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Deuxième partie : Politique 2 page

 

À plus forte raison une guerre entreprise par un État bourgeois ne peut-elle que transformer le pouvoir en despotisme, et l'asservissement en assassinat. Si la guerre apparaît parfois comme un facteur révolutionnaire, c'est seulement en ce sens qu'elle constitue une épreuve incomparable pour le fonctionnement de l'appareil d'État. À son contact, un appareil mal organisé se décompose ; mais si la guerre ne se termine pas aussitôt et sans retour, ou si la décompo­sition n'est pas allée assez loin, il s'ensuit seulement une de ces révolutions qui, selon la formule de Marx, perfectionnent l'appareil d'État au lieu de le briser. C'est ce qui s'est toujours produit jusqu'ici. De nos jours la difficulté que la guerre porte à un degré aigu est celle qui résulte d'une opposition toujours croissante entre l'appareil d'État et le système capitaliste ; l'affaire de Briey pendant la dernière guerre [1] en constitue un exemple frappant. La dernière guerre a apporté aux divers appareils d'État une certaine autorité sur l'économie, ce qui a donné lieu au terme tout à fait erroné de « socialisme de guerre » ; par la suite le système capitaliste s'est remis à fonctionner d'une manière à peu prés normale, en dépit des barrières douanières, du contingen­tement et des monnaies nationales. Dans une prochaine guerre les choses iraient sans doute beaucoup plus loin, et l'on sait que la quantité est suscepti­ble de se transformer en qualité. En ce sens, la guerre peut constituer de nos jours un facteur révolutionnaire, mais seulement si l'on veut comprendre le terme de révolution dans l'acception dans laquelle l'emploient les national-socialistes ; comme la crise, la guerre provoquerait une vive hostilité contre les capitalistes, et cette hostilité, à la faveur de l'union sacrée, tournerait au profit de l'appareil d'État et non des travailleurs. Au reste, pour reconnaître la parenté profonde qui lie le phénomène de la guerre et celui du fascisme, il suffit de se reporter aux textes fascistes qui évoquent « l'esprit guerrier » et le « socialisme du front ». Dans les deux cas, il s'agit essentiellement d'un effacement total de l'individu devant la bureaucratie d'État à la faveur d'un fanatisme exaspéré. Si le système capitaliste se trouve plus ou moins endom­magé dans l'affaire, ce ne peut être qu'aux dépens et non au profit des valeurs humaines et du prolétariat, si loin que puisse peut-être aller en certains cas la démagogie.

 

L'absurdité d'une lutte antifasciste qui prendrait la guerre comme moyen d'action apparaît ainsi assez clairement. Non seulement ce serait combattre une oppression barbare en écrasant les peuples sous le poids d'un massacre plus barbare encore, mais encore ce serait étendre sous une autre forme le régime qu'on veut supprimer. Il est puéril de supposer qu'un appareil d'État rendu puissant par une guerre victorieuse viendrait alléger l'oppression qu'ex­erce sur son propre peuple l'appareil d'État ennemi, plus puéril encore de croire qu'il laisserait une révolution prolétarienne éclater chez ce peuple à la faveur de la défaite sans la noyer aussitôt dans le sang. Quant à la démocratie bourgeoise anéantie par le fascisme, une guerre n'abolirait pas, mais renfor­cerait et étendrait les causes qui la rendent présentement impossible. Il semble, d'une manière générale, que l'histoire contraigne de plus en plus toute action politique à choisir entre l'aggravation de l'oppression intolérable qu'ex­ercent les appareils d'État et une lutte sans merci dirigée directement contre eux pour les briser. Certes les difficultés peut-être insolubles qui apparaissent de nos jours peuvent justifier l'abandon pur et simple de la lutte. Mais si l'on ne veut pas renoncer à agir, il faut comprendre qu'on ne peut lutter contre un appareil d'État que de l'intérieur. Et en cas de guerre notamment il faut choisir entre entraver le fonctionnement de la machine militaire dont on constitue soi-même un rouage, ou bien aider cette machine à broyer aveuglément les vies humaines. La parole célèbre de Liebknecht : « L'ennemi principal est dans notre propre pays » prend ainsi tout son sens, et se révèle applicable à toute guerre ou les soldats sont réduits à l'état de matière passive entre les mains d'un appareil militaire et bureaucratique ; c'est-à-dire, tant que la technique actuelle persistera, à toute guerre, absolument parlant. Et l'on ne peut entrevoir de nos jours l'avènement d'une autre technique. Dans la production comme dans la guerre, la manière de plus en plus collective dont s'opère la dépense des forces n'a pas modifié le caractère essentiellement individuel des fonctions de décision et de direction ; elle n'a fait que mettre de plus en plus les bras ou les vies des masses à la disposition des appareils de commandement.



