Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






Deuxième partie : Politique 4 page

 

L'intérêt national ne peut se définir ni par un intérêt commun des grandes entreprises industrielles, commerciales ou bancaires d'un pays, car cet intérêt commun n'existe pas, ni par la vie, la liberté et le bien-être des citoyens, car on les adjure continuellement de sacrifier leur bien-être, leur liberté et leur vie à l'intérêt national. En fin de compte, si on examine l'histoire moderne, on arrive à la conclusion que l'intérêt national, c'est pour chaque État la capacité de faire la guerre. En 1911 la France a failli faire la guerre pour le Maroc ; mais pourquoi le Maroc était-il si important ? À cause de la réserve de chair à canon que devait constituer l'Afrique du Nord, à cause de l'intérêt qu'il y a pour un pays, du point de vue de la guerre, à rendre son économie aussi indépendante que possible par la possession de matières premières et de débouchés. Ce qu'un pays appelle intérêt économique vital, ce n'est pas ce qui permet à ses citoyens de vivre, c'est ce qui lui permet de faire la guerre ; le pétrole est bien plus propre à susciter les conflits internationaux que le blé. Ainsi, quand on fait la guerre, c'est pour conserver ou pour accroître les moyens de la faire. Toute la politique internationale roule autour de ce cercle vicieux. Ce qu'on nomme prestige national consiste à agir de manière à toujours donner l'impression aux autres pays qu'éventuellement on est sûr de les vaincre, afin de les démoraliser. Ce qu'on nomme sécurité nationale, c'est un état de choses chimérique où l'on conserverait la possibilité de faire la guerre en en privant tous les autres pays. Somme toute, une nation qui se respecte est prête à tout, y compris la guerre, plutôt que de renoncer à faire éventuellement la guerre. Mais pourquoi faut-il pouvoir faire la guerre ? On ne le sait pas plus que les Troyens ne savaient pourquoi ils devaient garder Hélène. C'est pour cela que la bonne volonté des hommes d'État amis de la paix est si peu efficace. Si les pays étaient divisés par des oppositions réelles d'intérêts, an pourrait trouver des compromis satisfaisants. Mais quand les intérêts économiques et politiques n'ont de sens qu'en vue de la guerre, comment les concilier d'une manière pacifique ? C'est la notion même de nation qu'il faudrait supprimer. Ou plutôt c'est l'usage de ce mot : car le mot national et les expressions dont il fait partie sont vides de toute signification, ils n'ont pour contenu que les millions de cadavres, les orphelins, les mutilés, le désespoir, les larmes.



 

Un autre exemple admirable d'absurdité sanglante, c'est l'opposition entre fascisme et communisme. Le fait que cette opposition détermine aujourd'hui pour nous une double menace de guerre civile et de guerre mondiale est peut-être le symptôme de carence intellectuelle le plus grave parmi tous ceux que nous pouvons constater autour de nous. Car si on examine le sens qu'ont aujourd'hui ces deux termes, on trouve deux conceptions politiques et sociales presque identiques. De part et d'autre, c'est la même mainmise de l'État sur presque toutes les formes de vie individuelle et sociale ; la même militari­sation forcenée ; la même unanimité artificielle, obtenue par la contrainte, au profit d'un parti unique qui se confond avec l'État et se définit par cette confusion ; le même régime de servage imposé par l'État aux masses labo­rieuses à la place du salariat classique. Il n'y a pas deux nations dont la structure soit plus semblable que l'Allemagne et la Russie, qui se menacent mutuellement d'une croisade internationale et feignent chacune de prendre l'autre pour la Bête de l'Apocalypse. C'est pourquoi on peut affirmer sans crainte que l'opposition entre fascisme et communisme n'a rigoureusement aucun sens. Aussi la victoire du fascisme ne peut-elle se définir que par l'extermination des communistes, et la victoire du communisme que par l'extermination des fascistes. Il va de soi que dans ces conditions, l'anti­fascisme et l'anticommunisme sont eux aussi dépourvus de sens. La position des antifascistes, c'est : Tout plutôt que le fascisme ; tout, y compris le fascisme sous le nom de communisme. La position des anticommunistes, c'est : Tout plutôt que le communisme ; tout, y compris le communisme sous le nom de fascisme. Pour cette belle cause, chacun, dans les deux camps, est résigné d'avance à mourir, et surtout à tuer. Pendant l'été de 1932, à Berlin, il se formait fréquemment dans la rue un petit attroupement autour de deux ouvriers ou petits bourgeois, l'un communiste, l'autre nazi, qui discutaient ensemble ; ils constataient toujours au bout d'un temps donné qu'ils défen­daient rigoureusement le même programme, et cette constatation leur donnait le vertige, mais augmentait encore chez chacun d'eux la haine contre un adversaire si essentiellement ennemi qu'il restait ennemi en exposant les mêmes idées. Depuis, quatre années et demie se sont écoulées ; les commu­nistes allemands sont encore torturés par les nazis dans les camps de concentration, et il n'est pas sûr que la France ne soit pas menacée d'une guerre d'extermination entre antifascistes et anticommunistes. Si une telle guerre avait lieu, la guerre de Troie serait un modèle de bon sens en compa­raison ; car même si on admet avec un poète grec qu'il y avait seulement à Troie le fantôme d'Hélène, le fantôme d'Hélène est encore une réalité substantielle à côté de l'opposition entre fascisme et communisme.

