Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Deuxième partie : Politique 10 page

 

Pour prendre un exemple parmi bien d'autres, au mois de juin 1936, parce que les usines étaient occupées et que les bourgeois tremblaient au seul mot de soviet, il était facile d'établir la carte d'identité fiscale et toutes les mesures propres à réprimer les fraudes et l'évasion des capitaux, bref d'imposer jusqu'à un certain point le civisme en matière financière. Mais ce n'était pas encore indispensable, et l'occupation des usines accaparait l'attention du gouverne­ment comme celle des multitudes ouvrières et bourgeoises. Quand ces mesures sont apparues comme la dernière ressource, le moment de les imposer était passé. Il fallait prévoir. Il fallait profiter du moment où le champ d'action du gouvernement était plus large qu'il ne pouvait jamais l'être par la suite pour faire passer au moins toutes les mesures sur lesquelles avaient trébuché les gouvernements de gauche précédents, et quelques autres encore. C'est là que se reconnaît la différence entre l'homme politique et l'amateur de politique. L'action méthodique, dans tous les domaines, consiste à prendre une mesure non au moment où elle doit être efficace, mais au moment où elle est possible en vue de celui où elle sera efficace. Ceux qui ne savent pas ruser ainsi avec le temps, leurs bonnes intentions sont de la nature de celles qui pavent l'enfer.

 



Parmi tous les phénomènes singuliers de notre époque, il en est un digne d'étonnement et de méditation ; c'est la social-démocratie. Quelles différences n'y a-t-il pas entre les divers pays européens, entre les divers moments critiques de l'histoire récente, entre les diverses situations ! Cependant, pres­que partout, la social-démocratie s'est montrée identique à elle-même, parée des mêmes vertus, rongée des mêmes faiblesses. Toujours les mêmes excel­lentes intentions qui pavent si bien l'enfer, l'enfer des camps de concentration. Léon Blum est un homme d'une intelligence raffinée, d'une grande culture ; il aime Stendhal, il a sans doute lu et relu la Chartreuse de Parme ; il lui manque cependant cette pointe de cynisme indispensable à la clairvoyance. On peut tout trouver dans les rangs de la social-démocratie, sauf des esprits véritable­ment libres. La doctrine est cependant souple, sujette à autant d'interprétations et modifications qu'on voudra ; mais il n'est jamais bon d'avoir derrière soi une doctrine, surtout quand elle enferme le dogme du progrès, la confiance inébranlable dans l'histoire et dans les masses. Marx n'est pas un bon auteur pour former le jugement ; Machiavel vaut infiniment mieux.


 

 



Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

III

Colonies

 



 



Retour à la table des matières

 




 

 



Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 



III. Colonies

 



 



Le Maroc ou de la prescription
en matière de vol

(10 février 1937)

 



Retour à la table des matières

Le début de l'année 1937 nous a apporté une chaude alerte. Le territoire de la patrie était menacé. Toute la presse quotidienne, sans aucune exception, unanime comme en ces quatre années si belles, trop vite écoulées, où le cœur de tous les Français battait à l'unisson, toute la presse s'est dressée fièrement pour la défense de ce sol sacré. Les dissensions civiles se sont effacées devant ce magnifique élan.

 



Oui, le territoire de la patrie était menacé. Quelle portion du territoire, à propos ? L'Alsace-Lorraine ? Oui, précisément. Ou plutôt non, ce n'était pas exactement l'Alsace-Lorraine, mais quelque chose d'équivalent. C'était le Maroc. Oui, le Maroc, cette province si essentiellement française. Chose à peine croyable, l'Allemagne semblait manifester des velléités de mettre la main sur la population marocaine, de l'arracher aux traditions héritées de ses ancêtres, les Gaulois, aux cheveux blonds, aux yeux bleus. Prétention absurde ! Le Maroc a toujours fait partie de la France. Ou sinon toujours, du moins depuis un temps presque immémorial. Oui, exactement depuis décembre 1911. Pour tout esprit impartial, il est évident qu'un territoire qui est à la France depuis 1911 est français de droit pour l'éternité.

 



C'est ce qui apparaît d'ailleurs encore plus clairement si on se reporte à l'histoire du Maroc. Cette histoire doit faire sentir au plus indifférents que le Maroc est pour la France en quelque sorte une seconde Lorraine.

