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Maman qui prend un taxi

Maman, frêle, blonde, ployant sous le poids de ses multiples bagages, et suivie de ma sœur, arrive d'Anvers5 par la gare du Nord. Les taxis sont rares. Les clients nombreux. Devant maman, une dame prend le seul taxi restant. L'horizon est vide. Maman, avec une douce fermeté:

- Madame, où allez-vous?

La dame:

- Avenue Mozart. Mais...

Maman:

- Ça me convient très bien. Monte devant, Miquette(ma sœur).

Nous allons prendre ce taxi avec vous jusqu'à l'avenue Mozart, et

ensuite, nous le garderons.

La dame, déjà installée:

- Mais pas du tout, je m'y oppose!

Peine perdue, ma sœur est déjà à côté du chauffeur et les bagages s'empilent autour de la dame. Maman s'embarque. Le chauffeur, goguenard, ne prend pas parti. La dame:

- Mais je ne suis pas d'accord! Mais je vous ordonne de des cendre! Ça c'est un peu fort par exemple1! Mais...

Maman, toujours suave:

- Chauffeur, avenue Mozart.

Le chauffeur démarre. La dame se met à crier. Maman raconte:

- Eh bien, crois-tu, Françoise, qu'elle a crié tout le temps, de la

gare du Nord à l'avenue Mozart? On aurait cru2 un enlèvement. Il

y a des gens violents, quand même!

*

Maman rencontre un ami sur le boulevard Saint-Germain.

- Vous avez l'air bien en forme.

- Oui, dit maman, je viens de passer une nuit extraordinaire

avec Confucius3.

- Avec qui?

Maman est déjà repartie, de son joli pas de jeune fille.

Des parents dont on peut à la fois rire et être fiers, est-ce que ce n'est pas déjà toute une éducation?

Ma grand-mère peignait des fleurs. Sans talent exceptionnel, mais avec ardeur. A plus de soixante ans, elle arriva un matin chez mes parents, en proie à" une vive excitation.

- Mes enfants, j'ai découvert un peintre extraordinaire! Je suis

bouleversée! J'ai vu les Tournesols de Van Gogh5! Je change ma

manière!

Voilà une anecdote qui me paraît, au sens plein du mot6, édifiante.

A la fin de sa vie, condamnée par les médecins à rester au lit, elle trompait son infirmière, se levait avant l'aube et s'en allait, vite, comme on prend un plaisir défendu, esquisser encore un paysage. Que cette anecdote ne s'applique pas à7 un peintre de génie, mais à une femme modeste, dépourvue de toute ambition, et qui aimait la beauté à sa façon naïve la rend-elle moins édifiante? Pour moi, elle l'est peut-être plus.

 

Jeunes filles

Daniel amène parfois des jeunes filles à la maison. Elles font de la musique, dînent, regardent la télévision avec nous, puis leurs visites s'espacent, elles disparaissent. Nous les regrettons. Sur la première apparition nous échafaudons toujours un roman. Où l'a-t-il rencontrée? Joue-t-elle d'un instrument? Chante-t-elle? Aime-t-elle les enfants? Devant une chevelure blonde un instant entrevue dans l'entre-bâillement d'une porte, Pauline s'écrie: «Est-ce que tu es enfin fiancé, Daniel?»



Daniel trouve qu'un si cordial accueil a du bon et du mauvais. Nous pleurâmes deux Michèle, une Marianne, une Fanny. Simone nous consola, nous n'aimions pas Pascale. Sara nous plaisait beaucoup, nous aurions voulu que Daniel nous laissât au moins le temps de bien la connaître.

- Et pourquoi tu ne la vois plus, Jeannine? soupire Pauline. On

l'aimait bien, nous...

Daniel supporte notre intérêt avec patience. Cependant, depuis quelque temps, quand il amène une jeune fille à la maison, il m'avertit:

- Ne t'attache pas, hein? Ce n'est pas sérieux. Pas de sentiment!

Daniel:

- Je n'ose plus amener mes amies à la maison, parce que vous les recevez si cordialement qu'après, quand je veux me brouiller, je ne peux pas.

