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Le marchand de plumeaux

Il s'appelait Roger et avait une cinquantaine d'années, une bonne tête ronde, des yeux très bleus. Il apparut un soir, vers cinq heures, pour essayer de me vendre des plumeaux, ustensile dont nous usons peu. Comme je manifestais une faible résistance. «Mais je suis orphelin! s'écria-t-il avec lyrisme. - Qui ne l'est pas, à votre âge? (j'étais dans un jour de dureté de cœur.) - Oui, mais moi, je suis sensible» J'achetai un plumeau. Fatal entraînement. Toute cette année-là ma maison fut pleine de plumeaux aux couleurs vives. Tantôt achat («il ne m'en reste que trois»), tantôt cadeaux («ne me refusez pas vous me feriez de la peine!») Tantôt dépôt («je vous laisse ma marchandise, je reviendrai tantôt». Ce tantôt durait parfois trois ou quatre jours, parfois dix minutes). Les plumeaux servaient de jouets aux enfants, décoraient l'entrée, en bouquets multicolores, encombraient les placards déjà bourrés. «N'oubliez pns de les vaporiser de temps en temps à l'antimites», me disait Roger. Je vaporisais, résignée. «Vous êtes une mère pour moi», me disait mon protégé. J'avais vingt-cinq ans à l'époque et trouvais cette maternité, aussi inattendue qu'encombrante. Bientôt les apparitions de Roger se multiplièrent, devinrent une obsession. L'entrée, qui jouxtait notre chambre, lui était apparue comme un endroit commode, propre et chaud, et il prit l'habitude de venir s'y allonger sans façon pour dormir quelques heures lorsqu'il se trouvait sans abri.

«Vous avez là une belle petite pièce», me disait-il. Ou: «II fait bien chaud, chez vous». Je crus un instant m'en tirer en lui disant que je n'avais ni couverture ni matelas à lui prêter. «Oh! cela ne fait rien. - Pas même d'oreiller. - Mais je n'en veux pas, dit-il, je prendrais l'habitude.» Il n'y avait rien à ajouter. Il se coucha là, par terre, son litre de rouge à côté de lui. «Comme cela, s'il vient des voleurs, ils devront me passer sur le corps, dit-il radieux.

- Il n'y a pas grand-chose à voler ici, dit Jacques.

- Oh! on trouve toujours».

C'était très gênant de passer devant lui, en pyjama quand on avait besoin la nuit d'aller à la salle de bains.

Ses apparitions étaient irrégulières. Tantôt il passait trois nuits de suite chez nous, puis disparaissait pendant plusieurs semaines.

Sa présence derrière la mince cloison qui séparait la chambre de l'entrée avait fini par m'angoisser. Je dormais très mal, tandis que lui ronflait sous son manteau, à l'aise comme sous un pont. Je me disais à chacune de ses disparitions que je n'admettrais plus, que je lui ferais comprendre. Ma maison était-elle un asile de nuit? Lequel de mes amis aurait supporté une situation pareille? Pourtant il s'attendait à tout, il encaissait tout. Battu par les agents, battu par les clochards, il arrivait moulu, un œil poché, même pas triste. «Ils m'ont encore tabassé!» disait-il avec même un petit air de triomphe. Il se trouvait astucieux parce qu'il survivait.



Tous ces malheurs, c'était la faute de la «patente». «Ah! si j'avais eu la patente!»

- Mais, Roger, est-ce qu'il n'y a pas moyen de vous l'obtenir, cette patente?

- Pour avoir la patente, il faut un domicile, pour avoir un domicile, il faut de l'argent, et sans patente...

- Mais si je vous avançais...

Il buvait l'argent, dans de petits cafés des Halles. Je le vis un matin que j'allais faire provision de légumes. Il eut des crises de délirium. On lui volait alors son argent, ses plumeaux.

II passait des huit, dix jours à l'hôpital. J'allais lui porter des oranges. Il it propre, rose, frais, comme un bébé, content de lui. C'étaient ses vacances, sa Côte d'Azur.