 



*

 



Jusqu'en 1904, l'indépendance du Maroc n'avait jamais été mise en question, du moins dans des textes diplomatiques. Il était seulement convenu par le traité de Madrid (1880) que toute, les puissances y avaient droit, pour leur commerce, au traitement de la nation la plus favorisée.

 



En 1904, la France et l'Angleterre éprouvèrent le besoin de régler leurs comptes, à la suite de l'échec infligé à la France à Fachoda. La France, jusque-là, avait noblement défendu, au nom des droits de l'homme, l'indépendance du peuple égyptien. En 1904, elle autorisa l'Angleterre à fouler aux pieds cette indépendance. En échange, l'Angleterre lui abandonna le Maroc.

 



Un traité fut signé, comportant la mainmise immédiate de l'Angleterre sur l'Égypte, et le partage éventuel du Maroc entre la France et l'Espagne. Comme la France est toujours loyale, ce partage ne fut inscrit que dans les clauses secrètes du traité. Les clauses publiques, elles, garantissaient solennellement l'indépendance du Maroc.

 



L'Allemagne eut-elle vent de quelque chose ? En tout cas ce traité franco-anglais ne lui disait rien de bon. Elle voulait avoir sa part au Maroc. Prétention insoutenable ! Dès ce moment, le Maroc appartenait de droit à la France. Ne l'avait-elle pas payé ? Elle l'avait payé de la liberté des Égyptiens.

 



Guillaume II fit un discours retentissant à Tanger. L'Allemagne réclama une conférence internationale pour résoudre la question marocaine. Delcassé, ministre des Affaires étrangères, tint tête. On était exactement au bord de la guerre quand Delcassé fut écarté. Il était, on peut le dire, moins cinq. Le successeur de Delcassé céda.

 



L'Acte d'Algésiras (1906), signé de toutes les puissances européennes, n'accordait à la France aucun privilège, sauf celui de fournir au Sultan, pour cinq ans, quelques dizaines d'instructeurs pour sa police indigène. Il ne devait y avoir au Maroc aucune force militaire européenne, et les diverses puissances devaient y jouir de droits économiques égaux.

 



Dès lors, la question qui se posait était : comment violer l'Acte d'Algésiras ? En effet, cet Acte était nul de plein droit, puisqu'il n'accordait pas le Maroc à la France. Ce point doit être clair pour toute intelligence moyenne.

 



Seuls des esprits primaires pourraient rapprocher la violation de l'Acte d'Algésiras et la violation du Traité de Versailles. Ces deux cas sont sans aucun rapport. L'Acte d'Algésiras défavorisait la France, il était donc caduc dès son apparition. Le Traité de Versailles devait être éternel pour la raison contraire.

 



Après 1906, on essaya diverses combinaisons avec l'Allemagne, elle aussi désireuse de violer l'Acte d'Algésiras, mais - avidité monstrueuse ! - à condi­tion d'y trouver un profit. On alla jusqu'à lui offrir un port au Maroc avec « Hinterland ». On essaya de partager avec elle le pouvoir économique au Maroc, mais comme en même temps la France tenait à se réserver tout le pouvoir politique, cette solution s'avéra impraticable.

 



Enfin, en 1917, la France sentit qu'il était temps d'agir. Elle envoya purement et simplement des troupes à Fez, capitale du Maroc. Elle allégua qu'il y avait des commencements de troubles qui mettaient en danger la vie des Européens, et promit de retirer les troupes dès que la sécurité serait rétablie. On n'a jamais su s'il y avait eu effectivement danger. En tout cas l'occupation militaire de Fez, accomplie sans consultation formelle des puissances signataires de l'Acte d'Algésiras, déchirait enfin cet Acte ridicule.

 



Une fois installée à Fez, il va de soi que la France ne s'en retira plus. Le souci du prestige, bien plus important - quand il s'agit de la France - que le droit international, le lui interdisait.

 



Au bout de quelques mois, l'Allemagne, voyant que les troupes françaises étaient toujours à Fez, envoya un navire de guerre sur la côte marocaine, à Agadir. Elle s'obstinait à réclamer sa part.

