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Deuxième partie : Politique 11 page

 

Il y a sept ans de cela. Je n'eus pas de peine, peu de temps après, à me convaincre que l'Indochine n'avait pas le privilège de la souffrance parmi les colonies françaises. Depuis ce jour, j'ai honte de mon pays.

 

Depuis ce jour, je ne peux pas rencontrer un Indochinois, un Algérien, un Marocain, sans avoir envie de lui demander pardon. Pardon pour toutes les douleurs, toutes les humiliations qu'on lui a fait souffrir, qu'on a fait souffrir à leur peuple. Car leur oppresseur, c'est l'État français, il le fait au nom de tous les Français, donc aussi, pour une petite part, en mon nom. C'est pourquoi, en présence de ceux que l'État français opprime, je ne peux pas ne pas rougir, je ne peux pas ne pas sentir que j'ai des fautes à racheter.

 

Mais si j'ai honte de mon pays depuis sept ans, j'éprouve, depuis un an et demi, un sentiment encore plus douloureux. J'ai honte de ceux dont je me suis toujours sentie le plus proche. J'ai honte des démocrates français, des socia­listes français, de la classe ouvrière française.

 

Que les ouvriers français, mal informés, harassés par le travail d'usine, ne se préoccupent pas beaucoup de ce qui se passe dans des territoires lointains, c'est assez excusable. Mais depuis des années ils voient leurs compagnons de travail nord-africains souffrir à leurs côtés plus de souffrances qu'eux-mêmes, subir plus de privations, plus de fatigues, un esclavage plus brutal. Ils savent que ces malheureux sont encore des privilégiés par rapport aux autres malheureux qui, poussés par la faim, ont vainement essayé de venir en France. Le contact a pu s'établir entre travailleurs français et arabes au cours des longues journées d'occupation des usines. Les ouvriers français ont constaté à ce moment-là comment l'Étoile Nord-Africaine les a soutenus ; ils l'ont vue défiler avec eux le 14 juillet 1936. Pourtant ils l'ont laissé dissoudre sans protester. Ils sont restés indifférents à la condamnation de Messali. Ils voient, semble-t-il, avec indifférence leurs malheureux camarades privés d'allocations familiales.

 

Quant aux organisations antifascistes, elles se chargent, par leur attitude à l'égard des colonies, d'une honte ineffaçable. Y a-t-il beaucoup d'hommes, parmi les militants ou les simples membres de la S.F.I.O. et de la C.G.T., qui ne s'intéressent pas beaucoup plus au traitement d'un instituteur français, au salaire d'un ajusteur français, qu'à la misère atroce qui fait périr de mort lente les populations d'Afrique du Nord ?

 

 

*

 

 

Les outrages déshonorent ceux qui les infligent bien plus que ceux qui les subissent. Toutes les fois qu'un Arabe ou un Indochinois est insulté sans pouvoir répondre, frappé sans pouvoir rendre les coups, affamé sans pouvoir protester, tué impunément, c'est la France qui est déshonorée. Et elle est, hélas, déshonorée de cette manière tous les jours.



 

Mais l'outrage le plus sanglant, c'est quand elle envoie de force ceux qu'elle prive de leur dignité, de leur liberté, de leur pays, mourir pour la digni­té, la liberté, la patrie de leurs maîtres. Dans l'antiquité, il y avait des esclaves, mais les citoyens seuls combattaient. Aujourd'hui on a trouvé mieux ; on réduit d'abord des populations entières à l'esclavage, et ensuite on s'en sert comme de chair à canon.

 

Pourtant les opprimés des colonies peuvent trouver une amère consolation dans la pensée que leurs vainqueurs subissent parfois à cause d'eux une misère égale à celle qu'ils leur infligent. Quand on étudie l'histoire de l'avant-guerre, on voit que c'est le conflit concernant le Maroc qui a envenimé les rapports franco-allemands au point de faire tourner, en 1914, l'attentat de Sarajevo en catastrophe mondiale. La France a vaincu et soumis les Marocains, mais c'est à cause de ces Marocains vaincus et soumis que tant de Français ont croupi pendant quatre ans dans les tranchées. Ce fut leur punition, et elle était méritée. Aujourd'hui, si un nouveau conflit éclate, la question coloniale en sera encore l'origine. Une fois de plus les Français souffriront, mourront, et une fois de plus ils l'auront mérité.

