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Deuxième partie : Politique 8 page

 

L'état de danger de guerre est-il déjà là ? Ou, pour formuler clairement la question, n'y a-t-il aucune chance d'échapper à la fois à la domination universelle et à la guerre ? On ne peut pas ici donner de réponse assurée. Le gouvernement anglais continue à se demander si la liberté de l'Europe est menacée par l'appétit de domination d'une nation. Tant qu'il laisse un point d'interrogation, nous pouvons le laisser aussi. Le jour où il affirmerait au lieu d'interroger, quand même il affirmerait à tort, la question serait résolue, car son affirmation équivaudrait à une déclaration de guerre à brève ou longue échéance. Admettons donc que nous nous trouvons dans l'état intermédiaire. Il s'agit de chercher quels facteurs nous permettront éventuellement de sortir de cet état du bon côté, c'est-à-dire du côté de la paix.

 

Parmi ces facteurs on aurait tort de compter aujourd'hui la personne même d'Hitler. Beaucoup de gens perdent leur temps à se demander si Hitler veut absolument dominer le monde ou si l'on peut s'entendre avec lui en lui proposant des choses raisonnables et en le menaçant au besoin pour le cas où il ne s'en contenterait pas. La question est mal posée. Nous n'avons aucune raison de considérer Hitler comme un maniaque atteint de la folie des grandeurs ; nous serions fous nous-mêmes de le considérer comme un homme modéré. L'appétit de domination, même universelle, n'est une folie que si les possibilités de domination sont absentes ; celui qui voit des chemins vers la domination s'ouvrir devant lui ne s'abstient de s'y avancer, même s'il doit y jouer son existence et celle de son pays, que s'il est ou un saint ou un homme de petite envergure. S'il s'y avance, quand même il foulerait aux pieds, pour passer, la morale, les engagements pris par lui, et tout ce qui mérite le respect, on n'a pas le droit d'en conclure que c'est un barbare, un fou ou un monstre. Les Athéniens, ces créateurs de toute notre civilisation occidentale, disaient aux gens d'une malheureuse petite île qui invoquait l'aide des dieux contre leur injuste agression : « Nous avons à l'égard des dieux la croyance, à l'égard des hommes la connaissance certaine, que toujours, par une nécessité absolue de la nature, chacun commande partout où il en a le pouvoir. » Ils leur disaient aussi ; « Vous le savez comme nous, tel qu'est fait l'esprit humain, ce qui est juste n'est examiné que s'il y a nécessité égale de part et d'autre ; s'il y a un fort et un faible, ce qui est possible est accompli par l'un et accepté par l'autre. » Ces formules, vraiment admirables de netteté, étaient si peu des plaisanteries que les Athéniens firent mourir dans la petite île tous les hommes d'âge militaire et vendirent tout le reste comme esclaves. Hitler n'est évidemment pas une nouvelle édition de Socrate, Marc-Aurèle ou saint François d'Assise ; il est tout aussi loin d'être un homme médiocre. Il commande un pays tendu au maximum ; il a une volonté brûlante, inlassable, impitoyable, qu'aucun respect humain ne peut arrêter ; il est doué d'une imagination qui fabrique de l'histoire dans des proportions grandioses, selon une esthétique wagnérienne, bien loin au-delà du présent ; et il est né joueur. Il est donc clair que ce n'est pas lui qui restera, si peu que ce soit, en deçà des possibilités qui s'ouvriront devant lui ; ni les propositions ni les menaces n'y peuvent plus rien. Il y a peu de temps encore, l'idée de domination universelle ne pouvait être pour lui qu'une idée abstraite, de sorte qu'il aurait pu peut-être être détourné vers d'autres chemins ; mais aujourd'hui les actes et les paroles montrent que l'opinion internationale considère la domination universelle comme une possibilité effective, et par suite c'est là nécessairement aux yeux d'Hitler aussi une possibilité effective. Tant qu'il en sera ainsi, la personne d'Hitler ne doit plus compter comme une donnée distincte dans le problème international. La seule question, c'est de savoir quels effets le temps peut développer, susceptibles de faire disparaître de l'esprit des hommes la possibilité d'une telle domination comme danger réel et proche.