«Mais, si vous cessiez de boire, Roger? - Qu'est-ce que j'aurais de plus dans la vie pouvez-vous me le dire?» Non, je ne pouvais pas!

«Mais ça doit être désagréable, ces crises? - C'est horrible. Et on finit par y rester, le docteur m'a dit...»

«Et ça ne vous fait pas peur? - Oh! un mauvais moment à passer...» C'était ainsi qu'il envisageait toute sa vie: un mauvais moment à passer. Je pense qu'il a fini par passer; tout d'un coup nous ne l'avons plus vu. Je me suis demandé longtemps s'il m'était sympathique.

 

Franca

 

Suzanne, Maria, Consolacion au doux prénom, Marie-Lou la Flamande, Ghislaine, Franca, Louisette, Marie-Ange, vous fûtes successivement, pendant quinze ans, mes amies. Après vinrent Cathie et Dolores, plus chères encore à mon cœur. Mais lorsque tôt llevée, on part dès l'aube et qu'on revient épuisée lire quelque manuscrit, répondre au téléphone, apaiser l'enfant grippé qui crie, et que le soir on ne demande qu'à s'allonger pour rejoindre au plus vite le petit matin qui vous redonnera des forces, la présence de cette autre femme, à vos côtés doit être, forcément, une présence amie. Aussi nous sommes-nous choisies, elles et moi, en vertu d'une sympathie réciproque, plutôt qu'en fonction d'aptitudes ménagères souvent discutables, de leur côté, et d'un salaire tout à fuit modeste, du mien. Système que l'on critiquera. Mais le moyen de vivre dans trois pièces, et trois pièces qui ferment mal, avec une personne qui ne vous est pas sympathique? Suzanne se fiança plusieurs fois, Consolacion mit mes robes pour sortir, Maria attendit un bébé; Marie-Lou se maria et je dus héberger son mari; Ghislaine eut des crises de nerfs; Louisette me quitta un 15 août; Marie-Ange disparut avec une partie de ma bibliothèque; Franca buvait. Mais toutes ont été bonnes, ont aimé mes enfants, et m'ont beaucoup appris. Toutes ont participé à mon travail, s'y sont intéressées à leur façon. C'est pourquoi je les appelle mes amies avant toutes les autres.

Suzanne est en Afrique avec son mari, Ghislaine et Geneviève sont coiffeuses. Maria a cessé de travailler. Je ne sais plus rien de Marie-Ange. Franca est retournée à l'usine, dont elle venait.

Le chat

 

- Dolores, je voudrais vous parler un moment, dit Jacques, vers 9 heures, comme Dolores s'apprête à se retirer.

Inquiète, troublée, elle le suit dans la salle à manger. Les ingérences de Jacques dans le train de vie quotidien sont rares, mais foudroyantes et imprévisibles.

- Dolores, vous savez combien je vous apprécie, dit Jacques avec gravité. Vous avez beaucoup d'ordre, vous êtes très bonne, nous vous sommes très attachés...

Cette avalanche de compliments aggrave notre trouble. Il se passe quelque chose.

- Mais nous avons tous nos défauts. Chez vous, il faut bien le reconnaître, une certaine brusquerie... un vocabulaire parfois violent...

Dolores rougit. Nous nous interrogeons du regard. Qui est la délatrice? Pauline? Alberte?

- Et quelquefois, voyez-vous, quelqu'un de sensible peut être très affecté par... enfin, vous avez l'habitude de crier un peu fort.

- Les enfants... commence Dolores.

- Il ne s'agit pas des enfants, dit-il avec douceur. Il s'agit du chat.

- Du chat?

Nous restons sidérées.

- Ce chat, voyez-vous, Dolores, est devenu malpropre.

- Ça c'est vrai, s'écrie Dolores.

Hier encore, il a fait pipi sur les souliers de Pauline, cette andouille!

- Eh bien, voyez-vous, Dolores, ce chat est devenu malpropre depuis votre arrivée ici.

Sur le visage de Dolores se peint une stupeur. J'étouffe un peu... rire subit qui me prend.