 

Quant à l'Afrique du Nord, j'aime à croire qu'elle perd de plus en plus l'envie d'être un réservoir de chair à canon. Il n'est pas besoin, pour lui faire perdre cette envie un peu plus tous les jours, que Berlin, Rome ou Moscou exercent leur influence. La France s'en charge.

 

De même il n'est pas besoin de Rome ni de Berlin pour que l'Afrique du Nord se détache un peu plus tous les jours de la cause antifasciste. Le Front Populaire, parvenu au pouvoir, s'en charge, en continuant à laisser subir aux populations d'Afrique du Nord plus de douleurs et plus d'outrages que n'en subissent les peuples soumis aux régimes fascistes.

 

Le principal auteur des menées antifrançaises en Afrique du Nord, c'est la France. Les principaux auteurs de menées fascistes en Afrique du Nord, ce sont, sauf exceptions, les organisations antifascistes.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

III. Colonies

 

 

“ Ces membres palpitants
de la patrie ”

(10 mars 1938)

 

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Il y a quelques semaines, un article paru dans notre grande presse d'information, se réclamant pour une fois de Jaurès, et voulant écraser d'un coup tous les raisonnements possibles en faveur des revendications alleman­des, appelait les colonies « ces membres palpitants de la patrie » . On ne peut refuser à cette expression un singulier bonheur, une grande valeur d'actualité. Palpitants, oui. Sous la faim, les coups, les menaces, les peines d'emprisonne­ment ou de déportation ; devant l'aspect redoutable des mitrailleuses ou des avions de bombardement. Une population domptée, désarmée serait palpitante à moins.

 

Si les colonies sont palpitantes, la mère-patrie ne palpite guère avec elles. La tragédie de l'Afrique du Nord se poursuit au milieu d'une indifférence presque complète. Le Populaire du moins avait publié, sur le Maroc, une série émouvante d'articles de Magdeleine Paz. Les autres journaux, ou bien ne se sont pas aperçus qu'il y a une crise nord-africaine, ou bien y ont vu exclu­sivement une crise de l'autorité française.

 

En vérité, il semble que les Français aient été bien plus remués par les événements de Chine que par les événements d'Afrique du Nord. Sans doute en Chine, on tue beaucoup plus de gens, on y tue même des enfants - à ce propos, comment vivront donc les enfants de ceux qui sont tombés récemment sous les balles françaises au Maroc ? Mais enfin, ce qui se passe en Chine, nous n'y pouvons pas grand-chose ; et il n'est pas sûr qu'une action dans ce domaine ne mettrait pas le feu à l'Europe et au monde. Tandis qu'en Afrique du Nord on pourrait être un peu humain, on pourrait préserver des vies d'enfants - car les enfants ne meurent pas seulement sous les bombes d'avion, la faim les tue très bien - sans courir des risques si effroyables. Il suffirait de le vouloir.

 

En voyant aujourd'hui tant de bons bourgeois, d'un impérialisme naïf, s'émouvoir pour la Chine, exécrer les Japonais, on se demande malgré soi si les sympathies qu'excite en France la Chine ne sont pas du même ordre que celles éprouvées par les riches en faveur des « bons pauvres » , des pauvres qui « savent rester à leur place » . La Chine, jusqu'ici, a su rester à sa place, sa place de peuple inférieur, humblement respectueux des blancs. Les Japonais sont des jaunes intolérablement présomptueux : ils veulent civiliser en massacrant - ils veulent faire comme les blancs !Quant aux Nord-Africains, quelques-uns d'entre eux - de simples « meneurs » , heureusement - sont peut-être encore pires : ils ne veulent pas être massacrés, ni même brimés et humiliés. Prétention d'autant plus exorbitante que, le jour où la France, en la personne de son gouvernement ou d'un ambassadeur, aura subi une humilia­tion, on les autorisera à tuer et à mourir pour venger cette humiliation. Que leur faut-il de plus, en fait de dignité ?

 

 

*

 

 

Parmi tous les événements qui se sont passés récemment en Afrique du Nord, le plus caractéristique peut-être, bien qu'il y en ait eu de plus tragiques, est l'histoire de l'Étoile Nord-Africaine.

