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Deuxième partie : Politique 3 page

 

Mais, dira-t-on, il n'est pas question de faire la guerre. Qu'on parle ferme, et les puissances fascistes reculeront. Singulier manque de logique ! Le fascisme, dit-on, c'est la guerre. Qu'est-ce à dire, sinon que les États fascistes ne reculeront pas devant les désastres indicibles que provoquerait une guerre ? Au lieu que nous, nous reculons. Oui, nous reculons et nous reculerons devant la guerre. Non pas parce que nous sommes des lâches. Encore une fois, libre à tous ceux qui craignent de passer pour lâches à leurs propres yeux d'aller se faire tuer en Espagne. S'ils allaient sur le front d'Aragon, par exemple, ils y rencontreraient peut-être, le fusil à la main, quelques Français pacifistes et qui sont restés pacifistes. Il ne s'agit pas de courage ou de lâcheté, il s'agit de peser ses responsabilités et de ne pas prendre celle d'un désastre auquel rien ne saurait se comparer.

 

Il faut en prendre son parti. Entre un gouvernement qui ne recule pas devant la guerre et un gouvernement qui recule devant elle, le second sera ordinairement désavantagé dans les négociations internationales. Il faut choisir entre le prestige et la paix. Et qu'on se réclame de la patrie, de la démocratie ou de la révolution, la politique de prestige, c'est la guerre. Alors ? Alors il serait temps de se décider : ou fleurir la tombe de Poincaré, ou cesser de nous exhorter à faire les matamores. Et si le malheur des temps veut que la guerre civile devienne aujourd'hui une guerre comme une autre, et presque inévitablement liée à la guerre internationale, on n'en peut tirer qu'une con­clusion : éviter aussi la guerre civile.

 

Nous sommes quelques-uns qui jamais, en aucun cas, n'iront fleurir la tombe de Poincaré.

 

(Vigilance, n° 44/45, 27 octobre 1936.)

 


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

La politique de neutralité
et l’assistance mutuelle

(1936)

 

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La politique de neutralité à l'égard de l'Espagne suscite des polémiques si passionnées qu'on néglige de remarquer quel précédent formidable elle constitue en matière de politique internationale.

 

Dans l'ensemble, la classe ouvrière française semble avoir approuvé les efforts accomplis par Léon Blum pour sauvegarder la paix. Mais le moins qu'on puisse lui demander, c'est de ne les approuver que conditionnellement. Il faut savoir si ces efforts auront la suite logique qu'ils comportent. Et, à parler franc, cette suite logique serait en contradiction directe avec le programme du Front Populaire. Pour poser nettement la question, neutralité ou assistance mutuelle, il faut choisir.



 

Assistance mutuelle, c'est le mot d'ordre que le Front Populaire a fait résonner à nos oreilles jusqu'à l'obsession, avant, pendant et après la période électorale. Ce mot d'ordre nous était familier ; les politiciens de droite nous y avaient accoutumés. Il constitue à présent toute la doctrine des partis de gauche. Le grand discours de Blum à Genève n'a fait que le développer, l'exposer sous tous ses aspects. Et voici qu'à présent Blum lui-même, non par ses paroles, mais par ses actes, en proclame l'absurdité.

 

Qu'est-ce qui s'est produit de l'autre côté des Pyrénées, au mois de juillet ? Une agression caractérisée, qui ne peut faire de doute pour personne. Bien sûr, ce n'est pas une nation qui a attaqué une nation. C'est une caste militaire qui a attaqué un grand peuple. Mais nous n'en sommes que plus directement intéres­sés à l'issue du conflit. Les libertés du peuple français sont étroitement liées aux libertés du peuple espagnol. Si la doctrine de l'assistance mutuelle était raisonnable, ce serait là l'occasion ou jamais d'intervenir par la force armée, de courir au secours des victimes de l'agression.

 

On ne l'a pas fait, de peur de mettre en feu l'Europe entière. On a proclamé la neutralité. On a mis l'embargo sur les armes. Nous laissons des camarades bien chers exposer seuls leur vie pour une cause qui est la nôtre aussi bien que la leur. Nous les laissons tomber, le fusil ou la grenade à la main, parce qu'ils doivent remplacer avec leur chair vivante les canons qui leur manquent. Tout cela pour éviter la guerre européenne.