 

Si cette possibilité est illusoire, l'illusion même est un fait capital ; mais on pourrait alors espérer de faire disparaître ce fait dans un délai court, par la diffusion de vues plus raisonnables appuyée au besoin d'actes habilement choisis. Il est à craindre que cette possibilité ne soit pas illusoire. La force de l'Allemagne dans l'Europe contemporaine est incontestable et date déjà de loin. Si le sens de l'organisation, du travail efficace et de l'État, possédé à un degré supérieur, implique un droit surnaturel à coloniser autrui - et a-t-on jamais justifié autrement la colonisation ? - une grande partie du territoire européen peut être regardé comme surnaturellement destiné à une colonisation allemande ; notamment l'Italie, l'Espagne, l'Europe centrale, la Russie ; le cas de la France est différent, mais moins que nous n'aimerions le croire. De ces territoires, l'Italie et l'Espagne semblent bien déjà être à peu près réduites à cette situation, restituant ainsi à Hitler, la Flandre et l'Amérique exceptées, l'empire de Charles Quint. Un pays si méthodique et si dévoué, une fois pris par une exaltation mystique de la volonté de puissance, conduit par un chef qui joint les avantages d'une demi-hystérie à tous ceux d'une intelligence politique au plus haut point lucide et audacieuse, peut aller loin. Sans doute, si on compare Mein Kampf au Mémorial de Sainte-Hélène, on ne peut imaginer que l'auteur d'un de ces livres puisse réussir où l'autre a échoué. Mais en réalité Charles Quint, Louis XIV et même Napoléon ne possédaient pas l'instrument essentiel d'une vaste domination, l'État, sous sa forme achevée ; et ces hommes ignoraient, sinon dans ses rudiments, l'art de dominer. L'art de dominer, le seul où aient excellé les Romains (« Toi, Romain, songe à dominer les peuples »), et heureusement perdu depuis, a été retrouvé par l'Allemagne contemporaine. On trouve véritablement, entre les circonstances qui ont accompagné l'accroissement de la domination romaine, notamment au IIe siècle avant notre ère, et celles qui accompagnent l'accroissement de la domination hitlérienne, certaines analogies étonnantes, même à l'égard de ce qui nous paraît le plus nouveau. Les Romains semblent avoir atteint dans leurs méthodes le dernier degré à la fois de l'horreur et de l'efficacité ; et ils n'ont jamais eu de meilleurs élèves que les Allemands d'aujourd'hui, si toutefois il s'agit d'imitation et non d'une invention nouvelle de procédés déjà employés.

 

Les analogies sont trompeuses ; employées avec soin, elles sont pourtant le seul guide. Celle-là contient de quoi faire craindre, mais aussi de quoi rassurer. Car la ressemblance entre le Troisième Reich et la Rome répu­blicaine du IIe siècle ne s'étend pas au régime intérieur. Pour le régime intérieur, c'est l'Empire romain qui pourrait fournir des ressemblances ; il en fournit même beaucoup ; mais il a conservé les conquêtes, il a fort peu conquis. Il ne constituait plus une pépinière de maîtres du monde ; il perpé­tuait un mécanisme au moyen duquel n'importe quel fou, avant d'être assas­siné, pouvait fort convenablement jouer le rôle de maître du monde. Nous ignorons quelles auraient pu être ses facultés d'expansion. Mais à l'égard du régime intérieur une autre analogie toute proche de nous se présente à l'esprit, celle-là tout à fait rassurante ; c'est celle de la Russie soviétique. Nous som­mes oublieux, et nous avons oublié, parmi beaucoup d'autres choses, quelle terreur entourait il n'y a pas tant d'années, dans ce qu'on nomme les milieux bourgeois, le nom de la Russie. À ce moment c'est la Russie qui devait conquérir le monde. On ne parlait pas de conquête ; on parlait de révolution mondiale ; mais comme c'était un État qui devait diriger souverainement cette révolution, par la propagande, la diplomatie, les intrigues, l'argent, et au besoin avec son armée, il s'agissait bien d'un danger de domination universelle. Les richesses prodigieuses de la Russie en matières premières, ses ressources en hommes, les complicités qu'elle possédait parmi les ouvriers et les intellectuels de tous les pays et qui pouvaient aller jusqu'à la haute trahison, tout rendait ce danger en apparence redoutable. Peut-être l'était-il. Cependant, aujourd'hui, qui craint la Russie, excepté peut-être quelques États limitrophes ? Elle ne compte plus dans la politique internationale, sinon comme force d'appoint, et la plupart des Français voudraient bien maintenant qu'elle fût plus redoutable. Les tares essentielles au régime ont avec le temps produit ce changement. Sans doute, l'Allemagne constitue intrinsèquement une force bien plus grande que la Russie, parce qu'un Allemand est dans le travail, dans la guerre et dans la politique un homme d'action incompara­blement plus efficace qu'un Russe. Mais les deux régimes sont tellement semblables que les tares sont sans doute susceptibles des mêmes effets dans les deux cas. S'il en est ainsi, on peut espérer que d'ici dix ou quinze ans, si la France et l'Angleterre savent conserver jusque-là, sans guerre, leur indépendance nationale et un minimum de prestige, l'Allemagne cessera évidemment d'être dangereuse pour qui que ce soit. À moins qu'un autre danger n'ait surgi dans l'intervalle, ce qui n'est pas probable, l'état de paix sera alors rendu à l'Europe, et on aura de nouveau licence de rechercher et d'appliquer les principes d'une organisation durable de la paix. Mais ces dix ou quinze ans seront durs à passer.

