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Deuxième partie : Politique 9 page

 

On a raison, de même, de vouloir que la France sait publiquement le champion de la liberté. En cas de guerre, la prétention de représenter la liberté, le droit et la civilisation apparaît depuis 1914 comme une hypocrisie déplai­sante, et à juste titre, car il ne s'agit plus alors pour chacun des adversaires que d'éviter d'être écrasé en écrasant. Au contraire pendant la paix, et s'il ne s'agit pas de préparer la guerre, mais au contraire de chercher à l'éviter, ce n'est qu'en faisant appel à l'amour naturel des hommes pour la liberté qu'on peut suffisamment ralentir, et finalement arrêter, une marche à la domination comme celle à laquelle nous assistons présentement. Mais pour qu'un tel appel ait un sens, il faut qu'une atmosphère nouvelle surgisse. On ne créera pas une telle atmosphère en feignant de prendre pour des démocraties les tyrannies dont des raisons stratégiques, d'ailleurs légitimes, amènent à rechercher l'appui. On ne la créera pas non plus en vantant continuellement les libertés dont jouit la France. La simple conservation de ce qui existe est une forme de défensive, et comporte les mêmes faiblesses. Bien plus, dans le moment présent, si le seul objectif était la conservation des libertés françaises, il y aurait par là même recul ; car ces libertés dépérissent de jour en jour sous l'effet des nécessités militaires. Si on ne lutte pas avec tout son courage pour conserver simplement ce qui est, à plus forte raison lutte-t-on mal pour ce qu'on voit s'effriter sous ses yeux. Il ne suffit pas que la France soit considérée comme un pays qui jouit des restes d'une liberté depuis longtemps acquise ; si elle doit encore compter dans le monde - et si elle ne le doit plus, elle peut périr - il faut qu'elle apparaisse à ses propres citoyens et au monde comme une source perpétuellement jaillissante de liberté. Il ne faudrait pas que dans le monde un seul homme sincèrement amoureux de liberté pût se croire des raisons légitimes de haïr la France ; il faudrait que tous les hommes sérieux qui aiment la liberté soient heureux que la France existe. Nous croyons qu'il en est ainsi, mais c'est une erreur ; il dépend de nous qu'il en soit désormais ainsi.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Fragment

(1939 ?)

 

 

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Pour tenir dans la lutte qui oppose les deux seuls grands pays d'Europe restés démocratiques à un régime de domination totale, quelques formes que le temps puisse donner à cette lutte, il faut avant tout avoir bonne conscience. Ne croyons pas que parce que nous sommes moins brutaux, moins violents, moins inhumains que ceux d'en face nous devons l'emporter. La brutalité, la violence, l'inhumanité ont un prestige immense, que les livres d'école cachent aux enfants, que les hommes faits ne s'avouent pas, mais que tous subissent. Les vertus contraires, pour avoir un prestige équivalent, doivent s'exercer d'une manière constante et effective. Quiconque est seulement incapable d'être aussi brutal, aussi violent, aussi inhumain qu'un autre, sans pourtant exercer les vertus contraires, est inférieur à cet autre et en force intérieure et en prestige ; et il ne tiendra pas devant lui.



 