 



Caillaux, qui venait d'arriver au pouvoir, entama les négociations. Elles se terminèrent fin 1911. Dans l'intervalle, la guerre avait été plusieurs fois sur le point d'éclater. Enfin un traité franco-allemand reconnut le protectorat français au Maroc, contre la cession d'une petite partie du Congo français au Cameroun allemand.

 



Le gouvernement allemand s'était laissé jouer. L'Allemagne le sentit. L'explosion d'août 1914 fut sans doute pour une part une suite de l'expédition militaire à Fez. Du moins c'est l'opinion exprimée par Jaurès dans son dernier discours (à Vaise, le 28 juillet 1914).

 



Le plus beau, c'est qu'après la victoire on a repris le morceau du Congo cédé en 1911, et on a pris le Cameroun, et on a gardé le Maroc.

 



*

 



À présent, l'Allemagne prétend mettre en cause les clauses coloniales du Traité de Versailles. Elle peut le faire de deux manières. Elle peut réclamer le Cameroun tel qu'elle l'avait en 1914, ou elle peut considérer le traité de 1911 comme annulé par Versailles, et réclamer les droits sur le Maroc qu'elle avait échangés contre l'agrandissement du Cameroun.

 



La question ne se pose pas, heureusement. Chacun sait que le Traité de Versailles est intangible. Et puis le Maroc est devenu la chair même de la France, du fait des sacrifices accomplis pour lui. Sacrifices non seulement en hommes et en argent, mais d'un ordre bien plus grave. En vue du Maroc, la France s'est comportée en vraie « puissance coloniale » : - elle a vendu les libertés égyptiennes, signé un traité dont les clauses secrètes contredisaient les clauses publiques, violé ouvertement un autre traité. De pareils sacrifices moraux, pour la nation la plus loyale du monde, confèrent des droits sacrés.

 



Aussi, que l'Allemagne le sache bien, le moindre débarquement de troupes allemandes au Maroc nous trouverait tous résolus à tuer et à mourir !

 



Il est vrai qu'aux dernières nouvelles il semble qu'il n'y ait pas eu de troupes allemandes au Maroc. Qu'importe ? La présence d'ingénieurs allemands au Maroc espagnol est incontestable ; l'envoi en Allemagne de minerai de fer marocain aussi. Il est évident que toute mainmise économique de l'Allemagne sur une portion du Maroc serait intolérable. Aucun traité ne l'interdit, mais cette interdiction est sous-entendue.

 



L'Allemagne manque du sens le plus élémentaire des convenances. À preuve cette histoire de concessions économiques dans les colonies portu­gaises. Bien sûr, aucun traité n'interdit au Portugal et à l'Allemagne des arrangements de cet ordre. Mais une interdiction devrait-elle être nécessaire ?

 



Puisque l'Allemagne a besoin qu'on mette les points sur les i, nous le ferons. Nous avions voulu, par politesse, lui épargner certaines vérités désagréables, espérant qu'elle saurait se tenir à sa place.

 



Puisqu'elle ne le sait pas, que notre gouvernement convoque une confé­rence internationale pour compléter le Traité de Versailles par deux additifs : Un additif dans le préambule, comportant la définition suivante :

 



« Toute situation internationale où l'Allemagne est économiquement, militairement et politiquement inférieure à la France constitue un état de paix. Tout ce qui ferait tendre les forces de l'Allemagne à égaler ou à dépasser celles de la France constituerait une provocation à la guerre. »

 



Et une clause nouvelle, dont la légitimité crève les yeux :

 



« Toute expansion économique de l'Allemagne, soit par rapport aux débouchés, soit par rapport aux matières premières, est contraire au droit international. Des dérogations ne seront possibles qu'avec l'autorisation for­melle de la France. »

 



Si le gouvernement de Front populaire, si les partis du Front populaire n'ont pas encore compris que le devoir est là, le Comité de Vigilance saura le leur rappeler.

 



Et autour d'une politique si juste se réalisera, enfin, l'union de la nation française !

 



(Vigilance, n° 48/49, 10 février 1937.)


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 



III. Colonies

 



 



Le sang coule en Tunisie

(mars 1937)

 



Retour à la table des matières

 



« Du sang à la une » dans les journaux ouvriers. Le sang coule en Tunisie. Qui sait ? On va peut-être se souvenir que la France est un petit coin d'un grand Empire, et que dans cet Empire des millions et des millions de travailleurs souffrent ?