 

L'opposition entre dictature et démocratie, qui s'apparente à celle entre ordre et liberté, est, elle au moins, une opposition véritable. Cependant elle perd son sens si on en considère chaque terme comme une entité, ce qu'on fait le plus souvent de nos jours, au lieu de le prendre comme une référence permettant de mesurer les caractéristiques d'une structure sociale. Il est clair qu'il n'y a nulle part ni dictature absolue, ni démocratie absolue, mais que l'organisme social est toujours et partout un composé de démocratie et de dictature, avec des degrés différents ; il est clair aussi que le degré de la démocratie se définit par les rapports qui lient les différents rouages de la machine sociale, et dépend des conditions qui déterminent le fonctionnement de cette machine ; c'est donc sur ces rapports et sur ces conditions, qu'il faut essayer d'agir. Au lieu de quoi on considère en général qu'il v a des groupe­ments humains, nations ou partis, qui incarnent intrinsèquement la dictature ou la démocratie, de sorte que selon qu'on est porté par tempérament à tenir surtout à l'ordre ou surtout à la liberté, on est obsédé du désir d'écraser les uns ou les autres de ces groupements. Beaucoup de Français croient de bonne foi par exemple qu'une victoire militaire de la France sur l'Allemagne serait une victoire de la démocratie. À leurs yeux, la liberté réside dans la nation française et la tyrannie dans la nation allemande, à peu près comme pour les contemporains de Molière une vertu dormitive résidait dans l'opium. Si un jour les nécessités dites « de la défense nationale » font de la France un camp retranché où toute la nation soit entièrement soumise à l'autorité militaire, et si la France ainsi transformée entre en guerre avec l'Allemagne, ces Français se feront tuer, non sans avoir tué le plus possible d'Allemands, avec l'illusion touchante de verser leur sang pour la démocratie. Il ne leur vient pas à l'esprit que la dictature a pu s'installer en Allemagne à la faveur d'une situation déterminée ; et que susciter pour l'Allemagne une autre situation qui rende possible un certain relâchement de l'autorité étatique serait peut-être plus efficace que de tuer les petits gars de Berlin et de Hambourg.

 

Pour prendre un autre exemple, si on ose exposer devant un homme de parti l'idée d'un armistice en Espagne, il répondra avec indignation, si c'est un homme de droite, qu'il faut lutter jusqu'au bout pour la victoire de l'ordre et l'écrasement des fauteurs d'anarchie ; il répondra avec non moins d'indi­gnation, si c'est un homme de gauche, qu'il faut lutter jusqu'au bout pour la liberté du peuple, pour le bien-être des masses laborieuses, pour l'écrasement des oppresseurs et des exploiteurs. Le premier oublie qu'aucun régime politique, quel qu'il soit, ne comporte de désordres qui puissent égaler de loin ceux de la guerre civile, avec les destructions systématiques, les massacres en série sur la ligne de feu, le relâchement de la production, les centaines de crimes individuels commis quotidiennement dans les deux camps du fait que n'importe quel voyou a un fusil en main. L'homme de gauche oublie de son côté que, même dans le camp des siens, les nécessités de la guerre civile, l'état de siège, la militarisation du front et de l'arrière, la terreur policière, la suppression de toute limitation à l'arbitraire, de toute garantie individuelle, suppriment la liberté bien plus radicalement que ne ferait l'accession au pouvoir d'un parti d'extrême droite ; il oublie que les dépenses de guerre, les ruines, le ralentissement de la production condamnent le peuple, et pour longtemps, à des privations bien plus cruelles que ne feraient ses exploiteurs. L'homme de droite et l'homme de gauche oublient tous deux que de longs mois de guerre civile ont peu à peu amené dans les deux camps un régime presque identique. Chacun des deux a perdu son idéal sans s'en apercevoir, en lui substituant une entité vide ; pour chacun des deux, la victoire de ce qu'il nomme encore son idée ne peut plus se définir que par l'extermination de l'adversaire ; et chacun des deux, si on lui parle de paix, répondra avec mépris par l'argument massue, l'argument de Minerve dans Homère, l'argument de Poincaré en 1917 : « Les morts ne le veulent pas. »