 

L'Étoile Nord-Africaine fut autrefois tenue sur les fonts de baptême par le parti communiste premier style. Au bout d'un certain temps, elle a su conquérir son indépendance d'organisation adulte ; c'est ce qui lui a permis, ces dernières années, de ne pas se retourner contre les revendications vitales des peuples colonisés. Elle est composée exclusivement de Nord-Africains, ou plus exactement d'Algériens, et exclusivement de travailleurs, au sens le moins large du terme ; elle ne compte dans ses rangs ni un blanc, ni un intellectuel. Son influence, sans être insignifiante en Algérie, s'exerce surtout en France, où elle a su grouper la très grande majorité des travailleurs algériens.

 

La plupart des Français ignorent dans quelles conditions vivent et ont vécu, surtout avant juin 1936, les ouvriers algériens qui travaillent chez nous. Privés de la plupart des droits dont jouissent leurs camarades français, tou­jours passibles d'un renvoi brutal dans leur pays d'origine qu'ils ont quitté chassés par la faim, voués aux tâches les plus malpropres et les plus épuisantes, misérablement payés, traités avec mépris même par ceux de leurs compagnons de travail qui ont une peau d'autre couleur, il est difficile d'imaginer plus complète humiliation. L'Étoile Nord-Africaine a su donner à ces hommes une dignité, un but, une organisation à eux, un idéal à eux ; cet idéal ne les rattachait pas seulement à l'ensemble du monde musulman, il les rattachait d'une manière bien plus étroite à l'ensemble de leurs frères de classe, y compris ceux qui méconnaissaient cette fraternité en les traitant en inférieurs. C'est grâce à l'Étoile Nord-Africaine que les patrons n'ont pas trouvé en eux une masse de jeunes manœuvrables à merci ; c'est grâce à elle, notamment, qu'ils ont participé à l'occupation des usines en juin 1936, assurant ainsi la victoire, au lieu du désastre, dans un certain nombre d'usines importantes où ils constituaient une large part du personnel. L'Étoile Nord-Africaine a défilé en rangs pressés dans le cortège du 14 juillet 1936, fournissant le spectacle le plus poignant peut-être dans cette journée si riche en émotions. Aujourd'hui, les trois ou quatre hommes dont le travail, le courage, l'intelligence ont rendu cette grande chose possible, sont en prison dans une prison française et pour deux ans.

 

Bien sûr l'Étoile Nord-Africaine faisait partie de ce qu'on appelle le nationalisme Nord-Africain. Son rêve lointain était la constitution progressive d'un État de l'Afrique du Nord, dont les rapports avec la France auraient pu être, par exemple, ceux d'un Dominion anglais avec l'Angleterre. Ses reven­dications immédiates étaient l'extension des libertés démocratiques aux indigènes, la suppression du Code de l'indigénat, cet ensemble de contraintes à côté de quoi les régimes totalitaires apparaissent, par comparaison, presque libéraux, et, en France, l'égalité des travailleurs algériens et des travailleurs français. Comme toutes les organisations qui groupent des opprimés, comme, par exemple, les organisations du prolétariat français, elle hésitait entre une opposition radicale, violente, et le réformisme, penchant vers l'un ou vers l'autre selon qu'il apparaissait ou non des possibilités de réformes. Le Rassem­blement populaire lui donna l'espérance de progrès importants et paisibles ; elle y adhéra avec enthousiasme. Quand Viénot conclut le traité franco-syrien, sa grande revendication fut l'élaboration progressive d'un statut analogue pour l'Afrique du Nord. Certains affirmeront-ils que ces dispositions pacifiques étaient feintes, que l'Étoile Nord-Africaine ne rêvait que de violences ? Encore faudrait-il le prouver. Ce qui est incontestable, c'est que l'Étoile n'a pas changé de politique entre le moment où elle a été reçue au Rassemblement populaire, où elle a pris part au défilé du 14 juillet, et le moment où soudain, brutalement, le gouvernement Blum l'a dissoute.