 

Tant que nous n'apercevrons pas comment il est possible d'éviter, dans l'acte même de produire ou de combattre, cette emprise des appareils sur les masses, toute tentative révolutionnaire aura quelque chose de désespéré ; car si nous savons quel système de production et de combat nous aspirons de toute notre âme à détruire, on ignore quel système acceptable pourrait le remplacer. Et d'autre part toute tentative de réforme apparaît comme puérile au regard des nécessités aveugles impliquées par le jeu de ce monstrueux engrenage. La société actuelle ressemble à une immense machine qui happe­rait sans cesse des hommes, et dont personne ne connaîtrait les commandes ; et ceux qui se sacrifient pour le progrès social ressemblent à des gens qui s'agripperaient aux rouages et aux courroies de transmission pour essayer d'arrêter la machine, et se feraient broyer à leur tour. Mais l'impuissance où l'on se trouve à un moment donné, impuissance qui ne doit jamais être regardée comme définitive, ne peut dispenser de rester fidèle à soi-même, ni excuser la capitulation devant l'ennemi, quelque masque qu'il prenne. Et, sous tous les noms dont il peut se parer, fascisme, démocratie ou dictature du prolétariat, l'ennemi capital reste l'appareil administratif, policier et militaire ; non pas celui d'en face, qui n'est notre ennemi qu'autant qu'il est celui de nos frères, mais celui qui se dit notre défenseur et fait de nous ses esclaves. Dans n'importe quelle circonstance, la pire trahison possible consiste toujours à accepter de se subordonner à cet appareil et de fouler aux pieds pour le servir, en soi--même et chez autrui, toutes les valeurs humaines.

 

(La Critique sociale, n° 10, novembre 1933.)

 


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Fragment
sur la guerre révolutionnaire

(fin 1933)

 

 

 

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[Ces questions] se ramènent toutes à la question de la valeur révolution­naire de la guerre. La légende de 1793 a créé sur ce point, dans tout le mouvement ouvrier, une équivoque dangereuse et qui dure encore.

 

La guerre de 1792 n'a pas été une guerre révolutionnaire. Elle n'a pas été une défense à main armée de la république française contre les rois, mais, du moins, à l'origine, une manœuvre de la cour et des Girondins pour briser la révolution, manœuvre à laquelle Robespierre, dans son magnifique discours contre la déclaration de la guerre, tenta en vain de s'opposer. Il est vrai que la guerre elle-même, par ses exigences propres, chassa ensuite les Girondins du gouvernement et y porta les Montagnards ; néanmoins la manœuvre des Girondins, dans ce qu'elle avait d'essentiel, fut un succès. Car Robespierre et ses amis, bien que placés aux postes responsables de l'État, ne purent rien réaliser, ni de la démocratie politique ni des transformations sociales qu'ils avaient à leurs propres yeux pour unique raison d'être de donner au peuple français. Ils ne purent même pas s'opposer à la corruption qui finit par les faire périr. Ils ne firent en fait, par la centralisation brutale et la terreur insensée que la guerre rendait indispensables, qu'ouvrir la voie à la dictature militaire. Robespierre s'en rendait compte avec cette étonnante lucidité qui faisait sa grandeur, et il l'a dit, non sans amertume, dans le fameux discours qui a immédiatement précédé sa mort. Quant aux conséquences de cette guerre à l'étranger, elle contribua évidemment à détruire la vieille structure féodale de quelques pays, mais par contre, dès que, par un développement inéluctable, elle s'orienta vers la conquête, elle affaiblit singulièrement la force de propagande des idées révolutionnaires françaises, conformément à la célèbre parole de Robespierre : « On n'aime pas les missionnaires armés. » Ce n'est pas sans cause que Robespierre a été accusé de voir sans plaisir les victoires des armées françaises. C'est la guerre qui, pour reprendre l'expression de Marx, à Liberté, Égalité, Fraternité, a substitué Infanterie, Cavalerie, Artillerie.

