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Deuxième Partie 10 page

 

 

Elle demanda :

 

 

« Je ne vois pas comment cela pourrait se faire, puisque le testament est formel. »

 

 

Il répondit :

 

 

« Oh ! c’est bien simple. Tu pourrais me laisser la moitié de l’héritage par donation entre vifs. Nous n’avons pas d’enfants, c’est donc possible. De cette façon, on fermerait la bouche à la malignité publique. »

 

 

Elle répliqua, un peu impatiente :

 

 

« Je ne vois pas non plus comment on fermerait la bouche à la malignité publique, puisque l’acte est là, signé par Vaudrec. »

 

 

Il reprit avec colère :

 

 

« Avons-nous besoin de le montrer et de l’afficher sur les murs ? Tu es stupide, à la fin. Nous dirons que le comte de Vaudrec nous a laissé sa fortune par moitié… Voilà… Or, tu ne peux accepter ce legs sans mon autorisation. Je te la donne, à la seule condition d’un partage qui m’empêchera de devenir la risée du monde. »


Elle le regarda encore d’un regard perçant.

 

 

« Comme tu voudras. Je suis prête. »

 

 

Alors il se leva et se remit à marcher. Il paraissait hésiter de nouveau et il évitait maintenant l’œil pénétrant de sa femme. Il disait :

 

 

« Non… décidément non… peut-être vaut-il mieux y renoncer tout à fait… c’est plus digne.. plus correct… plus honorable… Pourtant, de cette façon on n’aurait rien à supposer, absolument rien. Les gens les plus scrupuleux ne pourraient que s’incliner. »

 

 

Il s’arrêta devant Madeleine :

 

 

« Eh bien, si tu veux, ma chérie, je vais retourner tout seul chez maître Lamaneur pour le consulter et lui expliquer la chose. Je lui dirai mon scrupule, et j’ajouterai que nous nous sommes arrêtés à l’idée d’un partage, par convenance, pour qu’on ne puisse pas jaboter. Du moment que j’accepte la moitié de cet héritage, il est bien évident que personne n’a plus le droit de sourire. C’est dire hautement : « Ma femme accepte parce que j’accepte, moi, son mari, qui suis juge de ce qu’elle peut faire sans se compromettre. » Autrement, ça aurait fait scandale. »

 

 

Madeleine murmura simplement :

 

 

« Comme tu voudras. »

 

 

Il commença à parler avec abondance : « Oui, c’est clair comme le jour avec cet arrangement de la séparation par moitié. Nous héritons d’un ami qui n’a pas voulu établir de différence entre nous, qui n’a pas voulu faire de distinction, qui n’a pas voulu avoir l’air de dire : « Je préfère l’un ou l’autre après ma mort comme je l’ai préféré dans ma vie. » Il aimait mieux la femme, bien entendu, mais en laissant sa fortune à l’un comme à l’autre il a voulu exprimer nettement que sa préférence était toute




platonique. Et sois certaine que, s’il y avait songé, c’est ce qu’il aurait fait. Il n’a pas réfléchi, il n’a pas prévu les conséquences. Comme tu le disais fort bien tout à l’heure, c’est à toi qu’il offrait des fleurs chaque semaine, c’est à toi qu’il a voulu laisser son dernier souvenir sans se rendre compte… »

 

 

Elle l’arrêta avec une nuance d’irritation :

 

 

« C’est entendu. J’ai compris. Tu n’as pas besoin de tant d’explications. Va tout de suite chez le notaire. »

 

 

Il balbutia, rougissant :

 

 

« Tu as raison, j’y vais. »

 

 

Il prit son chapeau, puis, au moment de sortir :

 

 

« Je vais tâcher d’arranger la difficulté du neveu pour cinquante mille francs, n’est-ce pas ? »

 

 

Elle répondit avec hauteur :

 

 

« Non. Donne-lui les cent mille francs qu’il demande. Et prends-les sur ma part, si tu veux. »

 

 

Il murmura, honteux soudain :

 

 

« Ah ! mais non, nous partagerons. En laissant cinquante mille francs chacun, il nous reste encore un million net. »

 

 

Puis il ajouta :

 

 

« À tout à l’heure, ma petite Made. »


Et il alla expliquer au notaire la combinaison qu’il prétendit imaginée par sa femme.