Certes les Français, du point de vue national, ont presque tous fort bonne conscience. Mais il y a plusieurs manières d'avoir bonne conscience. Un bourgeois satisfait et ignorant des réalités de la vie a fort bonne conscience ; un homme juste a bonne conscience d'une tout autre façon ; il a moins bonne conscience généralement ; mais il possède une puissance de rayonnement, une force d'attraction que le premier n'a pas. Les Français sont presque tous persuadés que, d'une manière générale, ce que la France a fait, ce qu'elle fait, ce qu'elle fera, est, sauf de rares exceptions sans portée, juste et bon. Mais cette persuasion est abstraite, car elle est presque toujours accompagnée de beaucoup d'ignorance ; elle ne constitue pas une source intérieure d'énergie. De même, aux yeux des peuples étrangers, le nom de la France est associé aux grands principes de justice et d'humanité dont elle s'est si souvent réclamée ; mais cette association n'est guère qu'une habitude, un lieu commun, et non, comme nous en aurions besoin, le principe d'une attraction irrésistible. Quiconque, au cours des dernières années, passait du territoire d'un pays totalitaire sur le sol français constatait qu'il avait étouffé, et qu'il n'étouffait plus ; mais on ne saurait dire pourtant qu'on ait respiré chez nous une atmosphère effectivement imprégnée et comme chargée de l'idéal au nom duquel nous luttons. Il ne suffit pas, pour bien lutter, de défendre une absence de tyrannie. Il faut être pris dans un milieu où toute l'activité soit dirigée, d'une manière effective, dans un sens contraire à la tyrannie. Notre propa­gande à nous ne peut être faite de mots ; pour être efficace, il faudrait qu'elle fût constituée par des réalités éclatantes.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Fragment

(Après juin 1940)

 

 

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Il n'y a pas besoin d'un tank ou d'un avion pour tuer un homme. Il suffit d'un couteau de cuisine. Quand tous ceux qui en ont assez des bourreaux nazis se lèveront ensemble, en même temps que les forces armées frapperont le coup décisif, la délivrance sera rapide. Il faut seulement se garder, d'ici-là, à la fois de gaspiller des vies humaines inutilement et de tomber dans l'inertie, de croire que la libération sera accomplie par d'autres. Il faut que chacun sache qu'un jour il lui incombera d'y prendre part et se tienne prêt.

 

Cette période d'attente douloureuse est la plus importante pour la destinée de la France. L'avenir de la France sera celui qu'auront forgé ces années d'apparente passivité.

 

Garder la pensée fixée, au-dessus des douleurs personnelles de chaque journée, sur le drame immense qui se joue dans le monde ; empêcher la souffrance d'être une cause de désunion entre Français à cause de la mauvaise humeur, de la jalousie, des efforts mesquins pour avoir un peu plus que le voisin ; en faire au contraire un lien indissoluble par la générosité et l'entraide ; penser aux biens précieux que nous avons laissé perdre parce que nous ne savions pas les apprécier, qu'il nous faut reconquérir, qu'il nous faudra conserver, dont maintenant nous savons le prix...


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

II

Front populaire

 

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Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

II. Front populaire

 

 

Quelques méditations
concernant l’économie

(Esquisse d'une apologie de la banqueroute)

(1937 ?)

 

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L'économie est chose singulière. Combien de fois, depuis un certain nombre d'années, ne parle-t-on pas, soit à propos de tel ou tel pays, soit à propos du monde capitaliste dans son ensemble, d'effondrement économique ? On a ainsi l'impression, excitante et romantique, de vivre dans une maison qui, d'un jour à l'autre, peut s'écrouler. Pourtant, qu'on s'arrête un instant pour réfléchir au sens des mots, et qu'on se demande s'il y a jamais eu effondrement économique. Comme toutes les questions extrêmement simples, si simples qu'on ne songe jamais à les poser, celle-ci est propre à jeter dans un abîme de réflexions.

 

Il y a eu, du moins selon la première apparence, des effondrements dans l'histoire ; l'exemple qui vient le premier à l'esprit, c'est celui de l'Empire romain. Mais le déclin du monde romain fut administratif, militaire, politique, intellectuel, autant qu'économique, et sauf examen plus approfondi il ne semble pas y avoir de raison de donner à l'économie le premier rôle dans ce drame. De nos jours, tous les effondrements économiques prédits à satiété depuis des années, Russie, Italie, Allemagne, capitalisme, se rapprochent selon toute apparence aussi peu que la fin du monde ; car tous les jours on les prédit pour le lendemain.