- Un chat est comme une personne. Il a besoin d'affection. Je sais, moi, que vous avez un cœur d'or, mais Taxi ne le sait pas. Il faut le lui faire comprendre. Vos cris l'effraient, vous l'empêchez de se coucher sur les lits, le résultat est inévitable: ce chat a un complexe. Il manque d'affection. Il veut attirer votre attention, se venger peut-être. Il devient malpropre.

L'idée de la vengeance plaît à Dolores. C'est une notion qui lui est familière.

Les enfants, massés dans la chambre à coucher, écoutent à la porte avec ardeur; je les bouscule en sortant.

- Qu'est-ce qui se passe? Qu'est-ce qu'elle a fait?

- Papa lui passe un savon, dit Pauline.

Alberte est toute pâle.

- Pauvre Dolores!

- Mais non, papa ne la gronde pas, il lui explique quelque chose.

- Quelle chose?

- A propos du chat.

- Moi aussi je vais faire pipi partout, dit Vincent, qui a compris, et comme cela elle ne m'appellera plus andouille, mais Monsieur.

- Tu aimerais ça? dit Pauline.

- Pas tous les jours, dit Vincent.

Dans la salle à manger la discussion se poursuit.

- Et qu'est-ce que c'est, Jacques, un complexe?

Jacques explique. Il est 11 heures; je vais me coucher.

Dolores au chat, couché sur les draps:

- Descends de là, andouille!

Aussitôt:

- Oh! Pardon! Descends, ma petite bête.

Nous nous regardons aussitôt. Réprimons un sourire. Respect au maître de maison.

 

*

Taxi a un petit chat. Un seul. On l'appelle Yo-Yo. Elle est devenue propre. Dolores :

- C'est pourtant vrai qu'elle avait un complexe.

Elle regarde Jacques comme une sorte de magicien.

Catherine

 

Catherine (seize ans) a précédé Dolores chez nous. Elle fait la vaisselle quand il n'en reste plus qui soit propre. La cuisine est donc le théâtre d'échafaudages monstrueux et de cataclysmes subits, écroulements meurtriers comparables à des phénomènes géologiques.

- Catherine, il faut laver cette vaisselle.

- Tout de suite, Françoise.

Je sors. Une heure après, je rentre; des sons mélodieux s'échappent de la cuisine. J'ouvre la porte. Entourée de vaisselle, Catherine est juchée sur un haut tabouret; les joues rouges, gonflées, elle souffle dans sa flûte.

- Ecoutez, Françoise! J'ai retrouvé toute seule la musique de Ma petite est comme l'eau. N'est-ce pas que c'est joli?

- Ravissant, ma Cathie.

Je referme doucement la porte.

- Cela prouve qu'elle est heureuse chez nous, dit Jacques. Et quoi de plus joli que la flûte? Il faudra lui faire prendre des leçons de solfège.

 

Devoir 2

débarquer, emporter, fourchette, cuillère, imperméable, abandonner, volupté, pendre, sacré, vanter, messe, croix, église, chrétien, tant pis, événement, armoire, plumeau, ustensile, orphelin, encombrer, obsession, prêter, couverture, matelas, oreiller, voler, passer sur le corps, asile de nuit, encaisser, clochard, tabasser, réciproque, héberger, boire, coiffeur, en vertu de, train de vie, se venger, à propos de, empêcher à qn de à qch, malpropre, andouille, faire pipi, passer un savon à qn

Consolacion

Consolacion nous quitte. Quelle phrase triste: «Consolacion nous quitte!» Elle a vingt-trois ans, elle est bien jolie. Elle vient prendre ses bagages. Une de ses amies l'accompagne. Elle est chaussée de ballerines vertes qu'il me semble bien reconnaître. Consolation suit mon regard, rougit un peu sous sa peau brune, et se jette à mon cou, sans un mot. Adieu, Consolacion. Elle était infiniment gracieuse, avec une façon de passer l'aspirateur qui n'était qu'à elle.

Une gazelle. Les yeux verts; un mauvais goût qui lui allait bien. Quatre ans plus tard, je la retrouve chez mon coiffeur.