 

 

Ils signèrent le lendemain une donation entre vifs de cinq cent mille francs que Madeleine Du Roy abandonnait à son mari.

 

 

Puis, en sortant de l’étude, comme il faisait beau, Georges proposa de descendre à pied jusqu’aux boulevards. Il se montrait gentil, plein de soins, d’égards, de tendresse. Il riait, heureux de tout, tandis qu’elle demeurait songeuse et un peu sévère.

 

 

C’était un jour d’automne assez froid. La foule semblait pressée et marchait à pas rapides. Du Roy conduisit sa femme devant la boutique où il avait regardé si souvent le chronomètre désiré.

 

 

« Veux-tu que je t’offre un bijou ? » dit-il. Elle murmura, avec indifférence :

« Comme il te plaira. »

 

 

Ils entrèrent. Il demanda :

 

 

« Que préfères-tu, un collier, un bracelet, ou des boucles d’oreilles ? »

 

 

La vue des bibelots d’or et des pierres fines emportait sa froideur voulue, et elle parcourait d’un œil allumé et curieux les vitrines pleines de joyaux.

 

 

Et soudain, émue par un désir :

 

 

« Voilà un bien joli bracelet. »


C’était une chaîne d’une forme bizarre, dont chaque anneau portait une pierre différente.

 

 

Georges demanda :

 

 

« Combien ce bracelet ? » Le joaillier répondit :

« Trois mille francs, monsieur.

 

 

– Si vous me le laissez à deux mille cinq, c’est une affaire entendue. »

 

 

L’homme hésita, puis répondit :

 

 

« Non, monsieur, c’est impossible. » Du Roy reprit :

« Tenez, vous ajouterez ce chronomètre pour quinze cents francs, cela fait quatre mille, que je paierai comptant. Est-ce dit ? Si vous ne voulez pas, je vais ailleurs. »

 

 

Le bijoutier, perplexe, finit par accepter.

 

 

« Eh bien, soit, monsieur. »

 

 

Et le journaliste, après avoir donné son adresse, ajouta :

 

 

« Vous ferez graver sur le chronomètre mes initiales G.R.C., en lettres enlacées au-dessous d’une couronne de baron. »

 

 

Madeleine, surprise, se mit à sourire. Et quand ils sortirent, elle prit son bras avec une certaine tendresse. Elle le trouvait


vraiment adroit et fort. Maintenant qu’il avait des rentes, il lui fallait un titre, c’était juste.

 

 

Le marchand le saluait :

 

 

« Vous pouvez compter sur moi, ce sera prêt pour jeudi, monsieur le baron. »

 

 

Ils passèrent devant le Vaudeville. On y jouait une pièce nouvelle.

 

 

« Si tu veux, dit-il, nous irons ce soir au théâtre, tâchons de trouver une loge. »

 

 

Ils trouvèrent une loge et la prirent. Il ajouta :

 

 

« Si nous dînions au cabaret ?

 

 

– Oh ! oui, je veux bien. »

 

 

Il était heureux comme un souverain, et cherchait ce qu’ils pourraient bien faire encore.

 

 

« Si nous allions chercher Mme de Marelle pour passer la soirée avec nous ? Son mari est ici, m’a-t-on dit. Je serai enchanté de lui serrer la main. »

 

 

Ils y allèrent. Georges, qui redoutait un peu la première rencontre avec sa maîtresse, n’était point fâché que sa femme fût présente pour éviter toute explication.

 

 

Mais Clotilde parut ne se souvenir de rien et força même son mari à accepter l’invitation.

 

 

Le dîner fut gai et la soirée charmante.


Georges et Madeleine rentrèrent fort tard. Le gaz était éteint. Pour éclairer les marches, le journaliste enflammait de temps en temps une allumette-bougie.

 

 

En arrivant sur le palier du premier étage, la flamme subite éclatant sous le frottement fit surgir dans la glace leurs deux figures illuminées au milieu des ténèbres de l’escalier.