 

Mais si, le cœur serré, nous avons accepté une pareille situation, qu'on ne s'avise pas par la suite de nous envoyer aux armes quand il s'agira d'un conflit entre nations. Ce que nous n'avons pas fait pour nos chers camarades d'Espagne, nous ne le ferons ni pour la Tchécoslovaquie, ni pour la Russie, ni pour aucun État. En présence du conflit le plus poignant pour nous, nous avons laissé le gouvernement proclamer la neutralité. Qu'il ne s'avise plus par la suite de nous parler d'assistance mutuelle. Devant tous les conflits, quels qu'ils soient, qui pourront éclater sur la surface du globe, nous crierons à notre tour, de toutes nos forces : Neutralité ! Neutralité ! Nous ne pourrons nous pardonner d'avoir accepté la neutralité à l'égard de la tuerie espagnole que si nous faisons tout pour transformer cette attitude en un précédent qui règle à l'avenir toute la politique extérieure française.

 

Pourrait-il en être autrement ? Nous regardons presque passivement couler le plus beau sang du peuple espagnol, et nous partirions en guerre pour un quelconque État de l'Europe centrale ! Nous exposons à la défaite, à l'exter­mination une révolution toute jeune, toute neuve, débordante de vie, riche d'un avenir illimité, et nous partirions en guerre pour ce cadavre de révolution qui a nom U.R.S.S.

 

La politique actuelle de neutralité constituerait la pire trahison de la part des organisations ouvrières françaises si elle n'était pas dirigée contre la guerre. Et elle ne peut être efficacement dirigée contre la guerre que si elle est élargie, si le principe de la neutralité se substitue entièrement au principe meurtrier de l'assistance mutuelle. Nous n'avons le droit d'approuver Léon Blum que sous cette condition.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Non-intervention généralisée

(1936 ? 1937 ?)

 

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Depuis le début de la politique de non-intervention, une préoccupation me pèse sur le cœur. Beaucoup d'autres, certainement, la partagent.

 

Mon intention n'est pas de me joindre aux violentes attaques, quelques-unes sincères, la plupart perfides, qui se sont abattues sur notre camarade Léon Blum. Je reconnais les nécessités qui déterminent son action. Si dures, si amères qu'elles soient, j'admire le courage moral qui lui a permis de s'y soumettre malgré toutes les déclamations. Même quand j'étais en Aragon, en Catalogne, au milieu d'une atmosphère de combat, parmi des militants qui n'avaient pas de terme assez sévère pour qualifier la politique de Blum, j'approuvais cette politique. C'est que je me refuse pour mon compte person­nel à sacrifier délibérément la paix, même lorsqu'il s'agit de sauver un peuple révolutionnaire menacé d'extermination.

 

Mais dans presque tous les discours que notre camarade Léon Blum a prononcés depuis le début de la guerre espagnole, je trouve, à côté de formu­les profondément émouvantes sur la guerre et la paix, d'autres formules qui rendent un son inquiétant. J'ai attendu avec anxiété que des militants respon­sables réagissent, discutent, posent certaines questions. Je constate que l'atmosphère trouble qui existe à l'intérieur du Front Populaire réduit bien des camarades au silence ou à une expression enveloppée de leur pensée.

 

Léon Blum ne manque pas une occasion, au milieu des phrases les plus émouvantes, d'exposer en substance ceci : nous voulons la paix, nous la maintiendrons à tout prix, sauf si une agression contre notre territoire ou les territoires garantis par nous nous contraint à la guerre.

 

Autrement dit, nous ne ferons pas la guerre pour empêcher les ouvriers, les paysans espagnols d'être exterminés par une clique de sauvages plus ou moins galonnés. Mais, le cas échéant, nous ferions la guerre pour l'Alsace-Lorraine, pour le Maroc, pour la Russie, pour la Tchécoslovaquie, et, si un Tardieu quelconque avait signé un pacte d'alliance avec Honolulu, nous ferions la guerre pour Honolulu.

 

En raison de la sympathie que j'éprouve pour Léon Blum, et surtout à cause des menaces qui pèsent sur tout notre avenir, je donnerais beaucoup pour pouvoir interpréter autrement les formules auxquelles je pense. Mais il n'y a pas d'autre interprétation possible. Les paroles de Blum ne sont que trop claires.