 

 

*

 

 

Ce qu'on nomme de nos jours, d'un terme qui demanderait des précisions, la lutte des classes, c'est de tous les conflits qui opposent des groupements humains le mieux fondé, le plus sérieux, on pourrait peut-être dire le seul sérieux ; mais seulement dans la mesure où n'interviennent pas là des entités imaginaires qui empêchent toute action dirigée, font porter les efforts dans le vide, et entraînent le danger de haines inexpiables, de folles destructions, de tueries insensées. Ce qui est légitime, vital, essentiel, c'est la lutte éternelle de ceux qui obéissent contre ceux qui commandent, lorsque le mécanisme du pouvoir social entraîne l'écrasement de la dignité humaine chez ceux d'en bas. Cette lutte est éternelle parce que ceux qui commandent tendent toujours, qu'ils le sachent ou non, à fouler aux pieds la dignité humaine au-dessous d'eux. La fonction de commandement, pour autant qu'elle s'exerce, ne peut pas, sauf cas particuliers, respecter l'humanité dans la personne des agents d'exécution. Si elle s'exerce comme si les hommes étaient des choses, et encore sans aucune résistance, elle s'exerce inévitablement sur des choses exceptionnellement ductiles ; car l'homme soumis à la menace de mort, qui est en dernière analyse la sanction suprême de toute autorité, peut devenir plus maniable que la matière inerte. Aussi longtemps qu'il y aura une hiérarchie sociale stable, quelle qu'en puisse être la forme, ceux d'en bas devront lutter pour ne pas perdre tous les droits d'un être humain. D'autre part la résistance de ceux d'en haut, si elle apparaît d'ordinaire comme contraire à la justice, repose elle aussi sur des motifs concrets. D'abord des motifs personnels ; sauf le cas d'une générosité assez rare, les privilégiés répugnent à perdre une part de leurs privilèges matériels ou moraux. Mais aussi des motifs plus élevés. Ceux qui sont investis des fonctions de commandement se sentent la mission de défendre l'ordre indispensable à toute vie sociale, et ils ne conçoivent pas d'autre ordre passible que celui qui existe. Ils n'ont pas entièrement tort, car jusqu'à ce qu'un autre ordre ait été en fait établi, on ne peut affirmer avec certitude qu'il sera possible ; c'est justement pourquoi il ne peut y avoir progrès social que si la pression d'en bas est suffisante pour changer effectivement les rapports de force, et contraindre ainsi à établir en fait des relations sociales nouvelles. La rencontre entre la pression d'en bas et la résistance d'en haut suscite ainsi continuellement un équilibre instable, qui définit à chaque instant la structure d'une société. Cette rencontre est une lutte, mais elle n'est pas une guerre ; elle peut se transformer en guerre dans certaines circonstances, mais il n'y a là aucune fatalité. L'Antiquité ne nous a pas seulement légué l'histoire des massacres interminables et inutiles autour de Troie, elle nous a laissé également l'histoire de l'action énergique et unanime par laquelle les plébéiens de Rome, sans verser une goutte de sang, sont sortis d'une condition qui touchait à l'esclavage et ont obtenu comme garantie de leurs droits nouveaux l'institution des tribuns. C'est exactement de la même manière que les ouvriers français, par l'occupation des usines, mais sans violences, ont imposé la reconnaissance de quelques droits élémentaires, et comme garantie de ces droits l'institution de délégués élus.