 

 

Ils avaient l’air de fantômes apparus et prêts à s’évanouir dans la nuit.

 

 

Du Roy leva la main pour bien éclairer leurs images, et il dit, avec un rire de triomphe :

 

 

« Voilà des millionnaires qui passent. »


– VII –

 

Depuis deux mois la conquête du Maroc était accomplie. La France, maîtresse de Tanger, possédait toute la côte africaine de la Méditerranée jusqu’à la régence de Tripoli, et elle avait garanti la dette du nouveau pays annexé.

 

 

On disait que deux ministres gagnaient là une vingtaine de millions, et on citait, presque tout haut, Laroche-Mathieu.

 

 

Quand à Walter, personne dans Paris n’ignorait qu’il avait fait coup double et encaissé de trente à quarante millions sur l’emprunt, et de huit à dix millions sur des mines de cuivre et de fer, ainsi que sur d’immenses terrains achetés pour rien avant la conquête et revendus le lendemain de l’occupation française à des compagnies de colonisation.

 

 

Il était devenu, en quelques jours, un des maîtres du monde, un de ces financiers omnipotents, plus forts que des rois, qui font courber les têtes, balbutier les bouches et sortir tout ce qu’il y a de bassesse, de lâcheté et d’envie au fond du cœur humain.

 

 

Il n’était plus le juif Walter, patron d’une banque louche, directeur d’un journal suspect, député soupçonné de tripotages véreux. Il était Monsieur Walter, le riche Israélite.

 

 

Il le voulut montrer.

 

 

Sachant la gêne du prince de Carlsbourg qui possédait un des plus beaux hôtels de la rue du Faubourg-Saint-Honoré, avec jardin sur les Champs-Élysées, il lui proposa d’acheter, en vingt- quatre heures, cet immeuble, avec ses meubles, sans changer de place un fauteuil. Il en offrait trois millions. Le prince, tenté par la somme, accepta.


Le lendemain, Walter s’installait dans son nouveau domicile.

 

 

Alors il eut une autre idée, une véritable idée de conquérant qui veut prendre Paris, une idée à la Bonaparte.

 

 

Toute la ville allait voir en ce moment un grand tableau du peintre hongrois Karl Marcowitch, exposé chez l’expert Jacques Lenoble, et représentant le Christ marchant sur les flots.

 

 

Les critiques d’art, enthousiasmés, déclaraient cette toile le plus magnifique chef-d’œuvre du siècle.

 

 

Walter l’acheta cinq cent mille francs et l’enleva, coupant ainsi du jour au lendemain le courant établi de la curiosité publique et forçant Paris entier à parler de lui pour l’envier, le blâmer ou l’approuver.

 

 

Puis, il fit annoncer par les journaux qu’il inviterait tous les gens connus dans la société parisienne à contempler, chez lui, un soir, l’œuvre magistrale du maître étranger, afin qu’on ne pût pas dire qu’il avait séquestré une œuvre d’art.

 

 

Sa maison serait ouverte. Y viendrait qui voudrait. Il suffirait de montrer à la porte la lettre de convocation.

 

 

Elle était rédigée ainsi : « Monsieur et Madame Walter vous prient de leur faire l’honneur de venir voir chez eux, le 30 décembre, de neuf heures à minuit, la toile de Karl Marcowitch : Jésus marchant sur les flots, éclairée à « la lumière électrique ».

 

 

Puis, en post-scriptum, en toutes petites lettres, on pouvait lire : « On dansera après minuit. »

 

 

Donc, ceux qui voudraient rester resteraient, et parmi ceux-là les Walter recruteraient leurs connaissances du lendemain.


Les autres regarderaient la toile, l’hôtel et les propriétaires, avec une curiosité mondaine, insolente ou indifférente, puis s’en iraient comme ils étaient venus. Et le père Walter savait bien qu’ils reviendraient, plus tard, comme ils étaient allés chez ses frères israélites devenus riches comme lui.