 

Maman

Maman a le goût des médicaments. Elle les juge, les dose, les distribue, conseille des régimes, des précautions, qui ne semblent pas tant destinés à préserver la santé qu'à fournir un divertissement hygiénique.

Maman:

- Je suis un peu fatiguée ce matin. Figure-toi qu'hier soir, je passe dans le bureau de ton père, et je vois un médicament que je ne connaissais pas. Naturellement je suis tentée, j'en prends un cachet... Eh bien, j'ai très mal dormi!

Son visage exprime tout de même la satisfaction d'une expérience douloureuse, mais enrichissante.

 

Papa

Papa émet quelques doutes sur la longueur des cheveux de Daniel. Mais au fond cela n'est pas grave. Daniel a mille mérites que sa chevelure cache peut-être aux yeux de certains, mais pas aux nôtres. On pourrait s'inquiéter des phases par lesquelles il est passé (bijoux, saxophone, rentrées tardives, tenues bizarres) mais il a quelque chose, à travers toutes les excentricités, de solide et de rassurant. Quoi? Je cherche, papa trouve.

- Il n'est pas raisonnable, dit-il, mais il est sérieux.

Je trouve toute une philosophie de la vie dans cette définition.

Isabelle, Cuba et la révolution.

- Marie, dit Mme Josette, était la plus intelligente, Isabelle, la plus jolie.

- Et vous, madame Josette?

- Oh! Moi... J'étais la plus silencieuse.

Depuis quinze ans que je me rends chez elle, de temps en temps, pour faire soigner mes cheveux, elle me raconte sa vie.

Sa sœur Isabelle est modiste à Tours. Elle a trois filles «belles comme le jour». Elle a divorcé deux fois, mais «toujours gaie», dit Mme Josette. On m'a dit l'année dernière qu'elle était partie brusquement, sans prévenir personne, pour Cuba.

- Pour Cuba?

- Pour Cuba. Et quand je lui ai écrit pour lui demander son avis sur la situation là-bas (vous savez que je m'intéresse à ces choses-là) tout ce qu'elle m'a répondu, c'est qu'elle avait visité là-bas des grottes magnifiques, dans lesquelles on descendait au milieu d'un champ d'ananas, et qu'elle était bien contente d'avoir vu que c'était vrai, que les ananas poussaient à ras de terre1 et non pas sur des arbres, car elle ne l'avait jamais cru. C'est tout ce qu'elle a vu à Cuba, des ananas! Vous vous rendez compte!

- Tout de même, continue Mme Josette, ne voir à Cuba que des grottes et des ananas, alors qu'il y a tant de problèmes sur lesquels...

Bien sûr. La soif de connaissance, d'information de Mme Josette, est une belle chose. Les ananas aussi, certainement. Et les grottes. Qui n'a rêvé de grottes dans son enfance? Ne voir que des ananas, sans doute... Mais ne pas les voir? Il faudrait les voir aussi. C'est le plus difficile. C'est ce à quoi je reviens toujours. On s'est tant servi de la beauté du monde pour en justifier l'injustice, qu'on s'est mis à avoir honte de cette beauté. Comment montrer aux enfants - et si je reviens toujours aux enfants c'est parce que leur parler m'oblige à tout clarifier pour moi-même - cette double appartenance à ce monde et à l'autre, leur laisser ce goût de la beauté du monde, de la poésie, en même temps que le sentiment que tant de souffrance coexiste avec tant de beauté.

Car il me semble bien sûr merveilleux et drôle que cette femme inconnue tout à coup saisie d'une impulsion1 vole vers Cuba et en revienne, ravie du fait d'avoir vu enfin, alors qu'elle en doutait, que les ananas se cultivaient dans les champs, si bas, presque comme des artichauts.

Et maintenant, a quarante-trois ans, elle sait, elle a vu, les stalactites merveilleuses au fond de la terre et les ananas au-dessus, et cela lui paraît important, plus important que l'économie agricole, que l'alphabétisation, que la liberté d'expression à Cuba, toutes choses qui passionnent Mme Josette.