 



Il y a huit mois que le Front populaire est au pouvoir, mais ou n'a pas encore eu le temps de penser à eux. Quand des métallos de Billancourt sont en difficulté, Léon Blum reçoit une délégation ; il se dérange pour aller à l'Exposition parler aux gars du bâtiment ; quand il lui semble que les fonctionnaires grognent, il leur adresse un beau discours par radio tout exprès pour eux. Mais les millions de prolétaires des colonies, nous tous, nous les avions oubliés.

 



D'abord ils sont loin. Chacun sait que la souffrance diminue en raison de l'éloignement. Un homme qui peine sous les coups, épuisé par la faim, tremblant devant ses chefs, là-bas en Indochine, cela représente une souf­france et une injustice bien moindres qu'un métallo de la région parisienne qui n'obtient pas ses 15 % d'augmentation, ou un fonctionnaire victime des décrets-lois. Il doit y avoir là une loi de physique qui se rapporte à l'inverse du carré de la distance. La distance a le même effet sur l'indignation et la sympa­thie que sur la pesanteur.

 



D'ailleurs ces gens-là - jaunes, noirs, « bicots » - sont habitués à souffrir. C'est bien connu. Depuis le temps qu'ils crèvent de faim et qu'ils sont soumis à un arbitraire total, ça ne leur fait plus rien. La meilleure preuve, c'est qu'ils ne se plaignent pas. Ils ne disent rien. Ils se taisent. Au fond, ils ont un caractère servile. Ils sont faits pour la servitude. Sans quoi ils résisteraient.

 



Il y en a bien quelques-uns qui résistent, mais ceux-là, ce sont des « meneurs », des « agitateurs », probablement payés par Franco et Hitler ; on ne peut employer vis-à-vis d'eux que des mesures de répression, comme la dissolution de l'Étoile Nord-Africaine.

 



Et puis il n'y a rien de spectaculaire dans le drame de ces gens-là. Du moins jusqu'au dernier incident. Des fusillades, des massacres, voilà qui parle à l'imagination ; cela fait sensation, cela fait du bruit. Mais les larmes versées en silence, les désespoirs muets, les révoltes refoulées, la résignation, l'épuisement, la mort lente - qui donc songerait à se préoccuper de pareilles choses ? Les gosses tués à Madrid par des bombes d'avion, cela cause un frisson d'indignation et de pitié. Mais tous les petits gars de dix ou douze ans, affamés et surmenés, qui ont péri d'épuisement dans les mines indochinoises, nous n'y avons jamais pensé. Ils sont morts sans que leur sang coule. Des morts pareilles, cela ne compte pas. Ce ne sont pas de vraies morts.

 



Au fond, nous - et quand je dis nous, j'entends tous ceux qui adhérent à une organisation du Rassemblement Populaire - nous sommes exactement semblables aux bourgeois. Un patron est capable de condamner ses ouvriers à la plus atroce misère, et de s'émouvoir d'un mendiant rencontré sur son chemin ; et nous, qui nous unissons au nom de la lutte contre la misère et l'oppression, nous sommes indifférents au sort inhumain que subissent au loin des millions d'hommes qui dépendent du gouvernement de notre pays. Aux yeux des bourgeois, les souffrances physiques et morales des ouvriers n'existent pas tant qu'ils se taisent, et les patrons les contraignent à se taire par des moyens de force. Nous aussi, Français « de gauche », nous continuons à faire peser sur les indigènes des colonies la même contrainte impitoyable, et comme la terreur les rend muets, nous avons vaguement l'impression que les choses ne vont pas si mal là-bas, qu'on ne souffre pas trop, qu'on est accoutumé aux privations et à la servitude. La bourgeoisie s'intéresse à un crime, à un suicide, à un accident de chemin de fer, et ne pense jamais à ceux dont la vie est lentement écrasée, broyée et détruite par le jeu quotidien de la machine sociale. Et nous aussi, avides de nouvelles sensationnelles, nous n'avons pas accordé une pensée aux millions d'êtres humains qui n'espéraient qu'en nous, qui du fond d'un abîme d'esclavage et de malheur tournaient les yeux vers nous, et qui depuis huit mois, sans fracas, sans bruit, passent progressivement de l'espérance au désespoir.