 

On nous cite, il est vrai, des exemples convaincants. L'ancien régime, en 1789, n'est-il pas tombé par impossibilité économique et financière de subsister ? Plus près de nous, la République de Weimar n'a-t-elle pas succom­bé à des difficultés économiques qu'elle n'a pas pu ou n'a pas su résoudre ? On pourrait trouver plusieurs exemples analogues. On n'a certes pas tort de les alléguer. On omet pourtant d'ordinaire, à leur sujet, une remarque pourtant bien frappante. Ces difficultés économiques, si graves qu'elles brisent les régimes, sont toujours reçues en héritage par les régimes qui suivent, et sous une forme d'ordinaire encore aggravée ; pourtant elles deviennent alors bien moins nocives. La situation économique et financière de 1789 était loin d'être brillante ; mais les manuels d'histoire qui expliquent ainsi la chute de la royauté oublient que la Révolution a apporté, au lieu de remède, une guerre ruineuse, et a survécu pourtant à la terrible aventure des assignats. Les diffi­cultés qui ont fait sombrer la République de Weimar n'ont pas disparu, sauf erreur, à l'avènement du Troisième Reich, et pourtant elles l'ont laissé subsister. Et les antifascistes qui jugent économiquement impossible que le Troisième Reich se prolonge oublient que le régime démocratique, socialiste, communiste ou autre qui s'établirait en Allemagne souffrirait très probable­ment des mêmes maux au moins pendant un assez long espace de temps, et devrait s'en accommoder.

 

Ces observations amèneraient à penser qu'il n'y a pas d'effondrement économique, mais qu'il y a dans certains cas crise politique provoquée ou aggravée par une mauvaise situation économique ; ce qui est bien différent. Une analogie permettra d'y voir plus clair. La liaison de cause à effet entre les défaites militaires et les changements de gouvernement ou de régime politique est un fait d'expérience courante. Ce n'est pourtant pas, en ce cas non plus, parce que les conditions nouvelles créées par la défaite militaire rendent impossible au régime existant de subsister ; le régime nouveau s'accommode de ces conditions sans être mieux armé pour les supporter. C'est que la défaite amoindrit ou efface ce prestige du pouvoir qui, beaucoup plus que la force proprement dite, maintient les peuples dans l'obéissance. Dans beaucoup de cas, il serait matériellement aussi facile, peut-être plus facile, de se révolter contre un État vainqueur que contre un État vaincu ; mais la victoire étouffe les velléités de révolte même chez les plus mécontents, et la défaite les excite chez tous. Les répercussions politiques des faits économiques ne procéderaient-elles pas d'un mécanisme analogue ?

 

Les difficultés économiques ne sont pas toujours analogues à des défaites militaires ; elles ne le sont que dans certaines circonstances.

 

 

*

 

L'économie n'est pas comparable à une architecture ni les malheurs de l'économie à des effondrements.

 

Dans tous les domaines auxquels s'applique la pensée et l'activité humaine, la clef est constituée par une certaine notion de l'équilibre, sans laquelle il n'y a que misérables tâtonnements ; équilibre dont la proportion, chère aux Pythagoriciens, constitue le symbole mathématique. Les Grecs, et après eux les Florentins du XIVe siècle, ont inventé la sculpture quand ils ont conçu un certain équilibre propre au marbre et au bronze à forme humaine. Florence a découvert la peinture quand elle a formé la notion de composition. Bach est le plus pur des musiciens parce qu'il semble s'être donné pour tâche d'étudier tous les modes d'équilibre sonore. Archimède a créé la physique quand il a construit mathématiquement les différentes formes de levier. Hippocrate est parti de la conception pythagoricienne assimilant la santé à un équilibre dans le jeu des divers organes. Le miracle grec, dû principalement aux pythago­riciens, consiste essentiellement à avoir reconnu la vertu de la conception et du sentiment de l'équilibre.