Ce trait m'enchante et me désole. Comment ne pas perdre, l'esprit d'enfance sans sombrer dans l'enfantillage2? Comment s'intéresser à l'évolution du monde, s'informer, prendre parti3 sans perdre le don d'émerveillement?

Je fais entendre aux enfants sur un disque prêté, la belle chanson des Cubains, dont le refrain est «Alfabetisar, alfabetisar...». Mais Pauline éprouve les doutes les plus sérieux sur le bon sens d'un peuple qui chante sa joie d'apprendre à lire.

- Moi je m'en passerais très bien, dit-elle. Je sais dessiner, cela

suffit. Et je n'ai pas eu besoin d'apprendre. Faire une révolution

pour apprendre à écrire!

- Peut-être que si on t'en empêchait cela t'en donnerait envie,

dit Alberte.

- Et on empêche les enfants d'aller à l'école, dans les pays?

- On ne les empêche pas par la force, mais il n'y a pas d'écoles,

ou alors elles sont trop loin de leurs maisons, ou les enfants

doivent travailler dans les champs, ou...

- Et alors, c'est la révolution?

- Parfois. Il y a beaucoup de raisons à une révolution.

- Qu'est-ce que c'est une révolution, maman?

Et Alberte, qui a vu les barricades tout près de son école:

- Est-ce que c'est un péché la révolution, maman? Et la guerre,

est-ce que c'est un péché?

- Je ne sais pas si la guerre et la révolution sont des péchés.

C'est une question de conscience personnelle, je pense. Si toi tu

trouves qu'une guerre est injuste, par exemple, c'est un péché de

la faire même si on te le commande. Tous les enfants d'aujourd'hui

regardent la télévision. Tous les enfants d'aujourd'hui ont dans

l'oreille sinon dans l'esprit le bruit des grenades, le sifflement des

balles. Peut-être tous ne posent-ils pas ces questions difficiles?

Peut-être est-ce un succès qu'ils posent ces questions?

Le progrès

- Et alors, après la révolution, dit Alberte, qui se voit déjà ré

formant la société, c'est le progrès! Tout va mieux!

- Parfois. Au moins on essaie.

- Si ce n'est pas mieux ce n'est pas la peine.

- On ne peut pas être absolument sûr à l'avance que ce sera

mieux, parfois.

- Alors c'est risqué, dit Alberte.

- Tout ce qu'on fait, tu sais.

- Comment, tout?

- Les livres, les enfants... On ne sait pas si ça vaut la peine de se donner tout ce mal pour écrire des livres, sans être sûr qu'ils en valent la peine, pour élever des enfants, sans être sûr qu'ils seront heureux...

- Oui, mais la révolution, ce n'est pas du mal que tu te donnes, c'est du mal que tu fais aux autres, dit Alberte.

- Parfois. (Il me semble que les mots que je prononce le plus

souvent avec mes enfants, c'est: parfois, peut-être, d'une certaine

façon...)

- Oui, pense à Louis XVI, au tsar Alexandre, reprend Vincent

qui aime étaler ses connaissances1.

- Je pense que les révolutionnaires trouvaient que ça valait la

peine de sacrifier quelques hommes pour le bonheur de tous.

- Mais puisqu'on n'est pas sûr?

- C'est là le risque.

- Est-ce que tu es un révolutionnaire, maman?

- Je ne sais pas. Je ne crois pas.

- Pourquoi?

- Peut-être que je n'ai pas assez de courage. Ou d'optimisme.

- Le Christ a dit: si on te frappe sur une joue... murmure Vin

cent.

- Oui, mais il n'a pas dit: si on frappe sur la joue des autres, ne

dites rien et allez-vous-en.

- Je me demande si on peut être à la fois chrétien et révolu

tionnaire, conclut Vincent.

- Beaucoup de gens se le demandent.

- Et ils n'écrivent pas au pape? demande Alberte.

- Le pape ne peut pas tout décider pour nous, tu sais.

