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La maison est en carton

La maison est en carton

L'escalier... est en papier

chante Vincent. C'est bien l'impression que j'ai. Tout me le confirme: le désordre qui règne dans les pièces; l'habillement hétéroclite de mes enfants (Daniel en est à cette période adolescente où les cheveux sur les épaules, couvert de bagues et de chaînes, il ressemble à un jeune chef barbare), l'irrégularité de nos ressources, la fâcheuse habitude que nous avons d'engager des femmes de ménage sur leur aspect: «Une tête intéressante... Elle a du caractère», dit Jacques la tête renversée en arrière, les yeux mi-clos, devant la nouvelle candidate. Pour ma part, la sympathie joue un grand rôle dans mon choix ce qui me pousse à engager pour laver la vaisselle une aspirante flûtiste, pour faire les poussières une fille-mère ayant des jumeaux, pour cuisiner une sympathique ivrognesse qui avait longtemps travaillé dans des cantines militaires. Cette méthode, basée sur l'esthétique a rarement donné de bons résultats, sur le plan ménager tout au moins. L'ancien mannequin sortit chaussée de mes souliers, l'ivrognesse porta ma dernière fille (Pauline) la tête en bas et tenta de l'introduire ainsi dans sa chaise de bébé, la flûtiste fit éclater plusieurs chauffe-eau.

Mon sentiment d'insécurité est aggravé par ces boutons manquants, chaussettes et culottes sans élastiques, ampoules électriques brûlées que nul ne remplace, poignées de porte dévissées. La maison est en carton... Je me suis demandé bien souvent: est-ce ma faute? Et, est-ce normal? L'escalier est en papier... C'est toute la maison qui me semble en papier, avec ces dessins d'enfants partout, les toiles que Jacques entasse sous l'escalier, ces livres ouverts, ces poèmes inachevés, ces collages: c'est tout cela qui forme la substance colorée, légère et vacillante de notre maison.

Tout s'y brise, s'y empoussière, y disparaît. Il n'y a pas d'ordre, pas d'heure, pas de menus. Nos enfants font des croquis, des poèmes, des collages, du théâtre, dansent, chantent, rient, pleurent, avec la plus grande facilité, mais ne se lavent pas les dents, oublient leur cartable pour aller à l'école, rapportent de mauvais livrets avec un sourire désarmant, et sont généralement prêts à tout, sauf à ce qui est considéré comme l'existence normale des écoliers de leur âge.

Des amis entrent et sortent, dînent ou déjeunent. Des animaux même s'installent, apparemment de leur propre initiative. Un chat perdu, un chien reçu. Un poisson rouge gagné à une loterie et qui atteint aujourd'hui l'âge canonique de quatre années. Un pigeon à l'aile cassée se réfugia un jour dans l'escalier, et à notre arrivée se mit à gravir péniblement les marches, pour s'arrêter devant notre porte. Le doute n'était pas permis. Il venait chez nous. Vincent l'hébergea trois mois dans sa chambre. Vite apprivoisé, le pigeon se posait sur son oreiller, à côté de sa tête, pour la nuit. Spectacle touchant, pour qui ne voyait pas l'état de la chambrette. Je ne parle pas des animaux accessoires, tortues d'eau offertes par notre ami Bobby, hamsters épisodiques, petits chiots «confiés» à Dolores par des voisins qui, eux, vont en vacances, merle siffleur (ô combien!) que le chien dévora, lapin que Dolores gagna à une loterie. Chien, chat, pigeon, lapin, tout ce qu'il faut pour faire une comptine. Maison de papier, maison aux portes sans cesse battantes, c'est en vain que j'essaie de refermer ces portes, par lesquelles tout se perd, tout fuit, tout entre. Mais faut-il fermer, ranger?



 

Bonnes intentions

Et pourtant, nous nous sommes mariés, Jacques et moi, avec de si bonnes intentions! Tout rentrait dans l'ordre. Nous cesserions d'être des enfants, nous deviendrions le couple modèle, adulte, dont nos enfants (certains déjà de ce monde) avaient besoin. Nous ne parlions plus qu'étagères, paniers à linge, budgets futurs. Nous sortions pour aller au Bazar de l'Hôtel de Ville acheter des robinets chromés moins chers que chez le marchand de couleurs (on y gagnait 0,95 f par robinet) et nous nous retrouvions dans un restaurant chinois dépensant dix fois le prix des robinets. Pourquoi ce couple idéal ne s'est-il jamais matérialisé? Pourquoi les budgets si bien établis n'ont-ils jamais été appliqués, les grands principes (Jacques: «Jamais d'animaux». Moi: «Faire chaque jour une chambre à fond».) ont-ils été violés aussitôt? Les animaux sont venus, les chambres se sont encombrées d'objets (encore un grand principe: pas de BIBELOTS!), ce qui en rend le nettoyage très difficile... Tout a crû autour de nous comme les végétaux dans la jungle. Nous avons vécu dix ans sur l'illusion qu'il «suffirait de déménager». Et puis nous avons déménagé...