 

Est-ce que les militants des organisations de gauche et de la C.G.T., est-ce que les ouvriers et les paysans de notre pays acceptent cette position ? Je n'en sais rien. Chacun doit prendre ses responsabilités. En ce qui me concerne, je ne l'accepte pas.

 

Les ouvriers, les paysans qui, de l'autre côté des Pyrénées, se battent pour défendre leur vie, leur liberté, pour soulever le poids de l'oppression sociale qui les a écrasés si longtemps, pour arriver à prendre en main leur destinée, ne sont liés à la France par aucun traité écrit. Mais tous, C.G.T., parti socialiste, classe ouvrière, nous nous sentons liés à eux par un pacte de fraternité non écrit, par des liens de chair et de sang plus forts que tous les traités. Que pèsent, au regard de cette fraternité unanimement ressentie, les signatures apposées par des Poincaré, des Tardieu, des Laval quelconques sur des papiers qui n'ont jamais été soumis à notre approbation ? Si jamais la somme de souffrances, de sang et de larmes que représente une guerre pouvait se justi­fier, ce serait lorsqu'un peuple lutte et meurt pour une cause qu'il a le désir de défendre, non pour un morceau de papier dont il n'a jamais eu à connaître.

 

Léon Blum partage sans doute, sur la question espagnole, les sentiments des masses populaires. On dit que lorsqu'il a parlé de l'Espagne devant les secrétaires de fédérations socialistes, il a pleuré. Très probablement, s'il était dans l'opposition, il prendrait à son compte le mot d'ordre : « des canons pour l'Espagne » . Ce qui a retenu son élan de solidarité, c'est un sentiment lié à la possession du pouvoir : le sentiment de responsabilité d'un homme qui tient entre ses mains le sort d'un peuple, et qui se voit sur le point de le précipiter dans une guerre. Mais si au lieu des ouvriers et des paysans espagnols une quelconque Tchécoslovaquie était en jeu, serait-il saisi du même sentiment de responsabilité ? Ou bien un certain esprit juridique lui ferait-il croire qu’en pareil cas toute la responsabilité appartient à un morceau de papier ? Cette question est pour chacun de nous une question de vie ou de mort.

 

La sécurité collective est au programme du Front Populaire. À mon avis, quand les communistes accusent Léon Blum d'abandonner, dans l'affaire espagnole, le programme du Front Populaire, ils ont raison. Il est vrai que les pactes et autres textes se rapportant à la sécurité collective ne prévoient rien de semblable au conflit espagnol ; c'est qu'on ne s'est jamais attendu à rien de semblable. Mais enfin les faits sont assez clairs. Il y a eu agression, agression militaire caractérisée, quoique sous forme de guerre civile. Des pays étrangers ont soutenu cette agression. Il semblerait normal d'étendre à un cas pareil le principe de la sécurité collective, d'intervenir militairement pour écraser l'armée coupable d'agression. Au lieu de s'orienter dans cette voie, Léon Blum a essayé de limiter le conflit. Pourquoi ? Parce que l'intervention, au lieu de rétablir l'ordre en Espagne, aurait mis le feu à toute l'Europe. Mais il en a toujours été, il en sera toujours de même toutes les fois qu'une guerre locale pose la question de la sécurité collective. Je défie n'importe qui, y compris Léon Blum, d'expliquer pourquoi les raisons qui détournent d'intervenir en Espagne auraient moins de force s'il s'agissait de la Tchécoslovaquie envahie par les Allemands.

 

Beaucoup de gens ont demandé à Léon Blum de « reconsidérer » sa politique à l'égard de l'Espagne. C'est une position qui se défend. Mais si on ne l'adopte pas, alors, pour être conséquent envers soi-même, il faut demander à Léon Blum d'une part, aux masses populaires de l'autre, de « reconsidérer » le principe de la sécurité collective. Si la non-intervention en Espagne est raisonnable, la sécurité collective est une absurdité, et réciproquement.