- Alors je me demande à quoi il sert, dit Alberte, mécontente.

L'argent

- Il y a des filles à l'école, dit Pauline, qui sont plus gâtées que

nous. Quand c'est la rentrée, elles ont un cartable neuf même si le

vieux est encore bon.

- Est-ce que tu ne trouves pas ça un peu bête?

- Pour sûr3, dit Pauline. Mais elles, pas.

- Vous, vous avez des leçons de piano, de danse, vous allez à

la piscine...

- Oui, dit Pauline. Tu sais, ce n'est pas que je réclame. Seule

ment ce qu'on a, nous, ça ne se voit pas.

- Il y a des filles, dit Pauline, qui vont aux sports d'hiver et qui

ont des skis. Nous on va à la montagne avec la colonie, mais ce

n'est pas pareil et on n'a pas de skis.

- Ce serait un peu cher pour moi s'il fallait que je vous achète

des skis à tous. Il y a des enfants qui n'ont pas de vacances du tout,

tu sais.

- Des nègres, dit Pauline.

- Mais non, pas seulement. Des enfants dont les familles sont

trop pauvres.

- On peut toujours aller en colonie, dit Alberte, ou alors, c'est

qu'on ne sait pas se débrouiller.

- D'abord ce n'est pas absolument vrai. Il y a des gens qui

n'ont même pas assez d'argent pour envoyer leurs enfants en

colonie. Et puis, même le fait de ne pas savoir se débrouiller vient

souvent de ce qu'on est pauvre.

Pauline éclate en sanglots passionnés.

- Pas assez d'argent pour aller en colonie! répète-t-elle. Il faut

leur en envoyer, de l'argent! Je veux bien rester à la maison, moi,

et donner ma place.

- On ne peut donner qu'une place, et on ne peut pas envoyer

assez d'argent pour tous les enfants pauvres, fait remarquer Vin

cent. Songe aux pays sous-développés1!

- On pourrait toujours en envoyer un peu, supplie Pauline.

- Il vaudrait mieux apprendre aux gens à se débrouiller que de

leur envoyer de l'argent, dit Alberte. Ça durerait plus longtemps

et ce serait plus intéressant. Seulement il faudrait savoir soi-même,

pas comme toi, maman, qui ne comprends jamais les papiers de la

Sécurité sociale.

Bien sûr, on se range à la solution de facilité2. On enverra un peu d'argent. Mais je pense à la phrase de Pauline: «Je veux bien rester à la maison et donner ma place». Quelle famille accéderait à ce naïf élan? Il faut que les enfants aient du «bon air», et l'hiver a été si fatigant, ce second ou ce troisième trimestre les ont pâlis, nos enfants, malgré les vitamines et les jus d'orange, et on laisse passer l'élan, on le laisse mourir pour que l'enfant ait de bonnes joues rondes et acquière l'habitude de considérer que ses besoins à lui passent avant tout... C'est ce qu'on appelle être raisonnable. Quelle mère acceptera que sa fille donne à une petite amie sa plus belle poupée? Elle suggérera: «Donne plutôt l'autre, celle de l'année dernière». Elle ternira le bel élan1, la joie si simple de donner, et se croira «raisonnable». Comme nous les abîmons, ces enfants qui nous sont confiés.

- Dieu pardonne tout, n'est-ce pas maman? dit Pauline d'un air très agité.

- Il pardonne tout par amour, si on regrette le mal accompli.

Mais c'est justement parce qu'il est tout amour qu'il ne faut pas lui

faire de la peine.

Pauline éclate en brusques sanglots.

- Maman, j'ai fait un gros péché!

- Quoi ma petite chérie?

- J'ai pris deux cents francs ce matin dans ta poche!

- Tu pourrais peut-être les rendre?

- J'ai acheté plein de caramels!

- Alors tant pis, ma chérie; mais il ne faudra plus le faire. Tu

vois bien que tu as des remords, tu sens bien que tu as mal fait.