Le processus fut simple, en somme. Les robinets ne furent jamais posés. Les poignées de porte s'en allèrent les unes après les autres. Les fenêtres cessèrent de joindre, dociles cependant au propriétaire précédent. Le lavabo se boucha avec obstination, malgré les interventions hebdomadaires d'un plombier entre deux âges et entre deux vins, qui me faisait des propositions galantes. La baignoire fut plus accommodante, elle fournissait l'eau chaude en abondance, elle nous recevait des heures entières dans son sein, mais elle refusait de se vider. «Il faudrait faire changer le bouchon», me disait Jacques chaque fois qu'il se trouvait dans la baignoire, lisant le Monde6. «Certainement, mon chéri...» Mais le plombier: «Voyons, ma petite, est-ce qu'on se dérange pour un bouchon? Vous pouvez vous débrouiller comme ça. Vous n'avez qu'à le tenir, pendant qu'elle se vide.»

Nous le tenons. Dolores ou moi, ployées en deux, le bras immergé jusqu'à l'épaule dans une eau devenue glacée, et qui se vide lentement. Mais plus souvent nous ne le tenons pas, et la baignoire reste pleine quelques heures, ce qui donne l'occasion aux enfants d'y lancer une flottille de pêche (hurlements quand on se décide à la vider) et à Juanito de se livrer à des expériences scientifiques: immersion d'un chat, d'un saladier, d'un volume de Balzac.

Cependant nous sommes assez bien avec la baignoire, vieille dame un peu capricieuse mais bienveillante à sa façon. Je ne pourrais en dire autant des deux chaises qui se dérobent sous vous, du garde-manger, qui continue à pincer les doigts malgré toutes les caresses et tous les bricolages, du frigidaire qui produit au cours de la nuit des quantités d'eau inexplicables, noyant les aliments à lui confiés. Le buffet perdit ses clefs à plusieurs reprises, et que faire à 1 heure 15 quand les enfants s'indignent - je vais être en retard à l'école - et que l'on n'a pas accès à la vaisselle? «Des sandwiches», dit Cathie, ange du foyer.

Les enfants trouvent cette solution parfaite, comme tout ce qui est inattendu, et pendant qu'on les bourre de pain et de fromage, Taxi, le chat, fera ses délices du bifteck de cheval. Déçu sans doute dans sa vendetta (il a reçu tant de coups de pied!) le buffet rejette dédaigneusement la clef, qu'il gardait au sein d'une serviette de table.

Je ne parle pas des ampoules électriques! Notre consommation en est telle qu'on imagine des torrents de lumière, des bals sous Louis-Philippe, les Galeries Lafayette à Noël, Orly, le Ritz, l'Elysée. Mais ce qui nous préoccupe surtout ce sont les rideaux. Pourquoi dans les maisons où nous sommes, n'y a-t-il jamais de rideaux?

 

Rideaux

Et pourtant, je les imaginais bien, à carreaux rouge et blanc, Jacques les voyait plutôt à rayures, blancs et verts, ce qui donnait lieu à des discussions auxquelles participaient les enfants, qui souhaitaient plutôt des fleurettes; tout cela était parfaitement gentil, dans l'esprit de ces films américains où on voit des familles si parfaites entourées de mixers. Mais les rideaux ne venaient pas. A Paris, au cours des années, il apparaissait de plus en plus évident que les rideaux ne viendraient pas. Les voisins avaient pris l'habitude de voir nos enfants enfiler leurs culottes et pour nous, quand une crise de pudeur nous prenait, nous avions l'entrée, qui n'avait pas de fenêtre. Mais à la campagne, avec l'encouragement des prés verts, des pommiers en fleur ou en fruit, l'espoir était revenu. La maison appelait des rideaux, c'était une évidence. Jacques disait de temps en temps: «C'est tout de même curieux qu'il n'y ait pas de rideaux ici.» J'approuvais. Nous partions pour la messe ou pour le marché. Nous partions, nous revenions, la voiture pleine de choux, de caramels et de cigarettes: pas de rideaux. Leur absence me frappait à chaque fois davantage. Et un jour l'évidence me frappa au cœur: nous n'aurions jamais de rideaux.