 

 

*

 

 

On n'a jamais donné les motifs de cette dissolution. On s'est contenté de prendre des airs mystérieux, en insinuant « Ah ! si vous saviez ce que nous savons ! » Nous connaissons ces airs-là. Bien naïfs ceux sur qui ils feraient impression. Mais le plus intéressant, c'est ce qui a suivi. Quelques organi­sations adhérant au Rassemblement populaire ont proposé à ce dernier d'exclure l'Étoile en raison du décret de dissolution porté contre elle. On considérait donc, notons-le, que, bien que dissoute, elle était toujours membre du Rassemblement populaire, puisqu'on proposait de l'exclure. Le représentant de la C.G.T. et celui du C.V.I.A. demandèrent et obtinrent qu'elle ne fût pas exclue sans que son chef, Messali, fût entendu. Messali constitua un dossier, le communiqua à quelques membres du Comité de Rassemblement populaire. Cependant il ne fut pas convoqué officiellement pour être entendu, et la ques­tion de l'exclusion ne fut plus posée. L'Étoile Nord-Africaine bien que dissoute depuis des mois, est donc toujours membre du Rassemblement populaire !

 

Messali, ayant sous les yeux l'exemple des ligues fascistes, pouvait à bon droit considérer la dissolution comme une invitation à reconstituer une organisation semblable sous un autre nom. Il est vrai qu'en y réfléchissant bien, il y a quelque chose comme une action judiciaire intentée contre les ligues fascistes ; mais elle ressemble singulièrement à une inaction judiciaire. Au reste, cette action, si action il y a, repose sur une définition des ligues caractérisées comme des organisations para-militaires. Tel n'a jamais été le caractère de l'Étoile, et, à ma connaissance, on ne l'en a même jamais accusée. S'il en avait été autrement, aurait-elle été admise au Rassemblement popu­laire ? Cependant c'est pour avoir reconstitué cette organisation qui n'est pas une ligue, qui est toujours membre du Rassemblement populaire, que, sous un gouvernement qui émane du Rassemblement populaire, Messali et trois de ses camarades ont été condamnés à deux ans de prison. Pour ce seul délit ; car l'inculpation de menées antifrançaises a été écartée par le tribunal, qui a retenu seulement celle de reconstitution de ligue dissoute.

 

Peut-on se permettre de demander ce que doivent faire les hommes, les militants qui ont appartenu à l'Étoile Nord-Africaine ? S'ils veulent se grouper, on pourra toujours les accuser d'avoir reconstitué l'Étoile. C'est à vrai dire une pure et simple interdiction de s'organiser, et sous peine de prison, qui a été portée contre eux sans aucune explication. Ce ne sont pas seulement les quatre militants frappés par la condamnation qui en subissent durement l'atteinte, c'est bien plus encore tant de milliers d'hommes malheureux, opprimés, qui n'avaient à eux que leur organisation, et qui en sont privés. Croit-on sérieu­sement qu'ils se résigneront à cet état de chose, et qu'ils n'iront pas du seul côté où apparemment il soit permis de s'organiser, c'est-à-dire à droite ? On nous dit qu'il y avait des Algériens parmi les « cagoulards ». S'il n'y avait pas des milliers, des milliers et des milliers d'Algériens, ce n'est pas la faute de notre gouvernement. Et si un jour comme en Espagne, l'Afrique du Nord déverse chez nous des flots d'indigènes armés sous la conduite de généraux factieux, la « justice immanente » ne serait-elle pas sans doute satisfaite au moment où tels grands personnages périraient de la main d'un Arabe ?

 

On colporte, bien entendu, contre l'Étoile Nord-Africaine, les mêmes bruits de collusion avec le fascisme espagnol ou italien qu'on a colportés lors­qu'on voulait l'exclure du Rassemblement populaire ; à ce moment, Messali les a complètement réfutés. Ce qui était faux alors serait-il devenu vrai depuis ? Comme on a pris soin de mettre Messali et ses camarades en prison, il leur est difficile de prouver le contraire ; qui sait d'ailleurs ce que peut devenir une organisation composée d'hommes malheureux, en général igno­rants, quand on la prive brutalement des chefs en qui elle a mis sa confiance ?

 

*

 

 

Au reste, ces collusions avec le fascisme, si - comme je le crois pour ma part - elles n'existent pas, existeront indubitablement pour peu que la même politique se poursuive. Ceux qui préconisent cette politique triompheront alors d'avoir vu si clair. Ils ne comprendront pas que les vrais auteurs de ces collusions, ce sont eux, et je parle pour les membres du gouvernement respon­sables de cette politique comme pour ceux qui les ont conseillés.