 

Au reste, même la guerre d'intervention, en Russie, guerre véritablement défensive, et dont les combattants méritent notre admiration, a été un obstacle infranchissable pour le développement de la révolution russe. C'est cette guer­re qui a imposé à une révolution dont le programme était l'abolition de l'armée, de la police et de la bureaucratie permanentes une armée rouge dont les cadres furent constitués par les officiers tsaristes, une police qui ne devait pas tarder à frapper les communistes plus durement que les contre-révolution­naires, un appareil bureaucratique sans équivalent dans le reste du monde. Tous ces appareils devaient répondre à des nécessités passagères ; mais ils survécurent fatalement à ces nécessités. D'une manière générale la guerre renforce toujours le pouvoir central aux dépens du peuple ; comme l'a écrit Saint-Just : « Il n'y a que ceux qui sont dans les batailles qui les gagnent, et il n'y a que ceux qui sont puissants qui en profitent. » La Commune de Paris a fait exception ; mais aussi a-t-elle été vaincue. La guerre est inconcevable sans une organisation oppressive, sans un pouvoir absolu de ceux qui dirigent, constitués en un appareil distinct, sur ceux qui exécutent. En ce sens, si l'on admet, avec Marx et Lénine, que la révolution, de nos jours, consiste avant tout à briser immédiatement et définitivement l'appareil d'État, la guerre, même faite par des révolutionnaires pour défendre la révolution qu'ils ont faite, constitue un facteur contre-révolutionnaire. À plus forte raison, quand la guerre est dirigée par une classe oppressive, l'adhésion des opprimés à la guerre constitue-t-elle une abdication complète entre les mains de l'appareil d'État qui les écrase. C'est ce qui s'est produit en 1914 ; et dans cette honteuse trahison il faut bien reconnaître qu'Engels porte sa part de responsabilité.


 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Encore quelques mots
sur le boycottage (fragment)

(Fin 1933 ? Début 1934 ?)

 

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La question du boycottage économique de l'Allemagne hitlérienne a soulevé et soulève bien des discussions entre camarades qui sont tous d'égale bonne foi. Les uns sont poussés par le désir de lutter contre l'odieuse terreur hitlérienne ; les autres retenus par la crainte d'éveiller les passions nationales. Les deux Internationales réformistes, politique et syndicale, ont pris pour le boycottage des résolutions non appliquées encore ; des secrétaires d'organisa­tions confédérées se sont élevés contre ces décisions. Le plus clair de l'affaire est que voici bientôt un an écoulé sans qu'il y ait eu le moindre geste de solidarité internationale contre les immondes tortures que l'on inflige à la fleur du mouvement ouvrier d'Allemagne. Cette constatation serre le cœur. Il me semble que, de part et d'autre, le problème de l'action antifasciste a été mal posé.

 

Il faut faire, en faveur de nos camarades allemands, une action dont les masses populaires d'Allemagne aient connaissance. Car une des bases psycho­logiques du national-socialisme est l'amer sentiment d'isolement où se sont trouvées les masses laborieuses d'Allemagne accablées par le double poids de la crise et du « diktat » de Versailles. De cet isolement nous sommes pleine­ment responsables, nous tous qui en France nous disons internationa­listes et ne savons l'être que du bout des lèvres. Le seul moyen efficace pour nous de lutter contre Hitler est de montrer aux ouvriers allemands que leurs camarades français sont prêts à faire des efforts et des sacrifices pour eux. D'autre part il ne faut à aucun prix attiser les passions nationalistes, et cela parce que de ce fait l'action antifasciste deviendrait non seulement dangereuse par rapport à la France, mais encore vaine par rapport à l'Allemagne ; le peuple allemand croirait les ouvriers français dressés non pas contre le despotisme, mais contre la nation allemande, et cela de concert avec leur propre bourgeoisie et l'impé­rialisme de leur propre pays. Peut-être pourrions-nous négliger ce risque si nous avions, nous tous qui prenons part au mouvement ouvrier français, su montrer avant l'avènement de Hitler que nous n'étions solidaires ni de l'impérialisme français ni du « système de Versailles ». Ce n'est, hélas ! point le cas, et nous ne pourrons jamais nous le pardonner. Mais toujours est-il que nous devons à présent tenir compte des difficultés suscitées par notre propre lâcheté de naguère.