 

Le jour où Léon Blum a décidé de ne pas intervenir en Espagne, il a assumé une lourde responsabilité. Il a décidé alors d'aller, le cas échéant, jusqu'à abandonner nos camarades d'Espagne à une extermination massive. Nous tous qui l'avons soutenu, nous partageons cette responsabilité. Eh bien ! si nous avons accepté de sacrifier les mineurs des Asturies, les paysans affamés d'Aragon et de Castille, les ouvriers libertaires de Barcelone, plutôt que d'allumer une guerre mondiale, rien d'autre au monde ne doit nous amener à allumer la guerre. Rien, ni l'Alsace-Lorraine, ni les colonies, ni les pactes. Il ne sera pas dit que rien au monde nous est plus cher que la vie du peuple espagnol. Ou bien si nous les abandonnons, si nous les laissons massacrer, et si ensuite nous faisons quand même la guerre pour un autre motif, qu'est-ce qui pourra nous justifier à nos propres yeux ?

 

Est-ce qu'on va se décider, oui ou non, à regarder ces questions en face, à poser dans son ensemble le problème de la guerre et de la paix ? Si nous continuons à éluder le problème, à fermer volontairement les yeux, à répéter des mots d'ordre qui ne résolvent rien, que vienne donc alors la catastrophe mondiale. Tous nous l'aurons méritée par notre lâcheté d'esprit.


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Ne recommençons pas
la guerre de Troie

(Pouvoir des mots)

(1er au 15 avril 1937)

 

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Nous vivons à une époque où la sécurité relative qu'apporte aux hommes une certaine domination technique sur la nature est largement compensée par les dangers de ruines et de massacres que suscitent les conflits entre grou­pements humains. Si le péril est si grave, c'est sans doute en partie à cause de la puissance des instruments de destruction que la technique a mis entre nos mains ; mais ces instruments ne partent pas tout seuls, et il n'est pas honnête de vouloir faire retomber sur la matière inerte une situation dont nous portons la pleine responsabilité. Les conflits les plus menaçants ont un caractère commun qui pourrait rassurer des esprits superficiels, mais qui, malgré l'apparence, en constitue le véritable danger ; c'est qu'ils n'ont pas d'objectif définissable. Tout au long de l'histoire humaine, on peut vérifier que les conflits sans comparaison les plus acharnés, sont ceux qui n'ont pas d'objectif. Ce paradoxe, une fois qu'on l'a aperçu clairement, est peut-être une des clefs de l'histoire ; il est sans doute la clef de notre époque.

 

Quand il y a lutte autour d'un enjeu bien défini, chacun peut peser ensemble la valeur de cet enjeu et les frais probables de la lutte, décider jusqu'où cela vaudra la peine de pousser l'effort ; il n'est même pas difficile en général de trouver un compromis qui vaille mieux, pour chacune des parties adverses, qu'une bataille même victorieuse. Mais quand une lutte n'a pas d'objectif, il n'y a plus de commune mesure, il n'y a plus de balance, plus de proportion, plus de comparaison possible ; un compromis n'est même pas concevable ; l'importance de la bataille se mesure alors uniquement aux sacri­fices qu'elle exige, et comme, de ce fait même, les sacrifices déjà accomplis appellent perpétuellement des sacrifices nouveaux, il n'y aurait aucune raison de s'arrêter de tuer et de mourir, si par bonheur les forces humaines ne finissaient par trouver leur limite. Ce paradoxe est si violent qu'il échappe à l'analyse. Pourtant, tous les hommes dits cultivés en connaissent l'exemple le plus parfait ; mais une sorte de fatalité nous fait lire sans comprendre.

 