 

Cet affaiblissement progressif de l'Allemagne sous l'effet de son propre régime, nous le voyons commencer sous nos yeux, en même temps que sa puissance s'accroît. Les tares profondes qui le produisent procèdent toutes d'une même cause. Ce qui rend ces régimes terrifiants est aussi ce qui les affaiblit avec les années, c'est-à-dire leur prodigieux dynamisme. Dans ces régimes, tout ce qui assure la permanence de la force est sacrifié à ce qui en procure le progrès ; ainsi, quand le progrès a atteint une certaine limite, la paralysie survient.

 

Par exemple, un tel régime a pour premier caractère de se dévorer continuellement lui-même. On sait assez, depuis Machiavel, qu'une conquête ou une révolution doit s'appuyer, après le succès, sur les éléments qui l'ont combattue et éliminer ceux qui l'ont favorisée. Les révolutions totalitaires, si on peut employer cette expression, observent dans une certaine mesure cette loi ; mais comme le régime qu'elles établissent entretient une atmosphère permanente de révolution, le même processus s'y répète continuellement sous une forme sourde. D'une part les éléments solides de la nation, les citoyens sérieux, actifs et disposés à servir quel que soit le régime sont sans cesse humiliés, brisés ou même supprimés comme pendant la période aiguë d'une révolution ; d'autre part les éléments exaltés, qui sont pour une part ce qu'il y a de plus sincère dans un mouvement et pour une part ce qu'il y a de plus méprisable, sont sans cesse éliminés par la disgrâce, la prison ou la mort comme pendant la réaction qui suit une révolution. Bien des êtres insi­gnifiants, pris entre ces deux classes d'hommes, partagent leur sort. Ceux qu'on a perdus sont remplacés ; mais le processus se perpétue. Chacun sait qu'il en est ainsi en Russie ; nous pouvons reconnaître par quelques faits parvenus à la connaissance du public qu'il en est de même en Allemagne, bien que non dans les mêmes proportions jusqu'ici. L'exemple de la Russie amène à croire qu'il s'agit d'un mécanisme qui joue de plus en plus avec le temps. Il aboutit à l'impuissance, parce que la possibilité de grandes actions repose toujours et partout sur l'existence et la solidité d'une équipe.

 