 



À présent, le sang a coulé. La tragédie coloniale a fini par prendre la forme de fait divers, seule accessible à notre sensibilité et à notre intelligence rudimentaires. À partir de maintenant, nous ne pouvons plus nous vanter que la fameuse « expérience » s'accomplit sans effusion de sang. Du sang l'a souillée.

 



Il est facile de parler de responsabilités, de sabotage. Sans enquête, nous savons où sont les responsabilités. Que chacun de nous se regarde dans la glace, il verra l'un des responsables. Le gouvernement actuel ne gouverne-t-il pas au nom du Rassemblement Populaire ? Ses membres ne sont guère en cause ; surmenés, accablés comme ils le sont, il est forcé que leur activité dépende pour une grande part des préoccupations qu'on leur impose. Si, par exemple, Léon Blum avait eu l'impression que nous sommes plus préoccupés de l'esclavage colonial que des traitements des fonctionnaires, il aurait sûrement consacré aux colonies le temps passé à préparer aux fonctionnaires un beau discours.

 



Quoi qu'il en soit, on doit bien avouer que, jusqu'ici, l'œuvre coloniale du gouvernement se ramène à peu prés à la dissolution de l'Étoile Nord-Africaine. On dira que des réformes coloniales n'étaient pas prévues au programme du Rassemblement Populaire. La dissolution non motivée de l'Étoile Nord-Africaine n'y était pas non plus prévue. Les morts de Tunisie non plus, d'ailleurs. Ce sont des morts hors-programme.

 



Quand je songe à une guerre éventuelle, il se mêle, je l'avoue, à l'effroi et à l'horreur que me cause une pareille perspective, une pensée quelque peu réconfortante. C'est qu'une guerre européenne pourrait servir de signal à la grande revanche des peuples coloniaux pour punir notre insouciance, notre indifférence et notre cruauté.

 



(Feuilles libres, mars 1937 .)


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 



III. Colonies

 



 



Qui est coupable
de menées anti-françaises ?

(1938 ?)

 



Retour à la table des matières

 



En condamnant Messali à deux années de prison, le tribunal a écarté l'inculpation de menées antifrançaises. Que peut-on en conclure, sinon qu'on n'a pas pu trouver de menées antifrançaises du Parti du Peuple Africain ? Et sans doute, si on n'a pas pu en trouver, c'est qu'il n'y en avait pas.

 



Il n'en est pas moins certain que l'amour de la France n'est pas très vif en ce moment au cœur des populations nord-africaines. Il y a apparemment, sur ce territoire, des menées antifrançaises. Mais qui se livre à ces menées ? Qui est coupable de faire le jeu des ambitions fascistes en discréditant la France et le régime démocratique ?

 



Pour moi, je suis Française. Je n'ai jamais été en Afrique du Nord. J'ignore tout des intrigues compliquées auxquelles peuvent se livrer l'Allemagne et l'Italie dans la population musulmane. Je crois pourtant en savoir assez pour porter une accusation. Une accusation qu'aucun tribunal ne confirmera, bien sûr.

 



J'accuse l'État français et les gouvernements successifs qui l'ont représenté jusqu'à ce jour, y compris les deux gouvernements de Front Populaire ; j'accuse les administrations d'Algérie, de Tunisie, du Maroc ; j'accuse le général Noguès, j'accuse une grande partie des colons et des fonctionnaires français de menées antifrançaises en Afrique du Nord. Tous ceux à qui il est arrivé de traiter un Arabe avec mépris ; ceux qui font verser le sang arabe par la police ; ceux qui ont opéré et opèrent l'expropriation progressive des cultivateurs indigènes ; ceux qui, colons, industriels, traitent leurs ouvriers comme des bêtes de somme ; ceux qui, fonctionnaires, acceptent, réclament qu'on leur verse pour le même travail un tiers de plus qu'à leurs collègues arabes ; voilà quels sont ceux qui sèment en territoire africain la haine de la France.