 

Le miracle grec ne s'est pas encore étendu à la vie économique. La notion de l'équilibre propre à l'économie, nous ne la possédons pas. Les hommes ne l'ont jamais formée ; mais aussi n'y a-t-il pas deux siècles qu'on s'est mis à étudier l'économie. On ne dirait sans doute que la stricte vérité en affirmant que ce siècle et demi d'études économiques a été vain. Il n'y a pas eu encore de Thalès, d'Archimède, de Lavoisier de l'économie. L'apparition, il y a un peu plus d'un siècle, de doctrines révolutionnaires est probablement pour beaucoup dans cet échec. Les révolutionnaires, anxieux de démontrer que la société bourgeoise est devenue impossible, n'ont naturellement jamais cherché à définir l'équilibre économique à partir des conditions qui leur étaient données ; et pour l'avenir ils ont admis comme évident que la révolution, en matière économique, apporterait automatiquement toutes les solutions en supprimant tous les problèmes. Aucun révolutionnaire n'a jamais tenté sérieu­sement de définir les conditions de l'équilibre économique dans le régime social qu'il attendait. Quant aux non-révolutionnaires, la polémique en a fait des contre-révolutionnaires soucieux non pas d'étudier la réalité qu'ils avaient sous les yeux, mais d'en chanter les louanges. Nous subissons aujourd'hui, dans tous les camps, les conséquences funestes de cette improbité intellec­tuelle que d'ailleurs, plus ou moins, nous partageons. Nous possédons, il est vrai, une sorte d'équivalent à bon marché de cette notion d'équilibre écono­mique. C'est l'idée, si on peut ici employer un tel mot, de l'équilibre financier. Elle est d'une ingénuité désarmante. Elle se définit par le signe égal placé entre les ressources et les dépenses, évaluées les unes et les autres en termes comptables. Appliqué à l'État, aux entreprises industrielles et commerciales, aux simples particuliers, ce critérium semblait naguère suffire à tout. Il constituait en même temps un critérium de vertu. Payer ses dettes, cet idéal de vertu bourgeoise, comme tout autre idéal, a eu ses martyrs, dont César Birotteau restera toujours le meilleur représentant. Déjà au Ve siècle avant notre ère le vieillard Céphalès, pour faire comprendre à Socrate qu'il avait toujours vécu selon la justice, disait : « J'ai dit la vérité et j'ai payé mes dettes. » Socrate doutait que ce fût là une définition satisfaisante de la justice. Mais Socrate était un mauvais esprit.

 

Aujourd'hui ce critérium a beaucoup perdu de son prestige, aussi bien du point de vue économique que du point de vue moral ; il n'a pourtant pas disparu. On a toujours tendance à appliquer à l'État la formule de Céphalès, ou du moins la moitié de cette formule ; personne ne demande à l'État de dire la vérité, mais on juge abominable qu'il ne paye pas ses dettes.

 

On n'a pas encore compris que l'idéal du bon Céphalès est rendu inapplicable par deux phénomènes liés et presque aussi vieux que la monnaie elle-même ; ce sont le crédit, et la rétribution du capital. Proudhon, dans son lumineux petit livre Qu'est-ce que la propriété ? prouvait que la propriété était, non pas injuste, non pas immorale, mais impossible ; il entendait par propriété non le droit d'user exclusivement d'un bien, mais le droit de le prêter à intérêt, quelque forme que prenne cet intérêt : loyer, fermage, rente, dividende. C'est en effet le droit fondamental dans une société où on calcule d'ordinaire la fortune d'après le revenu.

 

Dès lors que le capital foncier ou mobilier est rétribué, dès lors que cette rétribution figure dans un grand nombre de comptabilités publiques ou privées, la recherche de l'équilibre financier est un principe permanent de déséquilibre. C'est une évidence qui saute aux yeux. Un intérêt à 4 % quin­tuple un capital en un siècle ; mais si le revenu est réinvesti, on a une progression géométrique si rapide, comme toutes les progressions géomé­triques, qu'avec un intérêt de 3 % un capital est centuplé en deux siècles.

 

Sans doute il n'y a jamais qu'une part assez petite des biens meubles et immeubles qui soit louée au placée à intérêt ; sans doute aussi, les revenus ne sont pas tous réinvestis. Ces chiffres indiquent néanmoins qu'il est mathé­matiquement impossible que dans une satiété fondée sur l'argent et le prêt à intérêt la probité se maintienne pendant deux siècles. Si elle se maintenait, la fructification du capital ferait automatiquement passer toutes les ressources entre les mains de quelques-uns.