Les Grecs et les Troyens s'entre-massacrèrent autrefois pendant dix ans à cause d'Hélène. Aucun d'entre eux, sauf le guerrier amateur Pâris, ne tenait si peu que ce fût à Hélène ; tous s'accordaient pour déplorer qu'elle fût jamais née. Sa personne était si évidemment hors de proportion avec cette gigan­tesque bataille qu'aux yeux de tous elle constituait simplement le symbole du véritable enjeu ; mais le véritable enjeu, personne ne le définissait et il ne pouvait être défini, car il n'existait pas. Aussi ne pouvait-on pas le mesurer. On en imaginait simplement l'importance par les morts accomplies et les massacres attendus. Dès lors cette importance dépassait toute limite assi­gnable. Hector pressentait que sa ville allait être détruite, son père et ses frères massacrés, sa femme dégradée par un esclavage pire que la mort ; Achille savait qu'il livrait son père aux misères et aux humiliations d'une vieillesse sans défense ; la masse des gens savait que leurs foyers seraient détruits par une absence si longue ; aucun n'estimait que c'était payer trop cher, parce que tous poursuivaient un néant dont la valeur se mesurait uniquement au prix qu'il fallait payer. Pour faire honte aux Grecs qui proposaient de retourner chacun chez soi, Minerve et Ulysse croyaient trouver un argument suffisant dans l'évocation des souffrances de leurs camarades morts. À trois mille ans de distance, on retrouve dans leur bouche et dans la bouche de Poincaré exactement la même argumentation pour flétrir les propositions de paix blanche. De nos jours, pour expliquer ce sombre acharnement à accumuler les ruines inutiles, l'imagination populaire a parfois recours aux intrigues supposées des congrégations économiques. Mais il n'y a pas lieu de chercher si loin. Les Grecs du temps d'Homère n'avaient pas de marchands d'airain organisés, ni de Comité de Forgerons. À vrai dire, dans l'esprit des contem­porains d'Homère, le rôle que nous attribuons aux mystérieuses oligarchies économiques était tenu par les dieux de la mythologie grecque. Mais pour acculer les hommes aux catastrophes les plus absurdes, il n'est besoin ni de dieux ni de conjurations secrètes. La nature humaine suffit.

 

Pour qui sait voir, il n'y a pas aujourd'hui de symptôme plus angoissant que le caractère irréel de la plupart des conflits qui se font jour. Ils ont encore moins de réalité que le conflit entre les Grecs et les Troyens. Au centre de la guerre de Troie, il y avait du moins une femme, et qui plus est une femme parfaitement belle. Pour nos contemporains, ce sont des mots ornés de majuscules qui jouent le rôle d'Hélène. Si nous saisissons, pour essayer de le serrer, un de ces mots tout gonflés de sang et de larmes, nous le trouvons sans contenu. Les mots qui ont un contenu et un sens ne sont pas meurtriers. Si parfois l'un d'eux est mêlé à une effusion de sang, c'est plutôt par accident que par fatalité, et il s'agit alors en général d'une action limitée et efficace. Mais qu'on donne des majuscules à des mots vides de signification, pour peu que les circonstances y poussent, les hommes verseront des flots de sang, amon­celleront ruines sur ruines en répétant ces mots, sans pouvoir jamais obtenir effectivement quelque chose qui leur corresponde ; rien de réel ne peut jamais leur correspondre, puisqu'ils ne veulent rien dire. Le succès se définit alors exclusivement par l'écrasement des groupes d'hommes qui se réclament de mots ennemis ; car c'est encore là un caractère de ces mots, qu'ils vivent par couples antagonistes. Bien entendu, ce n'est pas toujours par eux-mêmes que de tels mots sont vides de sens ; certains d'entre eux en auraient un, si on prenait la peine de les définir convenablement. Mais un mot ainsi défini perd sa majuscule, il ne peut plus servir de drapeau ni tenir sa place dans les cliquetis des mots d'ordre ennemis ; il n'est plus qu'une référence pour aider à saisir une réalité concrète, au un objectif concret, ou une méthode d'action. Éclaircir les notions, discréditer les mots congénitalement vides, définir l'usage des autres par des analyses précises, c'est là, si étrange que cela puisse paraître, un travail qui pourrait préserver des existences humaines.

 