Dans le domaine de la technique la faiblesse essentielle de ces régimes est particulièrement éclatante. Ils manient impitoyablement la matière humaine, mais la revanche est que les hommes perdent le stimulant qu'ils puisent dans la conscience de la supériorité par rapport à la matière. Sous un tel régime il n'y a d'autre stimulant pour la besogne quotidienne que la peur et l'appétit de pouvoir ; mais le pouvoir n'est accordé qu'aux spécialistes de la politique, et la peur n'est un stimulant suffisant que pour les formes basses du travail. Déjà l'Allemagne commence à perdre l'avantage que lui procuraient la conscience et le dévouement exceptionnels de ses ouvriers ; une revue économique nationale-socialiste se plaint qu'ils « tirent au flanc » sous l'effet de la fatigue physique et morale. S'il s'agissait de la Russie, on parlerait de l' « âme russe » ; à l'égard d'ouvriers allemands c'est un fait inouï et presque incroya­ble. Mais ce qui concerne les techniciens est encore plus grave. Le régime, en Allemagne comme en Russie, leur ôte la considération sociale, malgré le besoin évident qu'il a d'eux ; il faut croire qu'il y a là une nécessité bien profonde. Même la qualité du travail de ceux qui sont déjà formés et qualifiés ne peut pas ne pas en être diminuée ; mais le problème du recrutement surtout devient presque insoluble. On sait dans quelles proportions les effectifs des écoles d'ingénieurs ont déjà baissé depuis 1929. Enfin même en ce qui concerne les objets ce qui assure la continuité du mécanisme économique est négligé. Il semble qu'en Allemagne comme en Russie les transports soient le secteur le plus faible, malgré les autostrades et le développement de l'industrie automobile, s'il est vrai que le matériel ferroviaire est moindre qu'en 1929 pour un trafic double. Ce dernier point semblerait secondaire s'il n'était un signe de plus que ces régimes s'usent par leur propre tension.

 

Mais c'est surtout à l'égard des hommes qui les subissent qu'il en est ainsi. Du point de vue purement politique, les régimes totalitaires ont pour caractère essentiel qu'ils maintiennent année après année une situation qui n'est naturelle que dans l'enthousiasme. Tous les peuples sont susceptibles d'avoir, si l'on peut dire, des moments totalitaires. Alors les foules unanimes accla­ment, la partie passive de la population, y compris ceux qui étaient auparavant hostiles à ce qu'on acclame, est vaguement admirative et se sent heureuse, quelques-uns des adversaires actifs sont déchirés et mis à mort sans que personne songe à s'en indigner, les autres sont, ils ne savent comment, réduits à l'impuissance. Ces moments sont fort agréables. Les régimes totalitaires commencent plus ou moins dans une atmosphère de ce genre, et c'est pourquoi l'étranger en reconnaît le caractère tyrannique plus tôt que ceux qui les subissent. Puis les années s'écoulent, et tout doit se passer, tous les jours, dans tout le pays, comme si l'atmosphère d'enthousiasme était permanente. Le véritable écueil du régime ne réside pas dans le besoin spirituel qu'éprouvent les hommes à penser d'une manière indépendante, mais dans leur impuissance physique et nerveuse à se maintenir dans un état durable d'enthousiasme, sinon pendant quelques années de jeunesse. C'est en fonction de cette impuis­sance physique que le problème de la liberté se pose, car on se sent libre, sous un pareil régime, exactement dans la mesure où on est enthousiaste. Quand on a ce bonheur, on n'a pas de raison de changer, car, le manque de liberté mis à part, de tels régimes seraient à bien des égards admirables. Mais l'enthou­siasme s'use mécaniquement ; alors la contrainte est sentie, et le sentiment de la contrainte suffit pour susciter ce mélange de docilité et de rancœur qui est l'état d'âme propre aux esclaves. Il s'y ajoute ce léger dégoût qu'éprouve, au milieu de gens un peu ivres, un homme qui n'a bu que de l'eau. L'étouffante nécessité de dissimuler amène enfin une haine sourde, et dès lors tout ce que chacun subit de misère, de privations ou d'humiliations, même si le régime n'en est pas directement responsable, alimente la haine. Un moment arrive enfin où la grande masse de la population, excepté la jeunesse, souhaite non pas la victoire, non pas même la paix, mais la guerre et la défaite pour se débarrasser de ses maîtres. Le pays qui en arrive là cesse jusqu'à nouvel ordre de compter comme facteur indépendant dans les combinaisons internationales. La Russie semble avoir atteint ce point vers 1932 ; l'Italie, depuis quelque temps, y est à peu près arrivée ; l'Allemagne est actuellement dans une situation bien différente, mais le régime n'y dure que depuis six ans.