 

 

*

 

 

La Rome primitive avait pourtant sur la France moderne un sérieux avantage. Elle ne connaissait en matière sociale ni abstractions, ni entités, ni mots à majuscule, ni mots en isme ; rien de ce qui risque chez nous d'annuler les efforts les plus soutenus, ou de faire dégénérer la lutte sociale en une guerre aussi ruineuse, aussi sanglante, aussi absurde de n'importe quel point de vue que la guerre entre nations. On peut prendre presque tous les termes, toutes les expressions de notre vocabulaire politique, et les ouvrir ; au centre on trouvera le vide. Que peut bien vouloir dire par exemple le mot d'ordre, si populaire pendant les élections, de « lutte contre les trusts » ? Un trust, c'est un monopole économique placé aux mains de puissances d'argent, et dont elles usent non pas au mieux de l'intérêt public, mais de manière à accroître leur pouvoir. Qu'est-ce qu'il y a de mauvais là-dedans ? C'est le fait qu'un monopole sert d'instrument à une volonté de puissance étrangère au bien public. Or, ce n'est pas ce fait qu'on cherche à supprimer, mais le fait, indiffé­rent en lui-même, que cette volonté de puissance est celle d'une oligarchie économique. On propose de substituer à ces oligarchies l'État, qui a lui aussi sa volonté de puissance tout aussi étrangère au bien public ; encore s'agit-il pour l'État de puissance non plus économique mais militaire, et par suite bien plus dangereuse pour les braves gens qui aiment à vivre. Réciproquement, du côté bourgeois, que peut-on bien entendre par l'hostilité à l'étatisme écono­mique, alors qu'on admet les monopoles privés, qui comportent tous les inconvénients économiques et techniques des monopoles d'État, et peut-être d'autres encore ? On pourrait faire une longue liste de mots d'ordre ainsi groupés deux par deux, et également illusoires. Ceux-là sont relativement inoffensifs, mais ce n'est pas le cas pour tous.

 

 

*

 

 

Ainsi que peuvent bien avoir dans l'esprit ceux pour qui le mot « capitalisme » représente le mal absolu ? Nous vivons dans une société qui comporte des formes de contrainte et d'oppression trop souvent écrasantes pour les masses d'êtres humains qui les subissent, des inégalités très doulou­reuses, quantité de tortures inutiles. D'autre part, cette société se caractérise, du point de vue économique, par certains modes de production, de consom­mation, d'échange, qui sont d'ailleurs en transformation perpétuelle et qui dépendent de quelques rapports fondamentaux entre la production et la circulation des marchandises, entre la circulation des marchandises et la monnaie, entre la monnaie et la production, entre la monnaie et la consom­mation. Cet ensemble de phénomènes économiques divers et changeants, on le cristallise arbitrairement en une abstraction impossible à définir, et on rapporte à cette abstraction, sous le nom de capitalisme, toutes les souffrances qu'on subit ou qu'on constate autour de soi. À partir de là, il suffit qu'un homme ait du caractère pour qu'il dévoue sa vie à la destruction du capita­lisme, ou, ce qui revient au même, à la révolution ; car ce mot de révolution n'a aujourd'hui que cette signification purement négative.

 

Comme la destruction du capitalisme n'a aucun sens, du fait que le capitalisme est une abstraction, comme elle n'implique pas un certain nombre de modifications précises apportées au régime - de telles modifications sont traitées dédaigneusement de « réformes » - elle peut seulement signifier l'écra­sement des capitalistes et plus généralement de tous ceux qui ne se déclarent pas contre le capitalisme. Il est apparemment plus facile de tuer, et même de mourir, que de se poser quelques questions bien simples, telles que celles-ci : les lois, les conventions, qui régissent actuellement la vie économique, forment-elles un système ? Dans quelle mesure y a-t-il connexion nécessaire entre tel ou tel phénomène économique et les autres ? Jusqu'à quel point la modification de telle ou telle de ces lois économiques se répercuterait-elle sur les autres ? Dans quelle mesure les souffrances imposées par les rapports sociaux de notre époque dépendent-elles de telle ou telle convention de notre vie économique ; dans quelle mesure de l'ensemble de toutes ces conven­tions ? Dans quelle mesure ont-elles pour causes d'autres facteurs, soit des facteurs durables qui persisteraient après la transformation de notre organi­sation économique, soit au contraire des facteurs qu'on pourrait supprimer sans mettre fin à ce qu'on nomme le régime ? Quelles souffrances nouvelles, soit passagères, soit permanentes, impliquerait nécessairement la méthode à mettre en œuvre pour une telle transformation ? Quelles souffrances nouvelles risquerait d'apporter la nouvelle organisation sociale que l'on instituerait ? Si l'on étudiait sérieusement ces problèmes, on pourrait peut-être arriver à avoir quelque chose dans l'esprit quand on dit que le capitalisme est un mal ; mais il ne s'agirait que d'un mal relatif, et une transformation du régime social ne pourrait être proposée qu'en vue de parvenir à un moindre mal. Encore ne devrait-il s'agir que d'une transformation déterminée.