Ce travail, notre époque y semble à peu près inapte. Notre civilisation couvre de son éclat une véritable décadence intellectuelle. Nous n'accordons à la superstition, dans notre esprit, aucune place réservée, analogue à la mytho­logie grecque, et la superstition se venge en envahissant sous le couvert d'un vocabulaire abstrait tout le domaine de la pensée. Notre science contient comme dans un magasin les mécanismes intellectuels les plus raffinés pour résoudre les problèmes les plus complexes, mais nous sommes presque incapables d'appliquer les méthodes élémentaires de la pensée raisonnable. En tout domaine nous semblons avoir perdu les notions essentielles de l'intelli­gence, les notions de limite, de mesure, de degré, de proportion, de relation, de rapport, de condition, de liaison nécessaire, de connexion entre moyens et résultats. Pour s'en tenir aux affaires humaines, notre univers politique est exclusivement peuplé de mythes et de monstres ; nous n'y connaissons que des entités, que des absolus. Tous les mots du vocabulaire politique et social pourraient servir d'exemple. Nation, sécurité, capitalisme, communisme, fas­cisme, ordre, autorité, propriété, démocratie, on pourrait les prendre tous les uns après les autres. Jamais nous ne les plaçons dans des formules telles que : Il y a démocratie dans la mesure où..., ou encore : Il y a capitalisme pour autant que... L'usage d'expressions du type « dans la mesure où » dépasse notre puissance intellectuelle. Chacun de ces mots semble représenter une réalité absolue, indépendante de toutes les conditions, ou un but absolu, indépendant de tous les modes d'action, ou encore un mal absolu ; et en même temps, sous chacun de ces mots nous mettons tour à tour ou même simulta­nément n'importe quoi. Nous vivons au milieu de réalités changeantes, diverses, déterminées par le jeu mouvant des nécessités extérieures, se transformant en fonction de certaines conditions et dans certaines limites ; mais nous agissons, nous luttons, nous sacrifions nous-mêmes et autrui en vertu d'abstractions cristallisées, isolées, impossibles à mettre en rapport entre elles ou avec les choses concrètes. Notre époque soi-disant technicienne ne sait que se battre contre les moulins à vent.

 

Aussi n'y a-t-il qu'à regarder autour de soi pour trouver des exemples d'absurdités meurtrières. L'exemple de choix, ce sont les antagonismes entre nations. On croit souvent les expliquer en disant qu'ils dissimulent simplement des antagonismes capitalistes ; mais on oublie un fait qui pourtant crève les yeux, c'est que le réseau de rivalités et de complexités, de luttes et d'alliances capitalistes qui s'étend sur le monde, ne correspond nullement à la division du monde en nations. Le jeu des intérêts peut opposer entre eux deux groupe­ments français, et unir chacun d'eux à un groupement allemand. L'industrie allemande de transformation peut être considérée avec hostilité par les entreprises françaises de mécanique ; mais il est à peu près indifférent aux compagnies minières que le fer de Lorraine soit transformé en France ou en Allemagne, et les vignerons, les fabricants d'articles de Paris et autres sont intéressés à la prospérité de l'industrie allemande. Ces vérités élémentaires rendent inintelligible l'explication courante des rivalités entre nations. Si l'on dit que le nationalisme recouvre toujours des appétits capitalistes, on devrait dire les appétits de qui. Des Houillères ? De la grosse métallurgie ? De la construction mécanique ? De l'Électricité ? Du Textile ? Des Banques ? Ce ne peut être tout cela ensemble, car les intérêts ne concordent pas ; et si on a en vue une fraction du capitalisme, encore faudrait-il expliquer pourquoi cette fraction s'est emparée de l'État. Il est vrai que la politique d'un État coïncide toujours à un moment donné avec les intérêts d'un secteur capitaliste quelconque ; on a ainsi une explication passe-partout qui du fait même de son insuffisance s'applique à n'importe quoi. Étant donné la circulation interna­tionale du capital, on ne voit pas non plus pourquoi un capitaliste recher­cherait plutôt la protection de son propre État que d'un État étranger, ou exercerait plus difficilement les moyens de pression et de séduction dont il dispose sur les hommes d'État étrangers que sur ses compatriotes. La structure de l'Économie mondiale ne correspond à la structure politique du monde que pour autant que les États exercent leur autorité en matière économique ; mais aussi le sens dans lequel s'exerce cette autorité ne peut pas s'expliquer par le simple jeu des intérêts économiques. Quand on examine le contenu du mot : intérêt national, on n'y trouve même pas l'intérêt des entreprises capitalistes. « On croit mourir pour la patrie, disait Anatole France ; on meurt pour des industriels. » Ce serait encore trop beau. On ne meurt même pas pour quelque chose d'aussi substantiel, d'aussi tangible qu'un industriel.


Date: 2015-12-24; view: 679


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