Il y a des gens dont les rideaux ne veulent pas. Il y a des gens dont la vaisselle est toujours dépareillée. Il y a des gens dont les cheminées fument et que les buffets détestent.

Je pleurai. Je priai. J'écrivis un poème. Nous n'avons toujours pas de rideaux.

Objets

Mais il y a des objets qui nous aiment. Les cerfs-volants par exemple. Les tirelires mexicaines, suspendues au-dessus du piano. Les instruments de musique (pour mon aîné, banjo, guitare, saxophone, clarinette, tambour congolais). Pour ma fille Alberte, le piano, pour moi la guitare, mon mari possède un violoncelle dont il use peu, mais dont la présence lui apporte des satisfactions secrêtes. Nous eûmes en la personne de Catherine, qui passa chez nous son adolescence, de quatorze à dix-huit ans, une flûtiste persévérante. Dolores règne par le flamenco. Daniel régente des orchestres de jazz éphémères mais bruyants. Enfin nous avons eu un merle des Indes, qui était censé imiter la voix humaine, mais qui, ayant commencé par aboyer comme le chien, se tourna ensuite vers la musique, considéra la radio et la télé comme ses rivaux sous notre toit, et en arriva à produire des sons suraigus et surpuissants comme Yma Sumac, l'héritière des Aztèques, le rossignol américain. Se plaisent encore chez nous: les poupées, les kaléidoscopes, les bocaux vides (sans couvercles), les bouteilles de formes étranges (dont l'assemblée espère qu'elles se transformeront un jour en lampes), les chaussures (dont aucune paire, même usée, ne se décide jamais à nous quitter - Daniel, qui est entreprenant, les fixa pour un temps, mais en quantité, au mur de sa chambre, par des clous: ainsi du moins sait-on où elles sont). La ficelle, les tubes de Scotch, les châles (comment voulez-vous sortir de chez vous drapée dans un châle de trois mètres? Les chats l'aiment bien), les livres, les cadres sans toiles, les toiles sans cadre, les shakers à cocktail rouilles, les médicaments que personne ne prend. Les clous tordus. Les classeurs, où rien n'est classé. Les stylos et les brosses à dents nous sont fidèles. Les clefs croissent et multiplient car il y en a une quantité, grandes ou petites, qui n'ont jamais appartenu à aucune serrure. Certaines ne sont pas plus grandes qu'un ongle. Avons-nous été Lilliputiens dans une existence antérieure? J'en contemple une en rêvant.

«Ne t'en fais pas, dit Pauline qui me surprend dans ma contemplation, elle grandira comme les autres. Elle est seulement un peu en retard.»

 

La politique

Mme Josette. - Vos étudiants, quelle horreur!

Moi. - Vous êtes contre les étudiants, madame Josette?

Mme Josette. - Mais bien sûr. Ils parlent, ils font du bruit, au lieu d'agir, de prendre la place de tous ces monstres et de changer un peu tout ce qui ne va pas. Voyez les promesses qu'on fait, l'augmentation, l'augmentation... Après, ce sera l'inflation, et si on ne peut rien acheter, qu'est-ce que ça apporte, d'être augmenté? Moi, je réfléchis. C'est le pouvoir d'achat qu'il faut augmenter. Et on ne peut pas augmenter le pouvoir d'achat de la façon dont c'est organisé maintenant. Ce sont les intermédiaires qu'il faut supprimer, c'est toute l'organisation qu'il faut refaire.

Moi. - Par la force?

Mme Josette. - Pourquoi pas? Ils feraient mieux de prendre le pouvoir, vos étudiants.

Moi. - Vous êtes plus révolutionnaire que vous ne pensez, madame Josette.

Mme Josette. - Moi? Je suis de droite, comme toute ma famille. Mais je réfléchis.

Et c'est vrai. La solitude et la réflexion ont fait de Mme Josette un être à part, entièrement original.

«Les ouvriers, dit-elle, réclament encore des vacances! Des vacances! Est-ce qu'on a besoin de vacances quand on a un travail qui plaît et qu'on a du temps pour réfléchir? Seulement ils n'ont ni l'un ni l'autre, alors ils ne savent plus quoi demander. Vous voyez bien qu'il faut tout changer».