 

Un coup d'œil rapide sur l'histoire montre quel rôle perpétuellement subversif y a joué, depuis que la monnaie existe, le phénomène de l’endette­ment. Les réformes de Solon, de Lycurgue, ont consisté avant tout dans l'abolition des dettes. Par la suite, les petites cités grecques ont été plus d'une fois déchirées par des mouvements en faveur d'une nouvelle abolition. La révolte à la suite de laquelle les plébéiens de Rome ont obtenu l'institution des tribuns avait pour cause un endettement qui réduisait à la condition d'esclaves un nombre croissant de débiteurs insolvables ; même sans révolte, une abolition partielle des dettes était devenue une nécessité, car à chaque plébéien devenu esclave Rome perdait un soldat.

 

Le paiement des dettes est nécessaire à l'ordre social. Le non-paiement des dettes est tout aussi nécessaire à l'ordre social. Entre ces deux nécessités con­tradictoires, l'humanité oscille depuis des siècles avec une belle inconscience. Par malheur, la seconde lèse bien des intérêts en apparence légitimes, et ne se fait guère respecter sans trouble et sans quelque violence.


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

II. Front populaire

 

 

Méditations
sur un cadavre

(1937)

 

 

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Le gouvernement de juin 1936 n'est plus. Libérés les uns et les autres de nos obligations de partisans ou d'adversaires envers cette chose à présent défunte, soustraite à l'actualité, devenue aussi étrangère à nos préoccupations d'avenir que la constitution d'Athènes, tirons du moins des leçons de cette brève histoire, qui a été un beau rêve pour beaucoup, un cauchemar pour quelques-uns.

 

Rêve ou cauchemar, il y a eu quelque chose d'irréel dans l'année qui vient de s'écouler. Tout y a reposé sur l'imagination. Qu'on se rappelle avec un peu de sang-froid cette histoire prodigieuse, si proche encore, et déjà, hélas, si lointaine. Entre le mois de juillet 1936 et, par exemple, le mois de février de la même année, quelle différence y avait-il dans les données réelles de la vie sociale ? Presque aucune ; mais une transformation totale dans les sentiments, comme pour ce crucifix de bois qui exprime la sérénité ou l'agonie selon qu'on le regarde d'un point ou d'un autre. Le pouvoir semblait avoir changé de camp, simplement parce que ceux qui, en février, ne parlaient que pour commander, se croyaient encore trop heureux, en juillet, qu'on leur reconnût le droit de parler pour négocier ; et ceux qui, au début de l'année, se croyaient parqués pour la vie dans la catégorie des hommes qui n'ont que le droit de se taire, se figurèrent quelques mois plus tard que le cours des astres dépendait de leurs cris.

 

L'imagination est toujours le tissu de la vie sociale et le moteur de l'histoire. Les vraies nécessités, les vrais besoins, les vraies ressources, les vrais intérêts n'agissent que d'une manière indirecte, parce qu'ils ne parvien­nent pas à la conscience des foules. Il faut de l'attention pour prendre conscience des réalités même les plus simples, et les foules humaines ne font pas attention. La culture, l'éducation, la place dans la hiérarchie sociale ne font à cet égard qu'une faible différence. Cent ou deux cents chefs d'industrie assemblés dans une salle font un troupeau à peu près aussi inconscient qu'un meeting d'ouvriers ou de petits commerçants. Celui qui inventerait une méthode permettant aux hommes de s'assembler sans que la pensée s'éteigne en chacun d'eux produirait dans l'histoire humaine une révolution comparable à celle apportée par la découverte du feu, de la roue, des , premiers outils. En attendant, l'imagination est et restera dans les affaires des hommes un facteur dont l'importance réelle est presque impossible à exagérer. Mais les effets qui peuvent en résulter sont bien différents selon qu'on manie ce facteur de telle ou telle manière, ou bien qu'on néglige même de le manier. L'état des imaginations à tel moment donne les limites à l'intérieur desquelles l'action du pouvoir peut s'exercer efficacement à ce moment et mordre sur la réalité. Au moment suivant, les limites se sont déjà déplacées. Il peut arriver que l'état des esprits permette à un gouvernement de prendre une certaine mesure trois mois avant qu'elle ne devienne nécessaire, alors qu'au moment ou elle s’impose l'état des esprits ne lui laisse plus passage. Il fallait la prendre trois mois plus tôt. Sentir, percevoir perpétuellement ces choses, c'est savoir gouverner.