 

Que produiraient ces facteurs de décomposition en cas de guerre proche ? Que produiraient-ils si l'Allemagne arrivait à dominer l'Europe avant d'avoir atteint le point de paralysie ? On ne peut le prévoir. Peut-être leur influence affaiblissante serait-elle suspendue ou annulée. Peut-être non ; mais le risque est trop grand pour pouvoir le courir. On pourrait, en comptant sur la faiblesse secrète de l'Allemagne, prendre deux partis opposés. L'un serait de risquer la guerre, dans l'espoir qu'elle serait brève, et se terminerait au moyen d'un changement de régime chez l'adversaire. Mais les conditions stratégiques, techniques et politiques de la guerre actuelle sont inconnues à un degré tel, y compris même la valeur et l'utilisation des différentes armes, qu'aucune prédiction en cette matière ne peut avoir de valeur, soit concernant la durée, soit concernant l'issue. On sait seulement par expérience que pour qu'un système politique craque au cours d'une guerre, avant l'épuisement du pays, il faut qu'il soit déjà faible quand la guerre éclate. Une autre tentation serait de laisser l'expansion de la puissance allemande se poursuivre jusqu'à sa limite naturelle, quelle qu'elle puisse être, sans jamais courir un risque de guerre pour la ralentir ou l'arrêter, dans l'espoir qu'ensuite les facteurs internes de décomposition du régime amèneront un reflux avec le minimum de dégâts. La tentation est grande, car il serait beau que pour la première fois dans l'histoire une aventure à la Napoléon commence, réussisse, échoue et se termine au point de départ, le tout sans guerre. Mais le risque aussi est grand, si le reflux ne se produisait pas. Il est plus grand encore qu'il y a vingt et un siècles. Sans doute, à cause de Rome, l'ennui, l'uniformité et la monotonie de l'existence ont tué toute source de fraîcheur, d'originalité et de vie sur une grande partie du globe. Mais il y avait encore pourtant des civilisations indépendantes ; et il y avait, grâce au ciel, les barbares, qui au bout de quelques siècles ont rudement introduit dans le monde la diversité et la vie, sources d'une civilisation nouvelle. Nous n'avons rien à espérer des barbares ; nous les avons colonisés. Nous avons colonisé aussi toutes les civilisations différentes de la nôtre. Le monde entier aujourd'hui, à peu de choses près, est ou assimilé ou soumis à l'Europe. Si l'Europe tombait pour plusieurs générations, avec les territoires qu'elle possède, sous une même et aveugle tyrannie, on ne peut mesurer ce que l'humanité y perdrait. Car, contrairement à ce qu'on affirme souvent, la force tue très bien les valeurs spirituelles, et peut en abolir jusqu'aux traces. Sans cela qui donc, sauf les âmes basses, s'inquiéterait beaucoup de politique ?

 

L'obligation s'impose ainsi impérieusement de tenir, pendant le délai où le système allemand comporte encore une force interne d'expansion. Sur ce point d'ailleurs tout le monde est pratiquement d'accord. Tenir ne veut pas dire ne pas reculer ; une détermination tout à fait rigide de ne plus reculer au cours des dix prochaines années entraînerait probablement la guerre. Tenir signifie tantôt rester sur place, tantôt reculer, tantôt même légèrement avancer, de manière à ne donner au partenaire ni le sentiment d'un obstacle qu'il ne pour­rait renverser que par une violence désespérée, ni le sentiment d'une faiblesse à l'égard de laquelle il pourrait beaucoup se permettre. Jusqu'à ces derniers temps, le premier inconvénient surtout était ou semblait être à éviter ; maintenant c'est surtout le second, de peur que ceux d'en face ne soient tentés d'en arriver à un point tel que nous n'ayons le choix qu'entre l'acceptation de la servitude et la guerre. Une telle politique est essentiellement intuitive ; elle ressemble beaucoup à la navigation entre deux rangées d'écueils. Si jamais la politique a constitué un art, c'est à présent. Cette situation rend la critique de la politique gouvernementale presque impossible, sauf cas d'erreurs grossiè­res, car il est difficile de critiquer des intuitions, surtout quand on ignore, comme c'est nécessairement le cas, de quelles informations les intuitions procèdent. Mais surtout toute critique faite au nom de tel ou tel principe devient absurde. Jusqu'à nouvel ordre les principes n'ont plus cours.