- Ça va, Consolacion?

- Oh! très bien!

Elle est couverte de bijoux affreux, de fourrures; belle comme un animal prisonnier. Nous sortons ensemble.

- De quel côté allez-vous?

- Oh! j'ai ma...

Une grosse voiture s'arrête devant elle, avec chauffeur. Elle rougit un peu, se jette à mon cou sans un mot, disparaît. Chère Consolacion.

Le désordre

D'année en année je suis devenue plus désordonnée. Je suis en retard de trois ans pour mes impôts, de trois mois pour ma correspondance. Je pense de moins en moins à mes vieux jours et aux économies, alors qu'à vingt ans j'y pensais. J'invite des amis au restaurant à la fin du mois, je joue de la guitare tandis que le linge s'accumule, je fais avec mes enfants des «soirées poétiques» au cours desquelles, entourés de bougies, nous lisons tout, de Hugo à Cendrars, en croquant des biscuits, au lieu de leur faire répéter leur latin. J'oublie cocktails et vernissages «utiles» pour aller au cinéma voir un film d'aventures. C'est fou ce que je suis devenue désordonnée!

Me dire en me levant: quoi aujourd'hui? Ecrire, bien sûr. Deux manuscrits à lire. Un peu de lessive, Pauline chez le dentiste. Les courses, comme hier, le dîner à préparer, comme demain; toute la journée remplie, bourrée à craquer comme un sac à provisions plein de choses hétéroclites: tomates, livre de poche, stylo à bille; et au bout de tout ça, l'insatisfaction. Il y a aussi l'obsession du travail. Est-ce que je serai assez bien pour travailler demain? Ou est-ce qu'une migraine, un coup de téléphone, une visite, viendront m'en empêcher? On se réveille bien disposée? Non? Cette dette urgente, cette lettre à écrire, cette démarche à faire reviennent brusquement m'obséder tandis que je me lave les dents. Tant pis. Serrons-les (les dents). Allons-y quand même, avec la migraine, avec l'angoisse, avec ces petits moustiques obsédants qui bourdonnent. Courses, ménage, ou alors, présence d'une Dolores, d'une Franca dont l'incompétence éclate à chaque pas, arrive l'obsession seconde: l'encaustique. Difficile à vaincre. On a l'encaustique dans le sang, en Flandres. Je vois le buffet poussiéreux, cette voiture en plastique écrasée dans un coin, l'os du chien, la cage de l'oiseau tout encrassée: une détresse totale m'envahit. Jamais je n'y arriverai. Quand il y a de l'ordre dans mes papiers, il n'y en a pas dans la maison. Quand il y en a dans la maison, c'est la cuisine qui en souffre: steaks hachés et purée en sachet. Quand je couds un bouton, il y a une lettre non écrite, une leçon non apprise, une vaisselle pas faite.

- Il me faudrait plus de temps, plus de temps...

- Oh! oui, dit Pauline. Tu pourrais apprendre la guitare et nous accompagner quand on chante.

Un combat se livre en moi. L'encaustique, ou la bonne humeur? L'encaustique, ou la joie? Il y a le sens du devoir. Mais quel est le premier devoir?

J'ai appris la guitare (tant bien que mal) et sacrifié l'encaustique.

 

Mme Josette

Mme Josette vit dans une tour. Elle habite un septième étage boulevard de Strasbourg et n'en descend jamais. C'est une petite femme sans âge, sans charme vraiment. Elle soigne les cheveux. Elle les fortifie, les fait repousser, au moyen de plantes qui sentent bon. J'y vais de temps à autre, depuis plus de quinze ans. Mme Josette n'a pas changé.