 

La solution se trouve dans une action purement ouvrière. Il y a des actions pour lesquelles le prolétariat a avantage à se joindre à la petite bourgeoisie libérale ; ce fut le cas par exemple lors de l'Affaire Dreyfus. Mais ce n'est jamais le cas lorsque le nationalisme peut entrer en jeu ; car les petits bour­geois sont toujours prompts à se révéler comme des chauvins enragés, et rien ne peut jamais être plus dangereux pour le prolétariat que les passions nationales, qui toujours aboutissent à une sorte d'union sacrée, et font le jeu de l'État bourgeois. Les ouvriers allemands doivent être secourus par les ouvriers français, et par eux seuls. Ils ne peuvent rien avoir de commun avec la petite bourgeoisie française, qui a toujours été le pilier le plus solide du système de Versailles, et porte par suite une lourde part de responsabilité dans la victoire du national-socialisme. On dira que c'est là une question de pur sentiment ; mais précisément la répercussion d'une action anti-hitlérienne venue de France sur la classe ouvrière allemande serait d'ordre principalement sentimental, et n'en serait pas moins importante pour cela.

 

À vrai dire une union des classes dans une action menée contre Hitler serait beaucoup moins à craindre aujourd'hui qu'il y a quelques mois...


 

 

Simone Weil : Écrits historiques et politiques.

Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Réponse à une question d’Alain [2]

(1936 ?)

 

 

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Je ne répondrai qu'à la dernière des questions d'Alain. Elle me paraît d'une grande importance. Mais je crois qu'il faut la poser plus largement. Les mots de dignité et d'honneur sont peut-être aujourd'hui les plus meurtriers du vocabulaire. Il est bien difficile de savoir au juste comment le peuple français a réellement réagi aux derniers événements. Mais j'ai trop souvent remarqué que dans toutes sortes de milieux l'appel à la dignité et à l'honneur en matière internationale continue à émouvoir. La formule « la paix dans la dignité » ou « la paix dans l'honneur », formule de sinistre mémoire qui, sous la plume de Poincaré, a immédiatement préludé au massacre, est encore employée cou­ramment. Il n'est pas sûr que les orateurs qui préconiseraient la paix même sans honneur rencontreraient où que ce soit un accueil favorable. Cela est très grave.

 

Le mot de dignité est ambigu. Il peut signifier l'estime de soi-même ; nul n'osera alors nier que la dignité ne soit préférable à la vie, car préférer la vie serait « pour vivre, perdre les raisons de vivre » . Mais l'estime de soi dépend exclusivement des actions que l'on exécute soi-même après les avoir librement décidées. Un homme outragé peut avoir besoin de se battre pour retrouver sa propre estime ; ce sera le cas seulement s'il lui est impossible de subir passi­vement l'outrage sans se trouver convaincu de lâcheté à ses propres yeux. Il est clair qu'en pareille matière chacun est juge et seul juge. On ne peut imaginer qu'aucun homme puisse déléguer à un autre le soin de juger si oui ou non la conservation de sa propre estime exige qu'il mette sa vie en jeu. Il est plus clair encore que la défense de la dignité ainsi comprise ne peut être imposée par contrainte ; dès que la contrainte entre en jeu, l'estime de soi cesse d'être en cause. D'autre part ce qui délivre de la honte, ce n'est pas la vengeance, mais le péril. Par exemple, tuer un offenseur par ruse et sans risque n'est jamais un moyen de préserver sa propre estime.