 



Lors des occupations d'usines, en juin 1936, la France s'est divisée en deux camps. Les uns ont accusé les militants ouvriers, ces « meneurs », ces « agitateurs », d'avoir excité les troubles. Les autres - et ces autres, c'étaient notamment les membres et les partisans du Front Populaire - ont répondu : Non, ceux qui ont mis au cœur des ouvriers tant de révolte, tant d'amertume, qui les ont amenés à recourir enfin à la force, ce sont les patrons eux-mêmes, à cause de la contrainte, de la terreur, de la misère qu'ils avaient fait peser pendant des années sur les travailleurs des usines.

 



À ce moment, en juin 1936, les hommes « de gauche » avaient compris comment, en France, se posait le problème. Aujourd'hui, c'est de l'Afrique du Nord qu'il s'agit ; et ces mêmes hommes ne comprennent plus. C'est pourtant le même problème qui se pose ; mais ils ne s'en sont pas aperçus. C'est toujours, partout, le même problème qui se pose. Toujours, partout où il y a des opprimés.

 



Il s'agit toujours de savoir, là où il y a oppression, qui met au cœur des opprimés l'amertume, la rancune, la révolte, le désespoir. Est-ce que ce sont ceux des opprimés qui, les premiers, osent dire qu'ils souffrent, et qu'ils souffrent injustement ? Ou est-ce que ce sont les oppresseurs eux-mêmes, du seul fait qu'ils oppriment ?

 



Des hommes qui, étant brimés, offensés, humiliés, réduits à la misère, auraient besoin de « meneurs » pour avoir le cœur plein d'amertume, de tels hommes seraient nés esclaves. Pour quiconque a un peu de fierté, il suffit d'avoir été humilié pour avoir la révolte au cœur. Aucun « meneur » n'est nécessaire. Ceux qu'on appelle les « meneurs », c'est-à-dire les militants, ne créent pas les sentiments de révolte, ils les expriment simplement. Ceux qui créent les sentiments de révolte, ce sont les hommes qui osent humilier leurs semblables.

 



Y a-t-il quelque part une race d'hommes si naturellement serviles qu'on puisse les traiter avec mépris sans exciter en eux, tout au moins, une protestation muette, une rancune impuissante ? Ce n'est certainement pas le cas de la race arabe, si fière lorsqu'elle n'est pas brisée par une force impitoya­ble. Mais ce n'est le cas d'aucune race d'hommes. Tous les hommes, quels que soient leur origine, leur milieu social, leur race, la couleur de leur peau, sont des êtres naturellement fiers. Partout où on opprime des hommes, on excite la révolte aussi inévitablement que la compression d'un ressort en amène la détente.

 



Cette vérité, les hommes qui sont aujourd'hui au pouvoir la comprennent un peu lorsque les opprimés sont des ouvriers français, et les oppresseurs, les patrons. Ils ne la comprennent plus du tout lorsque les opprimés sont les indigènes des colonies, et les oppresseurs, entre autres, eux-mêmes, hommes au pouvoir. Pourquoi ? Croient-ils que le fait d'avoir la peau de couleur un peu foncée rend l'humiliation plus facile à supporter ? S'ils le croient, j'appelle de tous mes vœux le jour où les faits les forceront de reconnaître qu'ils se sont trompés. Le jour où les populations indigènes des colonies françaises auront enfin l'équivalent de ce qu'ont été, pour les ouvriers français, les journées de juin 1936.

 



Je n'oublierai jamais le moment où, pour la première fois, j'ai senti et compris la tragédie de la colonisation. C'était pendant l'Exposition Coloniale, peu après la révolte de Yen-Bay en Indochine. Un jour, par hasard, j'avais acheté le Petit Parisien ; j'y vis, en première page, le début de la belle enquête de Louis Roubaud sur les conditions de vie des Annamites, leur misère, leur esclavage, l'insolence toujours impunie des blancs. Parfois, le cœur plein de ces articles, j'allais à l'Exposition Coloniale ; j'y trouvais une foule béate, inconsciente, admirative. Pourtant beaucoup de ces gens avaient certainement lu, le matin même, un article poignant de Louis Roubaud.


Date: 2015-12-24; view: 752


<== previous page | next page ==>
Deuxième partie : Politique 9 page | Deuxième partie : Politique 11 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.016 sec.)