Parfois Mme Josette m'effraie un peu.

 

La gerbe

Jacques et Daniel ont coutume d'exprimer avec beaucoup de fermeté leurs opinions politiques. Jacques met au service d'arguments, en somme, assez posés, une violence toute catalane; Daniel exprime les points de vue les plus extrêmes avec une froideur nordique. L'interlocuteur finit par quitter la partie, ou par passer une bien mauvaise soirée. En vain j'essaie de les apaiser.

- Si on ne parle pas de choses intéressantes, pourquoi se réunir?

Evidemment.

J'invite dernièrement à nos dîners du dimanche une amie perdue de vue depuis quelque temps, jeune femme agréable et jolie, mais qui se déclare «complètement démobilisée» politiquement.

Les yeux de Jacques s'enflamment, le visage de Daniel se fige. L'assaut va commencer. En vain, j'essaie de lancer quelque autre sujet de conversation. Il est déjà trop tard.

Ils démarrent harmonieusement, puis, au bout de dix minutes, s'affrontent. L'affrontement devient violent. L'index de Jacques se tend, vengeur, la main de Daniel se pose, protectrice, sur la visiteuse. Elle ne peut cependant placer un mot, ni manger l'assiette de couscous que j'ai placée devant elle et qui refroidit.

- Reprends un peu de mouton, quelques légumes? Mais elle a l'appétit coupé.

Tout est perdu. C'est un dîner d'apocalypse, d'apocalypse! L'amie est partie vers 10 heures, restée courtoise, mais pâle, avec la migraine.

- Comme c'est vivant chez toi! a-t-elle dit poliment.

Le lendemain, dans la salle de bains, Jacques et Daniel sont saisis de remords.

- On lui a gâché sa soirée...

- Elle était pourtant si sympathique...

- C'est une jolie fille, pas bête...

- Elle n'osera pas revenir... Que faire?

- Si on lui téléphone pour s'excuser, elle croira qu'on se moque d'elle...

Jacques est illuminé d'une idée:

- On va lui envoyer une gerbe de fleurs.

- Ce n'est pas bête, dit Daniel. Mais je croyais qu'on était si fauchés en ce moment?

Ça ne fait rien. On mettra un mot gentil. Une gerbe!

L'acte expiatoire est accompli dans la journée. Le soir même, nous nous rendons en groupe, Jacques, Daniel et moi, dans un cocktail mondain donné en l'honneur de ma mère. Daniel y rencontre une jeune amie, fiancée depuis peu. Ils s'isolent dans un coin. Après avoir rempli mes devoirs de politesse, je m'aperçois que Jacques est allé se joindre aux jeunes gens. Je m'approche et au moment même:

- Je vous admire d'avoir des convictions, entends-je. Pour ma part, je n'en ai aucune, mais vraiment aucune...

Je me précipite:

- Attention! Rappelez-vous!

Ils me font un signe de tête rassurant. Maman m'emmène pour me présenter à de nouveaux arrivants. Je m'éloigne l'angoisse au cœur. Vingt minutes après, je les retrouve, Jacques fort animé, Daniel trop calme, la jeune fille trop rosé.

- Je vous quitte, dit-elle avec un soulagement évident. Je vais parler aux autres invités.

Je jette sur mon fils et mon mari un regard soupçonneux. Le leur me fuit.

- Qu'est-ce que vous avez encore raconté à cette pauvre jeune fille?

- Oh! rien... moins que rien... petite discussion...

- Allons! Soyez francs! C'est la gerbe?

- Je crois que c'est la gerbe, dit Daniel.

Cela finira par nous coûter cher.

Devoir 4

 

Tante

Tante s'était mariée en 1914. Six mois après, son mari, très aimé, était porté disparu1. «Dieu l'a voulu, dit-elle. Je ne peux pas dire que je lui en sois reconnaissante».

Restée veuve, sans même avoir l'idée de se remarier dans son trois-pièces obscur et malpropre, au rez-de-chaussée, elle abrita, nourrit, entretint successivement, et tyrannisa, divers membres de la famille en difficulté. Elle instaurait avec eux des rapports durs, ironiques et sans pitié. Sur la tombe des cousins qui l'avaient élevée «par charité» elle ne manqua jamais, tant qu'elle fut valide, de porter des fleurs chaque année. «Je le leur dois, mais je ne peux pas dire que je les regrette.» Personne n'était moins délicat qu'elle. Elle blessait dix fois par jour celles qui l'entouraient, un petit monde de concierges au grand cœur, dames patronnesses, femmes de ménage brutalisées qui s'en vengeaient en propos venimeux et vulgaires, et revenaient, pourtant. Une femme de ménage :

- Avec ce que vous souffrez et ce que vous faites souffrir aux autres, il vaudrait mieux que vous soyez morte!