Le décor où elle vit est lui-même sans charme, monastique mais sans mystère. Les trois fauteuils nickelés pour les clients, devant les lave-tête, expriment d'une certaine façon qu'il ne s'agit pas ici d'un frivole salon de coiffure, mais d'un lieu hygiénique, médical. «Le cheveu, dit Mme Josette, a pris beaucoup d'importance dans le monde moderne. Un P.D.G. ne peut plus se permettre d'être chauve». Je me demande où elle a lu cela. Il y a aussi dans la pièce l'armoire aux plantes, des rideaux en plastique partout, des plantes vertes et un tableau qui représente le mont Ventoux. Dans sa chambre, où je suis entrée deux fois pour téléphoner, il y a seulement un petit lit étroit, une table d'acajou, une étagère de style breton sur laquelle trônent quelques souvenirs et des livres. Dans la cuisine il y a un buffet, une petite table, un tabouret, et le réchaud sur lequel mijotent des herbes. Je ne suis jamais entrée dans la salle de bains.

Une petite fille de l'immeuble fait les courses de Mme Josette. Elle ne sort qu'une fois par mois...

Mme Josette a connu une histoire d'amour. La voici. A dix-neuf ans, quand elle ambitionnait de faire de la médecine, elle a connu un étudiant de son âge, Georges. Elle l'a aimé sans espoir. Elle n'a jamais été belle, dit-elle, et, du reste, elle sentait qu'il n'était pas dans sa nature de rien posséder. Georges répétait ses cours et travaillait ses examens avec Josette; il réussit, elle échoua. Cela aussi, c'était «dans sa nature». Il se lia avec une autre jeune fille, prénommée Monique. «C'était un plaisir de les voir ensemble».

Elle se donna ce plaisir, les accompagnait au cinéma, leur faisait cuisine au retour. «J'avais une famille, j'étais heureuse». George épousa Monique, Josette fut témoin. Un enfant naquit: Josette fi marraine. Vint la guerre. Georges était juif et fut déporté. Josette recueillit dans son appartement minuscule Monique et le bébé. «On est bien malheureux quand on a quelque chose à perdre, dit-elle, moi, je n'ai jamais rien eu». Elle nourrissait Monique et l'enfant, envoyait des colis à Georges et, dans un salon de beauté, shampooinait à tour de bras. Monique dit à une amie commune: «Josette est bonne, mais elle est froide». «C'est vrai, dit Mme Josette, je n'ai pas sa sensibilité. Mais je le regrette». Georges revint, Georges mourut. «C'est effrayant ce que Monique a pu souffrir. Pourtant je suis sûre que Georges ne nous a pas abandonnées. Voyez l'enfant, comme elle lui ressemble!» Mme Josette n'a pas la télévision. Elle lit les journaux, avec application, de la première ligne à la dernière. Lui dis-je que je me rends à Bordeaux pour une conférence, elle commence doucement, en me savonnant la tête: «Bordeaux est une jolie ville, un peu froide, de tant d'habitants. Beaucoup de maisons ne dépassent pas deux étages et comportent un jardin caché. La Bordelaise est coquette. Historiquement...». Je l'interromps:

- Etes-vous allée à Bordeaux, madame Josette?

- Il n'est pas nécessaire d'être allé quelque part pour le connaître, dit-elle.

Mme Josette connaît l'adresse d'une foule de médecins, d'acupuncteurs, de voyantes; elle vous dira où il faut envoyer vos enfants en vacances, acheter un abat-jour, prendre des cours de guitare ou de secourisme. Avec la mémoire, la lecture, et la solitude, on trouve une solution à tout.

- J'aime mon travail, dit-elle. Les mains vont, on a le temps de penser.

Et:

- Non, je n'achèterai pas la télévision, cela m'empêcherait de penser.

A quoi, Mme Josette, à quoi? J'ai toujours envie de lui demander, mais le sentiment qu'elle trouverait cela très déplacé m'arrête.

 

Tante

Elle était tellement la même: tyrannique, généreuse, médisante, intraitable que pendant longtemps on l'a crue immortelle. Elle avait quatre-vingt-treize ans.

Son trait dominant était sans doute la fierté. Plus elle avait besoin des autres, plus elle se rendait insupportable.

A Jacques:

- Tu sais bien me soigner, mais on sent que ce n'est pas de bon cœur!

A moi :

- Vous avez bon cœur, ma pauvre enfant, mais comme vous êtes gauche! Vous voulez me soigner, et vous me faites mal!