 

Ce sont eux qui sont coupables de menées antifrançaises en Afrique du Nord, en achevant d'y rendre la France odieuse. Eux qui, dès mars 1937, trouvaient presque naturel que la police tire sur les grévistes, dès lors que ces grévistes étaient simplement des mineurs indigènes de Tunisie, contraints de travailler douze heures, à un rythme épuisant, pour des salaires infimes ; Blum, qui a pleuré après Clichy, n'a pas jugé les dix-neuf morts arabes de Metlaoui dignes de ses larmes. Eux qui ont laissé le général Noguès terminer cette même année 1937 au Maroc par la provocation, la terreur et les tueries. Eux qui ont fait si peu que rien pour donner aux milliers de milliers d'hommes qui subissent la faim et l'esclavage en Afrique du Nord plus de pain et de liberté, pour aménager la culture, alléger le budget, réformer le cade de l'Indigénat. Eux qui refusent aux Nord-Africains venus en France le bénéfice des allocations familiales pour les enfants demeurés en Afrique du Nord, les contraignant à des privations inhumaines pour envoyer de maigres mandats. Eux qui ont condamné Messali à la privation des droits civiques, au moment même où les élections cantonales lui donnaient une victoire éclatante dès le premier tour. Et ce ne sont là que quelques faits cités au hasard.

 

Ils sont plaisants vraiment, ceux qui parlent avec scandale et comme d'un crime, de collusions possibles entre les indigènes Nord-Africains et le fascisme. Et pourquoi donc, ayant tâté de tout le reste et toujours vu leurs espoirs déçus, ne tâteraient-ils pas aussi du fascisme avant de sombrer dans un complet désespoir ? Sans doute savons-nous bien qu'avec le fascisme les malheureux ne tomberont pas mieux. Du moins peuvent-ils se dire qu'ils ne risquent guère de tomber plus mal. On croirait vraiment, à entendre la plupart de nos camarades, que le Front populaire possède un droit absolu, un droit divin au soutien, à la fidélité des opprimés, y compris ceux qu'il foule aux pieds. Ne leur fait-il pas « en les croquant, beaucoup d'honneur » ? N'est-on pas plus libre, mis en prison par un gouvernement de gauche, qu'en liberté sous un gouvernement de droite ?

 

Je ne terminerai pas en disant qu'il est scandaleux de voir une telle politi­que menée par un gouvernement de Front populaire. Non. Pourquoi feindre de croire à une fiction qu'on connaît pour telle ? Un pareil gouvernement, héritier du Cartel, est bien dans la ligne de celui qui, en 1924-1925, fit la guerre au Maroc. Que dire pourtant du rôle des socialistes ? Sans doute, le parti socialiste, en tant que parti, s'est-il ému ces derniers temps du drame Nord-Africain. Mais qu'ont fait ses ministres au pouvoir ? On sait que Dormoy s'est déchargé de l'Algérie sur Raoul Aubaud, mais celui-ci n'était qu'un sous-secrétaire d'État ; qui croira que le ministre de l'Intérieur n'avait pas le pouvoir de faire mettre Messali et ses camarades en liberté ? Sans doute aussi l'Afrique du Nord ne se trouvait-elle pas placée sous l'autorité de Marius Moutet ; mais le Gabon s'y trouvait placé ; qui, dès lors, est responsable de la déportation meurtrière du professeur marocain El Fassi au Gabon, dans un climat fatal pour un malade comme lui ?

 

Quand on récapitule les événements de ces derniers mois en Afrique du Nord, et qu'on songe ensuite aux problèmes brûlants de la politique extérieure, on ne peut que rire amèrement. Ce sont ces colonies infortunées qui pourraient nous valoir une guerre européenne ! Quel juste retour si, à cause de ces hommes de peau diversement colorée que nous abandonnons si froidement à leur misère, chaque Français devait être voué aux misères non moins atroces du P.C.D.F. ! Nous les laissons périr, et nous périrons pour pouvoir continuer à les laisser périr ! Et c'est cette France que beaucoup voudraient lancer dans une croisade libératrice pour l'Espagne ou pour la Chine. Sans doute alors les Indochinois, les Nord-Africains seraient-ils admis parmi les premiers à l'honneur de mourir pour la liberté des peuples ?

 

(Vigilance, n° 63, 10 mars 1938.)