 

 

*

 

 

Toute cette critique pourrait tout aussi bien s'appliquer à l'autre camp, en remplaçant la préoccupation des souffrances infligées aux couches sociales d'en bas par le souci de l'ordre à sauvegarder, et le désir de transformation par le désir de conservation. Les bourgeois assimilent volontiers à des facteurs de désordre tous ceux qui envisagent la fin du capitalisme, et même parfois ceux qui désirent le réformer, parce qu'ils ignorent dans quelle mesure et en fonction de quelles circonstances les divers rapports économiques dont l'ensemble forme ce qu'on appelle actuellement capitalisme peuvent être con­sidérés comme des conditions de l'ordre. Beaucoup d'entre eux, ne sachant pas quelle modification peut être ou non dangereuse, préfèrent tout conserver, sans se rendre compte que la conservation parmi des circonstances changean­tes constitue elle-même une modification dont les conséquences peuvent être des désordres. La plupart invoquent les lois économiques aussi religieusement que s'il s'agissait des lois non écrites d'Antigone, alors qu'ils les voient quotidiennement changer sous leurs yeux. Pour eux aussi, la conservation du régime capitaliste est une expression vide de sens, puisqu'ils ignorent ce qu'il faut conserver, sous quelles conditions, dans quelle mesure ; elle ne peut signifier pratiquement que l'écrasement de tous ceux qui parlent de la fin du régime. La lutte entre adversaires et défenseurs du capitalisme, cette lutte entre novateurs qui ne savent pas quoi innover et conservateurs qui ne savent pas quoi conserver, est une lutte aveugle d'aveugles, une lutte dans le vide, et qui pour cette raison même risque de tourner en extermination. On peut faire les mêmes remarques pour la lutte qui se déroule dans le cadre plus restreint des entreprises industrielles. Un ouvrier, en général rapporte instinctivement au patron toutes les souffrances qu'il subit dans l'usine ; il ne se demande pas si dans tout autre système de propriété la direction de l'entreprise ne lui infligerait pas encore une partie des mêmes souffrances, ou bien peut-être des souffrances identiques, ou peut-être même des souffrances accrues ; il ne se demande pas non plus quelle part de ces souffrances on pourrait supprimer, en en faisant disparaître les causes, sans toucher au système de propriété actuel. Pour lui, la lutte « contre le patron » se confond avec la protestation irrépres­sible de l'être humain écrasé par une vie trop dure. Le patron, de son côté, se préoccupe avec raison de son autorité. Seulement le rôle de l'autorité patronale consiste exclusivement à indiquer les fabrications, coordonner au mieux les travaux partiels, contrôler, en recourant à une certaine contrainte, la bonne exécution du travail ; tout régime de l'entreprise, quel qu'il soit, ou cette coordination et ce contrôle peuvent être convenablement assurés, accorde une part suffisante à l'autorité patronale. Pour le patron, cependant, le sentiment qu'il a de son autorité dépend avant tout d'une certaine atmosphère de soumis­sion et de respect qui n'a pas nécessairement de rapport avec la bonne exécution du travail ; et surtout, quand il s'aperçoit d'une révolte latente ou ouverte parmi son personnel, il l'attribue toujours à quelques individus, alors qu'en réalité la révolte, soit bruyante, soit silencieuse, agressive ou refoulée par le désespoir, est inséparable de toute existence physiquement ou morale­ment accablante. Si, pour l'ouvrier, la lutte « contre le patron » se confond avec le sentiment de la dignité, pour le patron la lutte contre les « meneurs » se confond avec le souci de sa fonction et la conscience professionnelle ; dans les deux cas il s'agit d'efforts à vide, et qui par suite ne sont pas susceptibles d'être renfermés dans une limite raisonnable. Alors qu’on constate que les grèves qui se déroulent autour de revendications déterminées aboutissent sans trop de mal à un arrangement, on a pu voir des grèves qui ressemblaient à des guerres en ce sens que ni d'un côté ni de l'autre la lutte n'avait d'objectif ; des grèves où l'on ne pouvait apercevoir rien de réel ni de tangible, rien, excepté l'arrêt de la production, la détérioration des machines, la misère, la faim, les larmes des femmes, la sous-alimentation des enfants ; et l'acharnement de part et d'autre était tel qu'elles donnaient l'impression de ne jamais devoir finir. Dans de pareils événements, la guerre civile existe déjà en germe.

