


Date: 2016-01-14; view: 663


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