 


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

III. Colonies

 

 

Les nouvelles données du problème colonial dans l’empire français

(décembre 1938)

 

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Les problèmes de la colonisation se posent avant tout en termes de force. La colonisation commence presque toujours par l'exercice de la force sous sa forme pure, c'est-à-dire par la conquête. Un peuple, soumis par les armes, subit soudain le commandement d'étrangers d'une autre couleur, d'une autre langue, d'une tout autre culture, et convaincus de leur propre supériorité. Par la suite, comme il faut vivre, et vivre ensemble, une certaine stabilité s'établit, fondée sur un compromis entre la contrainte et la collaboration. Toute vie sociale, il est vrai, est fondée sur un tel compromis, mais les proportions de la contrainte et de la collaboration diffèrent, et dans les colonies la part de la contrainte est généralement beaucoup plus grande qu'ailleurs. Il ne serait pas difficile de trouver une colonie appartenant à un État démocratique où la contrainte soit à bien des égards pire que dans le pire État totalitaire d'Europe.

 

La coexistence de deux races, même si l'une dirige, n'implique pas par elle-même une si grande contrainte. Des bases d'une collaboration suffisante pour réduire la contrainte au minimum pourraient être trouvées. Les Européens qui vont dans d'autres continents pourraient tout d'abord ne pas se sentir dépaysés parmi des êtres crus inférieurs s'ils connaissaient mieux leur propre culture et son histoire ; ils ne croiraient pas alors que les leurs ont tout inventé.

 

Réciproquement, la culture européenne, parée de ses propres prestiges et de tous ceux de la victoire, arrive toujours à attirer une partie de la jeunesse dans les pays colonisés. La technique, après avoir choqué beaucoup d'habi­tudes, étonne et séduit par sa puissance. Les populations conquises ne deman­dent, au moins en partie, qu'à s'assimiler cette culture et cette technique ; si ce désir n'apparaît pas aussitôt, le temps l'amène presque infailliblement. Une collaboration cordiale serait de ce fait possible, malgré la subordination d'une race à l'autre, si chaque étape dans le sens de l'assimilation apparaissait à la population soumise comme une étape dans la voie de l'indépendance écono­mique et politique. Dans le cas contraire, l'assimilation aiguise au contraire les conflits. Une jeunesse élevée dans la culture du vainqueur ne supporte que par force d'être traitée avec dédain par des hommes à qui elle se sent semblable et égale. La technique, si la misère des masses augmente, ou simplement se maintient, ou même diminue, mais non pas à un rythme qui corresponde à la mise en valeur du pays, la technique apparaît comme un bien monopolisé par des étrangers et dont on souhaite s'emparer. Si la population de la colonie a le sentiment que le vainqueur compte prolonger indéfiniment le rapport de conquérant à conquis, il s'établit une paix qui diffère de la guerre uniquement par le fait que l'un des camps est privé d'armes.

 

C'est vers une telle situation que tend automatiquement, par une sorte d'inertie, toute colonisation. Il va de soi que c'est là une situation intolérable. Si on la suppose donnée, de quelle manière est-il possible qu'elle s'améliore ?

 

 

*

 

 

Un des moyens que l'on peut concevoir est la naissance d'un mouvement d'opinion dans la nation colonisatrice contre les injustices effrayantes imposées aux colonies. Un tel mouvement d'opinion semblerait devoir être facile à susciter dans un pays qui se réclame d'un idéal de liberté et d'humanité. L'expérience montre qu'il n'en est rien. En 1931, Louis Roubaud a publié en première page du Petit Parisien une série d'articles sur l'Indochine pleins de révélations terribles qui ne furent pas démenties ; ils n'ont produit aucune impression, et aujourd'hui encore beaucoup de gens cultivés, de ceux qu'on considère bien informés, ignorent tout de l'atroce répression de 1931. Au cours du grand mouvement qui a soulevé, en 1936, les ouvriers français, ils ne se sont pour ainsi dire pas souvenus qu'il existât des colonies. Les organisations qui les représentaient ne s'en sont bien entendu guère mieux souvenues. D'une manière générale, les Français sont tellement persuadés de leur propre générosité qu'ils ne s'enquièrent pas des maux que souffrent par eux des populations lointaines ; et la contrainte prive ces populations de la faculté de se plaindre. La générosité ne va guère chez aucun peuple jusqu'à faire effort pour découvrir les injustices qu'on commet en son nom ; en tout cas elle ne va certes pas jusque-là en France. La propagande de quelques-uns ne peut y apporter qu'un faible remède.


Date: 2015-12-24; view: 681


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