 

*

 

Si l'on analysait de cette manière tous les mots, toutes les formules qui ont ainsi suscité, au long de l'histoire humaine, l'esprit de sacrifice et la cruauté tout ensemble, on les trouverait tous sans doute pareillement vides. Pourtant, toutes ces entités avides de sang humain doivent bien avoir un rapport quelconque avec la vie réelle. Elles en ont un en effet. Il n'y avait peut-être à Troie que le fantôme d'Hélène, mais l'armée grecque et l'armée troyenne n'étaient pas des fantômes ; de même, si le mot de nation et les expressions dont il fait partie sont vides de sens, les différents États, avec leurs bureaux, leurs prisons, leurs arsenaux, leurs casernes, leurs douanes, sont bien réels. La distinction théorique entre les deux formes de régime totalitaire, fascisme et communisme, est imaginaire, mais en Allemagne, en 1932, il existait bien effectivement deux organisations politiques dont chacune aspirait au pouvoir total et par suite à l'élimination de l'autre. Un parti démocratique peut devenir peu à peu un parti de dictature, mais il n'en reste pas moins distinct du parti dictatorial qu'il s'efforce d'écraser ; la France peut, en vue de se défendre contre l'Allemagne, se soumettre à son tour à un régime totalitaire, l'État français et l'État allemand resteront néanmoins deux États distincts. Destruc­tion et conservation du capitalisme sont des mots d'ordre sans contenu, mais des organisations sont groupées derrière ces mots d'ordre. À chaque abstrac­tion vide correspond un groupement humain. Les abstractions dont ce n'est pas le cas restent inoffensives ; réciproquement les groupements qui n'ont pas sécrété d'entités ont des chances de n'être pas dangereux. Jules Romains a magnifiquement représenté cette espèce particulière de sécrétion quand il a mis dans la bouche de Knock la formule : « Au-dessus de l'intérêt du malade et de l'intérêt du médecin, il y a l'intérêt de la médecine. » C'est là un mot de comédie, simplement parce qu'il n'est pas sorti encore des syndicats des médecins une entité de ce genre ; de pareilles entités procèdent toujours d'organismes qui ont pour caractère commun de détenir un pouvoir ou de viser au pouvoir. Toutes les absurdités qui font ressembler l'histoire à un long délire ont leur racine dans une absurdité essentielle, la nature du pouvoir. La nécessité qu'il y ait un pouvoir est tangible, palpable, parce que l'ordre est indispensable à l'existence ; mais l'attribution du pouvoir est arbitraire, parce que les hommes sont semblables ou peu s'en faut ; or elle ne doit pas apparaître comme arbitraire, sans quoi il n'y a plus de pouvoir. Le prestige, c'est-à-dire l'illusion, est ainsi au cœur même du pouvoir. Tout pouvoir repose sur des rapports entre les activités humaines ; mais un pouvoir, pour être stable, doit apparaître comme quelque chose d'absolu, d'intangible, à ceux qui le détiennent, à ceux qui le subissent, aux pouvoirs extérieurs. Les conditions de l'ordre sont essentiellement contradictoires, et les hommes semblent avoir le choix entre l'anarchie qui accompagne les pouvoirs faibles et les guerres de toutes sortes suscitées par le souci du prestige.


Date: 2015-12-24; view: 563


<== previous page | next page ==>
Deuxième partie : Politique 3 page | Deuxième partie : Politique 5 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.008 sec.)