 

Le cours du temps est l'instrument, la matière, l'obstacle de presque tous les arts. Qu'entre deux notes de musique une pause se prolonge un instant de plus qu'il ne faut, que le chef d'orchestre ordonne un crescendo à tel moment et non une minute plus tard, et l'émotion musicale ne se produit pas. Qu'on mette dans une tragédie à tel moment une brève réplique au lieu d'un long discours, à tel autre un long discours au lieu d'une brève réplique, qu'on place le coup de théâtre au troisième acte au lieu du quatrième, et il n'y a plus de tragédie. Le remède, l'intervention chirurgicale qui sauve un malade à telle étape de sa maladie aurait pu le perdre quelques jours plus tôt. Et l'art de gouverner serait seul soustrait à cette condition de l'opportunité ? Non, il y est astreint plus qu'aucun autre. Le gouvernement aujourd'hui défunt ne l'a jamais compris. Sans même parler de la sincérité, de la sensibilité, de l'élévation morale qui rendent Léon Blum cher, à juste titre, à ceux que n'aveugle pas le partis-pris, où trouverait-on, dans les sphères politiques françaises, un homme d'une pareille intelligence ? Et pourtant l'intelligence politique lui fait défaut. Il est comme ces auteurs dramatiques qui ne conçoivent leurs ouvrages que sous la forme du livre imprimé ; leurs pièces de théâtre ne passent jamais la rampe, parce que les choses qu'il faut ne sont jamais dites au moment qu'il faut. Ou comme ces architectes qui savent faire sur le papier de beaux dessins, mais non conformes aux lois des matériaux de construction. On croit d'ordinaire définir convenablement les gens de ce caractère en les traitant de purs théoriciens. C'est inexact. Ils pèchent non par excès, mais par insuffi­sance de théorie. Ils ont omis d'étudier la matière propre de leur art.

 

La matière propre de l'art politique, c'est la double perspective, toujours instable, des conditions réelles d'équilibre social et des mouvements d'imagi­nation collective. Jamais l'imagination collective, ni celle des foules populai­res, ni celle des dîners en smoking, ne porte sur les facteurs réellement décisifs de la situation sociale donnée ; toujours ou elle s'égare, ou retarde, ou avance. Un homme politique doit avant tout se soustraire à son influence, et la considérer froidement du dehors comme un courant à employer en qualité de force motrice. Si des scrupules légitimes lui défendent de provoquer des mouvements d'opinion artificiellement et à coups de mensonges, comme on fait dans les États totalitaires et même dans les autres, aucun scrupule ne peut l'empêcher d'utiliser des mouvements d'opinion qu'il est impuissant à rectifier. Il ne peut les utiliser qu'en les transposant. Un torrent ne fait rien, sinon creuser un lit, charrier de la terre, parfois inonder ; qu'on y place une turbine, qu'on relie la turbine à un tour automatique, et le torrent fera tomber des petites vis d'une précision miraculeuse. Mais la vis ne ressemble nullement au torrent. Elle peut sembler un résultat insignifiant au regard de ce formidable fracas ; mais quelques-unes de ces petites vis placées dans une grosse machine pourront permettre de soulever des rochers qui résistaient à l'élan du torrent. Il peut arriver qu'un grand mouvement d'opinion permette d'accomplir une réforme en apparence sans rapport avec lui, et toute petite, mais qui serait impossible sans lui. Réciproquement il peut arriver que faute d'une toute petite réforme un grand mouvement d'opinion se brise et passe comme un rêve.


Date: 2015-12-24; view: 746


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