 

 

Il fallait d’abord qu’ils entrassent dans sa maison, tous les pannés titrés qu’on cite dans les feuilles ; et ils y entreraient pour voir la figure d’un homme qui a gagné cinquante millions en six semaines ; ils y entreraient aussi pour voir et compter ceux qui viendraient là ; ils y entreraient encore parce qu’il avait eu le bon goût et l’adresse de les appeler à admirer un tableau chrétien chez lui, fils d’Israël.

 

 

Il semblait leur dire : « Voyez, j’ai payé cinq cent mille francs le chef-d’œuvre religieux de Marcowitch, Jésus marchant sur les flots. Et ce chef-d’œuvre demeurera chez moi, sous mes yeux, toujours, dans la maison du juif Walter. »

 

 

Dans le monde, dans le monde des duchesses et du Jockey, on avait beaucoup discuté cette invitation qui n’engageait à rien, en somme. On irait là comme on allait voir des aquarelles chez M. Petit. Les Walter possédaient un chef-d’œuvre ; ils ouvraient leurs portes un soir pour que tout le monde pût l’admirer. Rien de mieux.

 

 

La Vie Française, depuis quinze jours, faisait chaque matin un écho sur cette soirée du 30 décembre et s’efforçait d’allumer la curiosité publique.

 

 

Du Roy rageait du triomphe du Patron.

 

 

Il s’était cru riche avec les cinq cent mille francs extorqués à sa femme, et maintenant il se jugeait pauvre, affreusement pauvre, en comparant sa piètre fortune à la pluie de millions tombée autour de lui, sans qu’il eût su en rien ramasser.


Sa colère envieuse augmentait chaque jour. Il en voulait à tout le monde, aux Walter qu’il n’avait plus été voir chez eux, à sa femme qui, trompée par Laroche, lui avait déconseillé de prendre des fonds marocains, et il en voulait surtout au ministre qui l’avait joué, qui s’était servi de lui et qui dînait à sa table deux fois par semaine ; Georges lui servait de secrétaire, d’agent, de porte- plume, et quand il écrivait sous sa dictée, il se sentait des envies folles d’étrangler ce bellâtre triomphant. Comme ministre, Laroche avait le succès modeste, et pour garder son portefeuille, il ne laissait point deviner qu’il était gonflé d’or. Mais Du Roy le sentait, cet or, dans la parole plus hautaine de l’avocat parvenu, dans son geste plus insolent, dans ses affirmations plus hardies, dans sa confiance en lui complète.

 

 

Laroche régnait, maintenant, dans la maison Du Roy, ayant pris la place et les jours du comte de Vaudrec, et parlant aux domestiques ainsi qu’aurait fait un second maître.

 

 

Georges le tolérait en frémissant, comme un chien qui veut mordre et n’ose pas. Mais il était souvent dur et brutal pour Madeleine, qui haussait les épaules et le traitait en enfant maladroit. Elle s’étonnait d’ailleurs de sa constante mauvaise humeur et répétait :

 

 

« Je ne te comprends pas. Tu es toujours à te plaindre. Ta position est pourtant superbe. »

 

 

Il tournait le dos et ne répondait rien.

 

 

Il avait déclaré d’abord qu’il n’irait point à la fête du Patron, et qu’il ne voulait plus mettre les pieds chez ce sale juif.

 

 

Depuis deux mois, Mme Walter lui écrivait chaque jour pour le supplier de venir, de lui donner un rendez-vous où il lui plairait, afin qu’elle lui remît, disait-elle, les soixante-dix mille francs qu’elle avait gagnés pour lui.


Il ne répondait pas et jetait au feu ces lettres désespérées. Non pas qu’il eût renoncé à recevoir sa part de leur bénéfice, mais il voulait l’affoler, la traiter par le mépris, la fouler aux pieds. Elle était trop riche ! Il voulait se montrer fier.

 

 

Le jour même de l’exposition du tableau, comme Madeleine lui représentait qu’il avait grand tort de n’y vouloir pas aller, il répondit :

 

 

Fiche-moi la paix. Je reste chez moi. » Puis, après le dîner, il déclara tout à coup :

« Il vaut tout de même mieux subir cette corvée. Prépare-toi vite. »

 

 

Elle s’y attendait.

 

 

« Je serai prête dans un quart d’heure », dit-elle.