- Oh! oui, soupire Pauline, ses longs cils encore trempés de

larmes, toute la journée je l'ai senti, maman. Honnête, elle ajoute:

Après que j'ai eu fini les caramels.

Devoir 7

Bonne impression

 

Dolores a trouvé une situation plus avantageuse dans un bar.

Je vais donc une fois de plus remettre une annonce dans Le Figaro. Voir défiler ces visages parmi lesquels il faut choisir, en dix minutes, celui qui partagera notre rue, j'allais dire notre vie. Jacques me dit gravement:

- Ne va pas prendre la première venue sous prétexte3 que tu ne

sais pas choisir ou qu'elle a l'air sympathique. Demande des certificats. Dis que tu vas réfléchir. Demande leur adresse et leur numéro de téléphone.

- Tu as raison.

Mais à peine le défilé commence-t-il (se présenter entre huit heures et midi) que je me sens accablée1 par une angoisse insurmontable. Quoi, tant de gens qui cherchent une place, et moi qui puis la donner ou la refuser! C'est avec beaucoup d'effort que je repousse un Portugais2 à la mine chétive3 (j'ai pourtant demandé une employée de maison!) et un Marocain plus robuste. Il me faut pour cela faire appel4 à tout ce qui me reste de respectabilité et de sens social. Ce Portugais a une si nombreuse famille! Ce Marocain m'affirme qu'il sait si bien faire la cuisine! Après ces deux refus, mon énergie est à bout. Il est au-dessus de mes forces de refuser quelque chose à des gens qui s'efforcent de me faire bonne impression.

Bonne impression! Mais qui suis-je pour avoir de ces exigences?

Jacques me découvre en pleurs dans la cuisine:

- Tu es trop sensible, décrète cet homme fort. Je vais m'occu

per de cela. Va dans ta chambre, j'ouvrirai la porte.

Infiniment soulagée, je remonte, pour redescendre une heure plus tard, intriguée par le silence, et le trouver serrant dans ses bras une très vieille dame sanglotante.

- Elle me rappelait ma grand-mère, dit-il, quand la dame

(hongroise) a tourné les talons5, et pour excuser ses yeux humides.

Elle était vraiment trop âgée pour le travail qu'il y a ici, mais elle

regrettait tant!

- Elle n'a pas vu d'autres places?

- Oh! si, beaucoup, mais ça ne lui plaisait pas. Elle m'a dit:

«Les Français sont tous sales et avares!»

Finalement, une jeune fille énergique m'engage6. «Je sens que je pourrais être heureuse ici», dit-elle. Elle sait répondre au téléphone, cuisine et s'exprime avec une distinction inquiétante.

- Ne croyez-vous pas que vous feriez mieux de chercher une place de secrétaire? dis-je timidement.

Elle me paraît tellement trop bien pour nous que cela m'inquiète.

- Non, non, vous me convenez.

Rendez-vous est pris pour le lundi matin, onze heures. Personne. La journée se passe, celle du lendemain... C'est de nouveau le désert, peuplé seulement de vaisselle.

- Toi qui la trouvais trop bien pour nous, tu as dû la convain

cre, dit Jacques résigné.

Nous rentrons dans l'ère des femmes de ménage.

Trini

 

J’ai cru pendant quelques semaines que la perfection existait. Dolores, ayant émigré rue de Seine pour officier dans une loge de concierge, Trinidad, dite Trini, la remplace. C'est une femme de cinquante ans, propre et soignée, qui paraît douée d'une quantité de vertus ménagères.

- Qu'est-ce que tu penses de Trini? dis-je timidement à Jacques.

- Aucun intérêt plastique, répond-il brièvement.

Alberte manifeste le même manque d'enthousiasme.

- On ne pourra rien lui faire jouer dans la pièce qu'on fait pour

Noël. On voit tout de suite qu'elle n'aime pas le théâtre.

- Pas drôle, est le jugement laconique de Pauline.