A sa concierge, assez brave femme fort bavarde qui croyait la distraire en lui faisant la conversation:

- Vous croyez que c'est intéressant, les malheurs des autres?

Lui apportait-on, pour varier un peu ses menus, une friandise, un plat confectionné à la maison:

- C'est justement cela que je n'aime pas!

On finissait par en rire. Et tout à coup:

- Je suis désagréable, hein? C'est que c'est mon caractère, ça, mes enfants. J'ai toujours eu mon franc-parler. Vous finirez par ne plus venir...

Et dans son œil rond de vieil oiseau, une indescriptible nuance de regret peureux, comique, et de soulagement car elle savait bien que nous viendrions quand même, et c'était de ce «quand même» qu'elle avait besoin pour être rassurée, et ces impatiences, cet accueil, c'était son indépendance qui l'exigeait, sa fierté qui l'exigeait, pour n'avoir pas l'air de quémander une faveur, pour ne pas céder à la maladie et à l'impotence: c'étaient ses convenances à elle. Mais quand on en était vraiment désespéré, ce regard piteusement comique nous rappelait qu'après tout, ce n'était que des convenances, et qu'elle nous aimait bien.

 

Dimanche

Je me lève vers 8 heures 30 pour faire le café, décidée à passer ce dimanche dans l'ordre et la discipline. Je fais ma toilette et je m'habille. Je réveille les enfants. Protestations. Je sors le chien. Petit déjeuner en tenues diverses. Daniel joue de la guitare sur un coin du lit, sur lequel je pose le plateau. Le chien bondit pour réveiller Jacques. Les deux chats suivent, majestueux, et s'installent à proximité des croissants. Il n'y a plus de sucre.

Le merle siffle à forte intensité. Le chant de Daniel l'importune. Pauline a enfilé au hasard un slip trop grand (appartient-il à Dani? à Jacques?) qui lui tombe jusqu'aux genoux et veut se rendre à l'église dans cet appareil. Je demande aux enfants de faire leur lit. Refus motivé: ils préfèrent répéter d'abord une pièce que nous préparons pour Noël «parce qu'après on ne le fera plus. Tandis que le lit...» On répète. Jacques refuse de se lever. Il est souffrant. Il gardera Juanito que Dolores nous a confié pour sa «petite java» hebdomadaire, et qui joue sur le tapis. A 10 heures 10 on décide tout à coup de courir à l'église. Impossible de trouver ma botte gauche: Juanito l'a fait disparaître. Vincent a un énorme trou dans sa chaussure, très visible.

- Mets tes baskets.

- Je ne peux pas, Juanito les a jetés dans l'eau du bain...

Elles y sont toujours. Je les retire, les mets à sécher. Vincent part

pour l'église avec sa chaussure trouée, j'ai enfilé en hâte une autre paire de bottes, qui serrent mon pantalon et me donnent l'air de descendre de cheval. Les petites suivent, mal peignées; à l'église, Pauline s'agite sans arrêt.

- J'aime pas l'église! dit-elle.

- Tu n'es pas obligée d'y aller, à ton âge, répond Alberte.

- J'aime pas l'église, mais j'aime Dieu, répond cette hérétique précoce.

Je rentre: onze heures. Maison sens dessus dessous. Aller chercher des provisions. Voir Tante et lui porter à déjeuner, masser Jacques, préparer le déjeuner. Les enfants refusent toujours de faire leur lit.

- Il faut d'abord que nous prenions l'air.

Mais ils ne peuvent prendre l'air au Luxembourg sans un nouveau ballon, Luc, le chien, les mange tous. Je leur donne dix francs.

Provisions: lourde caisse à porter le long du boulevard Saint-Michel. Il faut à Daniel quelques boîtes de conserve «un peu extraordinaires» pour faire un petit festin de pré-Noël avec des camarades. Petite station à la maison pour masser Jacques. Tout autour du lit des caisses, destinées au déménagement proche. Je ne serai pas rentrée des Batignolles avant deux heures, et Jacques a faim. Il ne veut pas attendre mon retour et celui des enfants pour manger. Vite, des œufs et du vin rouge. Moi aussi, je m'assieds sur le lit, je mange et bois un peu. Détente. Midi et demi. Vite aux Batignolles. Long trajet.