 

 

Il s’habilla en grognant, et même dans le fiacre il continua à expectorer sa bile.

 

 

La cour d’honneur de l’hôtel de Carlsbourg était illuminée par quatre globes électriques qui avaient l’air de quatre petites lunes bleuâtres, aux quatre coins. Un magnifique tapis descendait les degrés du haut perron et, sur chacun, un homme en livrée restait roide comme une statue.

 

 

Du Roy murmura :

 

 

« En voilà de l’épate. »

Il levait les épaules, le cœur crispé de jalousie. Sa femme lui dit :


 

« Tais-toi donc et fais-en autant. »

 

 

Ils entrèrent et remirent leurs lourds vêtements de sortie aux valets de pied qui s’avancèrent.

 

 

Plusieurs femmes étaient là avec leurs maris, se débarrassaient aussi de leurs fourrures. On entendait murmurer :

« C’est fort beau ! fort beau ! »

 

 

Le vestibule énorme était tendu de tapisseries qui représentaient l’aventure de Mars et de Vénus. À droite et à gauche partaient les deux bras d’un escalier monumental, qui se rejoignaient au premier étage. La rampe était une merveille de fer forgé, dont la vieille dorure éteinte faisait courir une lueur discrète le long des marches de marbre rouge.

 

 

À l’entrée des salons, deux petites filles, habillées l’une en folie rose, et l’autre en folie bleue, offraient des bouquets aux dames. On trouvait cela charmant.

 

 

Il y avait déjà foule dans les salons.

 

 

La plupart des femmes étaient en toilette de ville pour bien indiquer qu’elles venaient là comme elles allaient à toutes les expositions particulières. Celles qui comptaient rester au bal avaient les bras et la gorge nus.

 

 

Mme Walter, entourée d’amies, se tenait dans la seconde pièce, et répondait aux saluts des visiteurs.

 

 

Beaucoup ne la connaissaient point et se promenaient comme dans un musée, sans s’occuper des maîtres du logis.

 

 

Quand elle aperçut Du Roy, elle devint livide et fit un mouvement pour aller à lui. Puis elle demeura immobile,


l’attendant. Il la salua avec cérémonie, tandis que Madeleine l’accablait de tendresses et de compliments. Alors Georges laissa sa femme auprès de la Patronne ; et il se perdit au milieu du public pour écouter les choses malveillantes qu’on devait dire, assurément.

 

 

Cinq salons se suivaient, tendus d’étoffes précieuses, de broderies italiennes ou de tapis d’Orient de nuances et de styles différents, et portant sur leurs murailles des tableaux de maîtres anciens. On s’arrêtait surtout pour admirer une petite pièce Louis XVI, une sorte de boudoir tout capitonné en soie à bouquets roses sur un fond bleu pâle. Les meubles bas, en bois doré, couverts d’étoffe pareille à celle des murs, étaient d’une admirable finesse.

 

 

Georges reconnaissait des gens célèbres, la duchesse de Terracine, le comte et la comtesse de Ravenel, le général prince d’Andremont, la toute belle marquise des Dunes, puis tous ceux et toutes celles qu’on voit aux premières représentations.

 

 

On le saisit par le bras et une voix jeune, une voix heureuse lui murmura dans l’oreille :

 

 

« Ah ! vous voilà enfin, méchant Bel-Ami. Pourquoi ne vous voit-on plus ? »

 

 

C’était Suzanne Walter le regardant avec ses yeux d’émail fin, sous le nuage frisé de ses cheveux blonds.

 

 

Il fut enchanté de la revoir et lui serra franchement la main. Puis s’excusant :

 

 

« Je n’ai pas pu. J’ai eu tant à faire, depuis deux mois, que je ne suis pas sorti. »

 

 

Elle reprit d’un air sérieux :


« C’est mal, très mal, très mal. Vous nous faites beaucoup de peine, car nous vous adorons, maman et moi. Quant à moi, je ne puis me passer de vous. Si vous n’êtes pas là, je m’ennuie à mourir. Vous voyez que je vous le dis carrément pour que vous n’ayez plus le droit de disparaître comme ça. Donnez-moi le bras, je vais vous montrer moi-même Jésus marchant sur les flots, c’est tout au fond, derrière la serre. Papa l’a mis là-bas afin qu’on soit obligé de passer partout. C’est étonnant, comme il fait le paon, papa, avec cet hôtel. »

 

 

Ils allaient doucement à travers la foule. On se retournait pour regarder ce beau garçon et cette ravissante poupée.