Je me fâche:

- Mes enfants, il faudrait tout de même vous mettre dans la

tête qu'une femme de ménage n'est pas là pour vous servir de

modèle ou de sujet d'inspiration (ceci pour Jacques), pour jouer de

la flûte, pour se spécialiser dans l'art dramatique et pour vous dis

traire, mais pour faire la cuisine et pour coudre les boutons. Et si

elle le fait bien, je préfère cela aux cantatrices, aux flûtistes et

autres figures pittoresques à cause desquelles, jusqu'ici, j'ai tou

jours fait ma lessive moi-même!

Et Trini cuisine à la perfection: gratins d'aubergines1, escalopes viennoises2, rôtis croustillants3; sardines aux herbes se succèdent sur notre table. (Oh! les spaghettis collants1 de Dolores! les goulasch épais et sans saveur de Franca! les biftecks grisâtres dégoulinant d'huile espagnole!) l'inquiétude naît.

- Trini, avez-vous eu assez d'argent?

- Trini en a toujours assez. Trini sait se débrouiller. Trini n'est

pas comme Dolores. Elle est économe. Elle a de l'ordre. Elle sait

utiliser les restes. Elle...

Evidemment, elle est contente d'elle. Le linge était raccommodé, les enfants munis de tous leurs boutons, les armoires étaient rangées et débarrassées de poussière. Trini remplaçait les ampoules électriques, vidait les cendriers, les corbeilles à papier, la poubelle. Le chien était nourri régulièrement. Une féerie.

Je fus enceinte. Les petits plats se succédaient, les biftecks épais, les salades raffinées. Un jour elle m'apporta le petit déjeuner au lit. L'angoisse grandissait en moi. Mais elle:

- Ne vous en faites pas. Trini s'occupe de tout. Trini n'est pas

comme Dolores. Trini...

Je perdis l'enfant que j'attendais. A l'hôpital, quatre jours après l'accident, Jacques vint me voir:

- Tu ne sais pas, Trini...

- Oui?

- Elle est partie ce matin pour l'Espagne, en avion, sans pré

venir, sans laisser un mot... Je l'ai su par la voisine qui l'a vue pren

dre un taxi pour Orly.

- Trini?

- Trini. Et le plus fort...2

- Oui?

- C'est qu'elle a emporté toutes mes chemises, celles de Daniel,

le linge de table et les serviettes de toilette.

- !!

J'ai rencontré une heure après Violetta (autre célébrité espagnole de la rue Jacob) qui m'a dit:

«Alors, Trini a pris un congé? Vous auriez bien pu l'accompagner jusqu'à Orly en voiture, elle était si chargée!»

Malgré ma fatigue et notre tristesse, nous éclatons de rire.

Bon cœur, Dolores abandonne la rue de Seine et sa loge pour regagner, triomphante, la rue Jacob. Je crois qu'elle s'ennuyait, à vrai dire. Et puis elle a eu des mots1 avec le gérant.

- Il voulait me faire laver les murs de l'escalier. Est-ce que c'est

une besogne de concierge, ça? Je lui ai juste répondu: «Et avec ça,

vous ne voulez pas que je vous lave aussi les pieds?» Et il l'a mal

pris...

Cela n'empêche pas qu'elle se sente dorénavant indispensable. A la moindre observation:

- Peut-être bien que le rôti est brûlé, mais, moi, je n'emporte

pas vos chemises!

Dolores. - Maintenant, je comprends. Avant je ne comprenais pas. Vous me disiez: «Elle est très bien», et tous ses précédents patrons, ils disaient: «Elle n'est bonne à rien2».

- Tu aurais pu me prévenir au lieu de me la recommander.

Lo. - Oh! je savais que vous aviez toujours des bonnes comme ça...

Pauline

Pauline, prenant son petit déjeuner:

- Tu sais, maman, tu as vraiment fait beaucoup de progrès.

- Ah oui?

 

- Oui. Quand j'étais petite, tu t'impatientais plus souvent, et tu

étais moins gaie, tu voulais toujours faire de l'ordre. Moi, je trou

ve, vraiment, que tu as fait des progrès.

- Merci, ma chérie.

 


Date: 2016-01-14; view: 663


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