J'arrive. Porteuse d'un morceau de poulet enveloppé de carton. Tante m'accueille cordialement.

- Quand j'ai envie de voir Jacques, c'est vous qui venez, dit-elle, et quand je veux vous voir, c'est lui.

- C'est bien malheureux, ma tante.

Une fois son indépendance affirmée, elle se radoucit, et même arrive à rire un peu, en me parlant de sa jeunesse.

- Au revoir, ma tante.

- Déjà?

- Vous savez, nous ne déjeunerons pas avant deux heures et demie...

- Quelle drôle d'idée.

Retour. Tant pis, je prends un taxi. Arrivée à la maison. Jacques somnole. Daniel retranché dans sa chambre minuscule avec un ou deux amis y mène grand bruit, avec le secours d'instruments électriques. Le merle surexcité vocifère. Les lits ne sont pas faits.

Je prépare une fondue parce que les filles aiment ça et que ça va vite. Elles n'aiment presque rien, les filles. Du reste Daniel la veille au soir, en allant boire, a laissé le réfrigérateur ouvert, et les chats ont rongé la viande que je destinais au repas dominical. Je le lui dis.

- Oh! ça ne fait rien, dit-il gentiment. J'ai déjeuné au restaurant.

Donc de nouveau plateau sur notre lit, fondue, longues fourchettes. Les petits sont ravis, c'est déjà ça.

- Et comme ça papa ne se sentira pas seul.

Jacques qui s'est réveillé un chat sur la tête, l'autre sur l'estomac, rit. La bonne humeur est générale.

L'après-midi nous répétons notre petite pièce. Pauline, qui interprète avec talent un crocodile, vient de perdre toutes ses dents de devant. Aussi, chaque fois qu'elle déclare «Regardez mes dents», elle cause un fou rire général.

- Les crocodiles aussi ont des dents de lait, déclare-t-elle.

La discussion est chaude. Les crocodiles gardent-ils leurs dents?

Sept heures. Re-plateau, sur lequel on amasse des saucisses, des œufs durs, un reste d'épinards, qu'on mange dans des tasses, par un brusque souci de ne pas laisser trop de vaisselle à Dolores. On regarde un western à la télévision. Je dois reconnaître qu'il est intéressant. Si intéressant que je m'aperçois trop tard que les enfants se sont déshabillés sans quitter la télé des yeux, et que leurs vêtements sont par terre. Luc tente de se coucher dessus: Jacques explose.

- ... Enfants mal élevés! N'ont même pas fait leur lit! ...Profitent de la fatigue de leurs parents!... etc.

Les chers petits restent calmes, ramassent leurs vêtements et vont les poser dans la salle à manger, en un tas sur le buffet. Le chat va s'y coucher au lieu du chien. C'est tout de même plus propre. Puis ils reviennent pour la prière en commun avec une telle joie que cela fait plaisir.

- Je crois que ces derniers jours ici seront une apothéose, dit Jacques apaisé.

Nous déménageons dans trois jours.

Enfin, dormir! On sera réveillé vers minuit par Daniel qui vient s'assurer que «le réveil est remonté». On cause un peu, l'idée vient de prendre un jus de fruits, je me relève.

Lundi matin, je suis partie très tôt. Mais en traversant les trois pièces pour aller à la salle de bains, l'une après l'autre, de petites voix s'élèvent dans l'ombre.

- C'est toi, maman?

- Viens m'embrasser...

- Où tu vas?

Mon horaire ne change jamais, mais tous les jours on me dit: «Où tu vas?» Un jour, agacée, j'ai dit à Alberte:

- Au bal, à l'Elysée.

Mais elle m'a répondu:

- Amuse-toi bien, et s'est rendormie.

 

Devoir 3

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Date: 2016-01-14; view: 663


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