 

Il faut en conclure que jamais la guerre n'est une ressource pour éviter d'avoir à se mépriser soi-même. Elle ne peut être une ressource pour les non-combattants, parce qu'ils n'ont pas part au péril, ou relativement peu ; la guerre ne peut rien changer à l'opinion qu'ils se font de leur propre courage. Elle ne peut pas non plus être une ressource pour les combattants, parce qu'ils sont forcés. La plupart partent par contrainte, et ceux-mêmes qui partent volontai­rement restent par contrainte. La puissance d'ouvrir et de fermer les hostilités est exclusivement entre les mains de ceux qui ne se battent pas. La libre résolution de mettre sa vie en jeu est l'âme même de l'honneur ; l'honneur n'est pas en cause là où les uns décident sans risques, et les autres meurent pour exécuter. Et si la guerre ne peut constituer pour personne une sauvegarde de l'honneur, il faut en conclure aussi qu'aucune paix n'est honteuse, quelles qu'en soient les clauses.

 

En réalité, le terme de dignité, appliqué aux rapports internationaux, ne désigne pas l'estime de soi-même, laquelle ne peut être en cause ; il ne s'oppose pas au mépris de soi, mais à l'humiliation. Ce sont choses distinctes ; il y a bien de la différence entre perdre le respect de soi-même et être traité sans respect par autrui. Épictète manié comme un jouet par son maître, Jésus souffleté et couronné d'épines n'étaient en rien amoindris à leurs propres yeux. Préférer la mort au mépris de soi, c'est le fondement de n'importe quelle mora­le ; préférer la mort à l'humiliation, c'est bien autre chose, c'est simplement le point d'honneur féodal. On peut admirer le point d'honneur féodal ; on peut aussi, et non sans de bonnes raisons, refuser d'en faire une règle de vie. Mais la question n'est pas là. Il faut voir qui l'on envoie mourir pour défendre ce point d'honneur dans les conflits internationaux.

 

On envoie les masses populaires, ceux-mêmes qui, n'ayant aucune ri­chesse, n'ont en règle générale droit à aucun égard, ou peu s'en faut. Nous sommes en République, il est vrai ; mais cela n'empêche pas que l'humiliation ne soit en fait le pain quotidien de tous les faibles. Ils vivent néanmoins et laissent vivre. Qu'un subordonné subisse une réprimande méprisante sans pouvoir discuter ; qu'un ouvrier soit mis à la porte sans explications, et, s'il en demande à son chef, s'entende répondre « je n'ai pas de comptes à vous rendre » ; que des chômeurs convoqués devant un bureau d'embauche apprennent au bout d'une heure d'attente qu'il n'y a rien pour eux ; qu'une châtelaine de village donne des ordres à un paysan pauvre et lui octroie cinq sous pour un dérangement de deux heures ; qu'un gardien de prison frappe et injurie un prisonnier ; qu'un magistrat fasse de l'esprit en plein tribunal aux dépens d'un prévenu ou même d'une victime ; néanmoins le sang ne coulera pas. Mais cet ouvrier, ces chômeurs et les autres sont perpétuellement exposés à devoir un jour tuer et mourir parce qu'un pays étranger n'aura pas traité leur pays ou ses représentants avec tous les égards désirables. S'ils voulaient se mettre à laver l'humiliation dans le sang pour leur propre compte comme on les invite à le faire pour le compte de leur pays, que d'hécatombes quotidien­nes en pleine paix ! Parmi tous ceux qui possèdent une puissance grande ou petite, bien peu peut-être survivraient ; il périrait à coup sûr beaucoup de chefs militaires.