 

 

Un peintre connu prononça :

« Tiens ! Voilà un joli couple. Il est amusant comme tout. » Georges pensait : « Si j’avais été vraiment fort, c’est celle-là

que j’aurais épousée. C’était possible, pourtant. Comment n’y ai- je pas songé ? Comment me suis-je laissé aller à prendre l’autre ? Quelle folie ! On agit toujours trop vite, on ne réfléchit jamais assez. »

 

 

Et l’envie, l’envie amère, lui tombait dans l’âme goutte à goutte, comme un fiel qui corrompait toutes ses joies, rendait odieuse son existence.

 

 

Suzanne disait :

 

 

« Oh ! venez souvent, Bel-Ami, nous ferons des folies maintenant que papa est si riche. Nous nous amuserons comme des toqués. »

 

 

Il répondit, suivant toujours son idée :


« Oh ! vous allez vous marier maintenant. Vous épouserez quelque beau prince, un peu ruiné, et nous ne nous verrons plus guère. »

 

 

Elle s’écria avec franchise :

 

 

« Oh ! non, pas encore, je veux quelqu’un qui me plaise, qui me plaise beaucoup, qui me plaise tout à fait. Je suis assez riche pour deux. »

 

 

Il souriait d’un sourire ironique et hautain, et il se mit à lui nommer les gens qui passaient, des gens très nobles, qui avaient vendu leurs titres rouillés à des filles de financiers comme elle, et qui vivaient maintenant près ou loin de leurs femmes, mais libres, impudents, connus et respectés.

 

 

Il conclut :

 

 

« Je ne vous donne pas six mois pour vous laisser prendre à cet appât-là. Vous serez madame la Marquise, madame la Duchesse ou madame la Princesse, et vous me regarderez de très haut, mamz’elle. »

 

 

Elle s’indignait, lui tapait sur le bras avec son éventail, jurait qu’elle ne se marierait que selon son cœur.

 

 

Il ricanait :

 

 

Nous verrons bien, vous êtes trop riche. » Elle lui dit :

Mais vous aussi, vous avez eu un héritage. » Il fit un « Oh ! » de pitié :


« Parlons-en. À peine vingt mille livres de rentes. Ce n’est pas lourd par le temps présent.

 

 

– Mais votre femme a hérité également.

 

 

– Oui. Un million à nous deux. Quarante mille de revenu. Nous ne pouvons même pas avoir une voiture à nous avec ça. »

 

 

Ils arrivaient au dernier salon, et en face d’eux s’ouvrait la serre, un large jardin d’hiver plein de grands arbres des pays chauds abritant des massifs de fleurs rares. En entrant sous cette verdure sombre où la lumière glissait comme une ondée d’argent, on respirait la fraîcheur tiède de la terre humide et un souffle lourd de parfums. C’était une étrange sensation douce, malsaine et charmante, de nature factice, énervante et molle. On marchait sur des tapis tout pareils à de la mousse entre deux épais massifs d’arbustes. Soudain Du Roy aperçut à sa gauche, sous un large dôme de palmiers, un vaste bassin de marbre blanc où l’on aurait pu se baigner et sur les bords duquel quatre grands cygnes en faïence de Delft laissaient tomber l’eau de leurs becs entrouverts.

 

 

Le fond du bassin était sablé de poudre d’or et l’on voyait nager dedans quelques énormes poissons rouges, bizarres monstres chinois aux yeux saillants, aux écailles bordées de bleu, sortes de mandarins des ondes qui rappelaient, errants et suspendus ainsi sur ce fond d’or, les étranges broderies de là-bas.

 

 

Le journaliste s’arrêta le cœur battant. Il se disait :


Date: 2015-12-18; view: 602


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