Tante:

- C'est ça! Pour ramasser mes économies et emporter mes provisions, hein?

Mais la concierge vulgaire, la femme de ménage hargneuse, les «visiteuses» qui se bouchaient le nez devant la puanteur du taudis, la pocharde qu'elle hébergea un temps et qui lui volait ses billets de mille (ce qu'elle feignait de ne pas savoir et savait fort bien), elles ne l'abandonnèrent pas.

Cette pocharde, Mme Hélène, était une ancienne chanteuse de music-hall. Quand Tante l'avait recueillie, elle logeait dans un escalier avec son chat. Elle s'enivrait au point de6 marcher parfois dans l'appartement de ma tante à quatre pattes7, de s'effondrer dans le couloir de la cuisine et de s'y endormir, gaz ou électricité allumés. Nous craignions l'incendie, l'asphyxie, nous tentions de persuader Tante d'expulser cette compagne encombrante. Elle refusait avec une sorte de terreur. «Cela porte malheur de chasser un pauvre! Non, Jacques, ne le fais pas!» Il hésita longtemps et il offrit huit jours d'hôtel à Mme Hélène, qui retourna ensuite à son escalier. Le jour de l'enterrement, complètement ivre, mais en pleurs, Mme Hélène, le chapeau de travers, figurait à l'église.

 

La pauvreté

Marie-Louise, dernière femme de ménage logée de Tante, le matin de sa mort, fait son baluchon, quand nous arrivons, vers 10 heures du matin, pour prendre les dispositions nécessaires.

- Je m'en vais tout de suite? demande-t-elle, sa petite valise à ses pieds.

- Mais savez-vous où aller, Marie-Louise?

- Ah! ça non.

- Avez-vous un peu d'argent?

- Ah! ça non.

Elle s'apprête donc à partir, à se trouver, d'une heure à l'autre, dans la rue, cette femme de soixante ans, et qui a été bonne pour notre tante. Sans argent, sans logis, d'une heure à l'autre, cela lui paraît naturel. Elle a perdu son mari, elle n'a pas eu d'enfant.

- Je trouverai peut-être des bureaux, mais avec la grève...

Nous protestons. Rien ne la presse: le terme est payé, le temps de faire le tri des papiers, de déménager les quelques meubles, elle peut très bien rester encore une semaine ou deux. Elle est toute surprise. Oh! ce n'est pas de nous qu'elle doutait, de notre bonté, explique-t-elle (la bonté qui consiste à ne pas jeter dehors, en une heure, une vieille femme qui vous a rendu service!) c'est seulement que c'est l'habitude... n'est-ce pas, et puisque je ne sers plus à rien ici...

Impossible d'ébranler cette conviction qu'il est naturel et normal d'être rejeté, comme un outil brisé, du moment qu'on ne «sert plus à rien». Impossible de lui faire comprendre qu'en l'autorisant à rester là quelques jours, nous ne faisons que lui accorder son droit d'être humain. En insistant, nous lui serions presque désagréables.

C'est là que les paroles deviennent impossibles, que commence la vraie pauvreté. Marie-Louise a si bien renoncé à l'idée qu'elle puisse avoir des droits! Lui révéler qu'elle en a, qu'elle devrait en avoir, serait cruel. Admirable? Horrible? «C'est terrible, la vie», soupirait Cézanne. Ces remerciements, l'approbation de la concierge: «c'est tellement gentil de votre part», me paraissent plus terribles que beaucoup d'injustices spectaculaires1. La misère doit être vaincue. La fausse pauvreté, la psychose de pauvreté créée par la société de consommation (on est pauvre quand on n'a pas de logement décent, de salaire suffisant, on peut encore légitimement se sentir pauvre sans voiture et sans frigidaire, mais la société de consommation arrive à vous faire sentir la pauvreté devant l'absence d'un écran panoramique ou en couleurs, d'un barbecue! électrique, d'une piscine ou d'une baignoire Louis XVI, il n'y pas de plafond) doit être supprimée.

*

- En somme, Jésus-Christ, il n'a travaillé que deux ou trois ans, dit Alberte.