 

Nous avons été quelques-uns à beaucoup réfléchir concernant les principes d'une politique internationale, en nous efforçant de les trouver ailleurs que dans la ruse, la violence et l'hypocrisie, dont nous étions fatigués. Nous ne pouvons renoncer sans peine aux résultats de nos réflexions ; mais ils n'ont plus, actuellement, aucun sens. Cela ne signifie pas que nous ayons mal réfléchi ; sans doute au contraire. La vertu est en soi chose intemporelle, mais elle doit être exercée dans le cours du temps ; et quand, ayant le pouvoir d'agir à l'égard d'une situation donnée d'une manière sage et juste, on s'abstient de l'exercer, on en est puni souvent par la perte même de ce pouvoir. C'est ce qui arrive à la France. Il y a dix ans encore, elle pouvait agir en Europe d'une manière généreuse ; il y a trois ans encore, elle pouvait au moins se montrer raisonnable ; elle ne peut plus ni l'un ni l'autre, parce qu'elle n'est plus assez forte. Pour donner à l'Europe le sentiment que ce qu'elle consent est un signe de générosité ou du moins de modération, il faudrait que l'Europe crût qu'il était en son pouvoir de ne pas le consentir ; c'est ce qui est jusqu'à nouvel ordre impossible. Tant qu'il en est ainsi, tout espoir de grandes actions, de règlement général des difficultés, de création d'un nouvel ordre est momen­tanément aboli. Les négociations ne peuvent plus avoir d'autre règle que l'opportunité, et elles seront bonnes dans la mesure où elles donneront aux partenaires et aux spectateurs une impression de force et d'élasticité à la fois. La politique au jour le jour, qui était jusqu'ici une faute et un crime, devient une nécessité provisoire. Ceux qui tiennent aujourd'hui, à l'égard de la poli­tique extérieure, le même langage qu'il y a un an oublient en l'occurrence qu'il convient à l'homme de se conformer au temps.

 

La politique intérieure dépend pour une part de la politique extérieure ; et, dans cette mesure, là aussi l'opportunité devient provisoirement la règle. On le sent instinctivement, et c'est ce qui fait que la France est depuis plusieurs mois plongée dans une sorte de sommeil. Ceux qui continuent par tradition à exprimer leur opposition à l'égard du gouvernement le font avec un manque secret de conviction que leur ton trahit. Nous sommes tout étonnés de nous trouver, sans savoir comment nous y sommes entrés, dans l'union nationale, dans la militarisation progressive de la vie civile, dans une sorte de dictature sourde et modérée ; nous n'aimons guère cela ; nous nous mettons en règle avec notre conscience en disant que nous ne l'aimons pas, ce qui est trop facile pour être courageux. Au fond de nous-mêmes, plus ou moins secrètement, nous sommes contents de n'avoir pas le pouvoir d'en sortir. Bien peu de gens aujourd'hui prendraient la responsabilité, si elle pouvait leur incomber, de faire quoi que ce fût qui pût diminuer pour la France les possibilités de donner encore l'impression d'une certaine force.

 

Pour mon compte, je préfère le reconnaître, quoique sans plaisir, les vœux que nous pouvons former en matière politique ou sociale, internationale ou intérieure, doivent désormais, pour être raisonnables, être limités par la politique extérieure louvoyante qui nous est imposée en châtiment de nos fautes. Mais il ne s'ensuit nullement que cette politique, avec les conditions intérieures qu'elle implique, doive être regardée comme suffisante. Loin de là, elle ne peut pas se suffire à elle-même. Elle constitue une tactique défensive, et on sait que la simple défensive, si elle se prolonge, est peu efficace et détruit le courage. Elle a donc, par elle seule, bien peu de chances de réussir. Quand même, d'ailleurs, elle réussirait par miracle, quel fruit pourrions-nous en tirer ? Nous serions contraints à un mimétisme progressif à l'égard de l'Allemagne, et, dans le meilleur des cas, celui où le danger allemand s'étein­drait sans guerre, nous aurions, dans dix ou quinze ans, une Europe matérielle­ment presque aussi épuisée que par une guerre, spirituellement presque aussi vide que sous une domination allemande. Mais même un si lamentable succès ne se produirait probablement pas. Une certaine forme d'offensive nous est indispensable ; il nous faut, nous aussi, posséder une force d'expansion. Mais non pas sur le terrain de la violence et de l'appétit de pouvoir ; sur ce terrain nous sommes battus d'avance. On a raison de réclamer de la France une politique généreuse. Seulement ce n'est plus vis-à-vis de l'Allemagne ni de ses clients qu'elle peut être généreuse ; on n'est pas généreux vis-à-vis de plus fort que soi. On est généreux, si on l'est, vis-à-vis de ceux que l'on a à sa merci.


Date: 2015-12-24; view: 642


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