 

Car le plus fort paradoxe de la vie moderne, c'est que non seulement on foule aux pieds dans la vie civile la dignité personnelle de ceux que l'on enverra un jour mourir pour la dignité nationale ; mais au moment même où leur vie se trouve ainsi sacrifiée pour sauvegarder l'honneur commun, ils se trouvent exposés à des humiliations bien plus dures encore qu'auparavant. Que sont les outrages considérés de pays à pays comme des motifs de guerre auprès de ceux qu'un officier peut impunément infliger à un soldat ? Il peut l'insulter, et sans qu'aucune réponse soit permise ; il peut lui donner des coups de pied - un auteur de souvenirs de guerre ne s'est-il pas vanté de l'avoir fait ? Il peut lui donner n'importe quel ordre sous la menace du revolver, y compris celui de tirer sur un camarade. Il peut lui infliger à titre de punition les brimades les plus mesquines. Il peut à peu près tout, et toute désobéissance est punie de mort ou peut l'être. Ceux qu'à l’arrière on célèbre hypocritement comme des héros, on les traite effectivement comme des esclaves. Et ceux des soldats survivants qui sont pauvres, délivrés de l'esclavage militaire retombent à l'esclavage civil, où plus d'un est contraint de subir les insolences de ceux qui se sont enrichis sans risques.

 

L'humiliation perpétuelle et presque méthodique est un facteur essentiel de notre organisation sociale, en paix comme en guerre, mais en guerre à un degré plus élevé. Le principe selon lequel il faudrait repousser l'humiliation au prix même de la vie, s'il était appliqué à l'intérieur du pays, serait subversif de tout ordre social, et notamment de la discipline indispensable à la conduite de la guerre. Qu'on ose, dans ces conditions, faire de ce principe une règle de politique internationale, c'est véritablement le comble de l'inconscience. Une formule célèbre dit qu'on peut à la rigueur avoir des esclaves, mais qu'il n'est pas tolérable qu'on les traite de citoyens. Il est moins tolérable encore qu'on en fasse des soldats. Certes il y a toujours eu des guerres ; mais que les guerres soient faites par les esclaves, c'est le propre de notre époque. Et qui plus est, ces guerres où les esclaves sont invités à mourir au nom d'une dignité qu'on ne leur a jamais accordée, ces guerres constituent le rouage essentiel dans le mécanisme de l'oppression. Toutes les fois qu'on examine de près et d'une manière concrète les moyens de diminuer effectivement l'oppression et l'iné­galité, c'est toujours à la guerre qu'on se heurte, aux suites de la guerre, aux nécessités imposées par la préparation à la guerre. On ne dénouera pas ce nœud, il faut le couper, si toutefois on le peut.


 

 

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Deuxième partie : Politique

 

I. Guerre et paix

 

 

Faut-il graisser les godillots ?

(27 octobre 1936)

 

 

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On commençait à s'accoutumer à entendre certains de nos camarades chanter la Marseillaise ; mais depuis la guerre d'Espagne, c'est de tous côtés qu'on entend des paroles qui nous rajeunissent, hélas ! de vingt-deux ans. Il paraîtrait que cette fois-ci, on mettrait sac au dos pour le droit, la liberté et la civilisation, sans compter que ce serait, bien entendu, la dernière des guerres. Il est question aussi de détruire le militarisme allemand, et de défendre la démocratie aux côtés d'une Russie dont le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas un État démocratique. À croire qu'on a inventé la machine à parcou­rir le temps...

 

Seulement cette fois-ci il y a l'Espagne, il y a une guerre civile. Il ne s'agit plus pour certains camarades de transformer la guerre internationale en guerre civile, mais la guerre civile en guerre internationale. On entend même parler de « guerre civile internationale ». Il paraît qu'en s'efforçant d'éviter cet élar­gissement de la guerre, on fait preuve d'une honteuse lâcheté. Une revue qui se réclame de Marx a pu parler de la « politique de la fesse tendue ».

 

De quoi s'agit-il ? De prouver à soi-même qu'on n'est pas un lâche ? Camarades, on engage pour l'Espagne. La place est libre. On vous trouvera bien quelques fusils là-bas... Ou de défendre un idéal ? Alors, camarades, posez-vous cette question : est-ce qu'aucune guerre peut amener dans le monde plus de justice, plus de liberté, plus de bien-être ? l'expérience a-t-elle été faite, ou non ? Chaque génération va-t-elle la recommencer ? Combien de fois ?


Date: 2015-12-24; view: 663


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