- Avant, il travaillait comme menuisier, dit Pauline.

Alberte. - On l'a tué presque tout de suite, il n'a pas eu le temps de faire grand-chose.

Pauline. - II se promenait et disait des belles choses aux gens.

Alberte. - II aurait pu organiser des maisons où on donne de la soupe comme saint Vincent de Paul.

Vincent. - L'homme ne vit pas seulement de pain.

Moi. - Même si on fait beaucoup de cantines et d'hôpitaux, on ne peut jamais nourrir ou soigner tout le monde.

Alberte. - Alors ce n'est pas la peine?

Moi. - Je ne veux pas dire que ce n'est pas la peine, je veux dire que c'est relatif. Je veux dire qu'on ne peut pas tout arranger définitivement. Que ce qu'on fait reste proportionné à ce que peut l'homme.

Alberte. - Ils n'ont qu'à se mettre ensemble.

Pauline. - Qui?

Alberte. - Tous ceux qui veulent faire des cantines. Est-ce qu'il n'y a pas autant de gens qui veulent faire des cantines que de gens qui ont faim?

Moi. - Peut-être pas. Peut-être aussi qu'ils ne sont pas au même endroit, ou qu'ils ne savent pas comment s'y prendre1, ou qu'ils ne sont pas d'accord sur la façon de s'y prendre.

Vincent. - Voilà. Les gens ne sont jamais d'accord.

Alberte. - II faudrait les forcer.

Moi. - Mais si on donnait le droit de les forcer à bien faire, on se donnerait le droit de les forcer à mal faire.

Alberte. - Oui, mais si on ne les force pas on n'arrivera jamais à rien. . Vincent. - Toi, tu es un dictateur.

Pauline. - Ça, c'est vrai. Elle veut toujours que je joue au jeu qu'elle veut.

Alberte. - Tu serais bien embêtée2 de jouer toute seule.

Pauline. - Toi aussi!

Alberte. - Je suis plus vieille que toi!

Pauline. - Moi aussi j'aurai dix ans!

Alberte. - Mais j'aurai toujours deux ans de plus que toi.

Pauline éclate en sanglots. «C'est pas juste» et ses sanglots se transforment tout à coup en fou rire3:

- Alors, tu seras morte avant moi et je te rattraperai!

Alberte reste bouche bée4.

Vincent. - Au fond5, ce qui est relatif, c'est qu'on se fatigue pour, disons, soigner des gens qui mourront de toute façon.

Moi. - C'est ça.

Pauline. - II faut tout de même les soigner, ça ne serait pas gentil.

Moi. - Bien sûr! Il faut que les gens soient soignés, nourris, bien logés, tout ça pour qu'ils puissent penser à autre chose qu'à la nourriture, au logement, etc.

Alberte. - Oh! toi, tu crois que la vie c'est fait pour réfléchir.

Moi. - Peut-être bien. Et toi?

Pauline. - Pour rigoler!

Moi. - Mais rigoler, c'est la joie, c'est louer la création, c'est dire à Dieu que la vie ce n'est pas si mal... Seulement il ne faut pas oublier que tout le monde ne rigole pas en même temps.

Vincent. - Rigoler, c'est aussi relatif.

Moi. - C'est ça.

Aïberte. - Et être chrétien, ça n'est pas relatif?

Moi. - C'est relatif, dans ce que nous essayons de faire. Ce n'est pas relatif dans l'ensemble de... enfin, par rapport' à Dieu (je m'embrouille un peu).

Aïberte. - Je ne crois pas que les gens qui nous voient aient envie de devenir chrétiens comme nous. Pauline. - Pourquoi? Aïberte. - On est trop désordre2.

Moi. - Mais être chrétien ce n'est pas forcément avoir de l'ordre.

Pauline (avec une conviction totale). - Ah! non alors!

Moi (affolée). - Remarque que ça n'empêche pas non plus! Saint Augustin dit: «Aime et fais ce que tu voudras.»

Aïberte. - C'est bien commode.

Moi. - Ce n'est pas si commode d'aimer tout le monde.

Aïberte (apaisée). - Alors je suis une bonne chrétienne, j'aime tout le monde, même Paulette, la fille, tu sais, qui joue mieux que moi du piano, et Mme R. (son professeur) la préfère.

Vincent. - Maman aussi est une bonne chrétienne. Elle nous aime, et nous faisons ce que nous voulons.


Date: 2016-01-14; view: 903


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