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Deuxième Partie 11 page

 

 

« Voilà, voilà du luxe. Voilà les maisons où il faut vivre. D’autres y sont parvenus. Pourquoi n’y arriverais-je point ? » Il songeait aux moyens, n’en trouvait pas sur-le-champ, et s’irritait de son impuissance.

 

 

Sa compagne ne parlait plus, un peu songeuse. Il la regarda de côté et il pensa encore une fois : « Il suffisait pourtant d’épouser cette marionnette de chair. »


 

Mais Suzanne tout d’un coup parut se réveiller :

 

 

« Attention », dit-elle.

 

 

Elle poussa Georges à travers un groupe qui barrait leur chemin, et le fit brusquement tourner à droite.

 

 

Au milieu d’un bosquet de plantes singulières qui tendaient en l’air leurs feuilles tremblantes, ouvertes comme des mains aux doigts minces, on apercevait un homme immobile, debout sur la mer.

 

 

L’effet était surprenant. Le tableau, dont les côtés se trouvaient cachés dans les verdures mobiles, semblait un trou noir sur un lointain fantastique et saisissant.

 

 

Il fallait bien regarder pour comprendre. Le cadre coupait le milieu de la barque où se trouvaient les apôtres à peine éclairés par les rayons obliques d’une lanterne, dont l’un d’eux, assis sur le bordage, projetait toute la lumière sur Jésus qui s’en venait.

 

 

Le Christ avançait le pied sur une vague qu’on voyait se creuser, soumise, aplanie, caressante sous le pas divin qui la foulait. Tout était sombre autour de l’Homme-Dieu. Seules les étoiles brillaient au ciel.

 

 

Les figures des apôtres, dans la lueur vague du fanal porté par celui qui montrait le Seigneur, paraissaient convulsées par la surprise.

 

 

C’était bien là l’œuvre puissante et inattendue d’un maître, une de ces œuvres qui bouleversent la pensée et vous laissent du rêve pour des années.


Les gens qui regardaient cela demeuraient d’abord silencieux, puis s’en allaient, songeurs, et ne parlaient qu’ensuite de la valeur de la peinture.

 

 

Du Roy, l’ayant contemplée quelque temps, déclara :

 

 

« C’est chic de pouvoir se payer ces bibelots-là. »

 

 

Mais comme on le heurtait, en le poussant pour voir, il repartit, gardant toujours sous son bras la petite main de Suzanne qu’il serrait un peu.

 

 

Elle lui demanda :

 

 

« Voulez-vous boire un verre de champagne ? Allons au buffet. Nous y trouverons papa. »

 

 

Et ils retraversèrent lentement tous les salons où la foule grossissait, houleuse, chez elle, une foule élégante de fête publique.

 

 

Georges soudain crut entendre une voix prononcer :

 

 

« C’est Laroche et Mme Du Roy. » Ces paroles lui effleurèrent l’oreille comme ces bruits lointains qui courent dans le vent. D’où venaient-elles ?



 

 

Il chercha de tous les côtés, et il aperçut en effet sa femme qui passait, au bras du ministre. Ils causaient tout bas d’une façon intime en souriant, et les yeux dans les yeux.

 

 

Il s’imagina remarquer qu’on chuchotait en les regardant, et il sentit en lui une envie brutale et stupide de sauter sur ces deux êtres et de les assommer à coups de poing.


Elle le rendait ridicule. Il pensa à Forestier. On disait peut- être : « Ce cocu de Du Roy. » Qui était-elle ? une petite parvenue assez adroite, mais sans grands moyens, en vérité. On venait chez lui parce qu’on le redoutait, parce qu’on le sentait fort, mais on devait parler sans gêne de ce petit ménage de journalistes. Jamais il n’irait loin avec cette femme qui faisait sa maison toujours suspecte, qui se compromettrait toujours, dont l’allure dénonçait l’intrigante. Elle serait maintenant un boulet à son pied. Ah ! s’il avait deviné, s’il avait su ! Comme il aurait joué un peu plus large, plus fort ! Quelle belle partie il aurait pu gagner avec la petite Suzanne pour enjeu ! Comment avait-il été assez aveugle pour ne pas comprendre ça ?

 

 

Ils arrivaient à la salle à manger, une immense pièce à colonnes de marbre, aux murs tendus de vieux Gobelins.

 

 

Walter aperçut son chroniqueur et s’élança pour lui prendre les mains. Il était ivre de joie :

 

 

« Avez-vous tout vu ? Dis, Suzanne, lui as-tu tout montré ? Que de monde, n’est-ce pas, Bel-Ami ? Avez-vous vu le prince de Guerche ? Il est venu boire un verre de punch, tout à l’heure. »

 

 

Puis il s’élança vers le sénateur Rissolin qui traînait sa femme étourdie et ornée comme une boutique foraine.

 

 

Un monsieur saluait Suzanne, un grand garçon mince, à favoris blonds, un peu chauve, avec cet air mondain qu’on reconnaît partout. Georges l’entendit nommer : le marquis de Cazolles, et il fut brusquement jaloux de cet homme. Depuis quand le connaissait-elle ? Depuis sa fortune sans doute ? Il devinait un prétendant.

 

 

On le prit par le bras. C’était Norbert de Varenne. Le vieux poète promenait ses cheveux gras et son habit fatigué d’un air indifférent et las.


« Voilà ce qu’on appelle s’amuser, dit-il. Tout à l’heure on dansera ; et puis on se couchera ; et les petites filles seront contentes. Prenez du champagne, il est excellent. »

 

 

Il se fit emplir un verre et, saluant Du Roy qui en avait pris un autre :

 

 

« Je bois à la revanche de l’esprit sur les millions. » Puis il ajouta, d’une voix douce :

« Non pas qu’ils me gênent chez les autres ou que je leur en veuille. Mais je proteste par principe. »

 

 

Georges ne l’écoutait plus. Il cherchait Suzanne qui venait de disparaître avec le marquis de Cazolles, et quittant brusquement Norbert de Varenne, il se mit à la poursuite de la jeune fille.

 

 

Une cohue épaisse qui voulait boire l’arrêta. Comme il l’avait enfin franchie, il se trouva nez à nez avec le ménage de Marelle.

 

 

Il voyait toujours la femme ; mais il n’avait pas rencontré depuis longtemps le mari, qui lui saisit les deux mains :

 

 

« Que je vous remercie, mon cher, du conseil que vous m’avez fait donner par Clotilde. J’ai gagné près de cent mille francs avec l’emprunt marocain. C’est à vous que je les dois. On peut dire que vous êtes un ami précieux. »

 

 

Des hommes se retournaient pour regarder cette brunette élégante et jolie. Du Roy répondit :

 

 

« En échange de ce service, mon cher, je prends votre femme ou plutôt je lui offre mon bras. Il faut toujours séparer les époux. »


M. de Marelle s’inclina :

 

 

« C’est juste. Si je vous perds, nous nous retrouverons ici dans une heure.

 

 

– Parfaitement. »

 

 

Et les deux jeunes gens s’enfoncèrent dans la foule, suivis par le mari. Clotilde répétait :

 

 

« Quels veinards que ces Walter. Ce que c’est tout de même que d’avoir l’intelligence des affaires. »

 

 

Georges répondit :

 

 

« Bah ! Les hommes forts arrivent toujours, soit par un moyen, soit par un autre. »

 

 

Elle reprit :

 

 

« Voilà deux filles qui auront de vingt à trente millions chacune. Sans compter que Suzanne est jolie. »

 

 

Il ne dit rien. Sa propre pensée sortie d’une autre bouche l’irritait.

 

 

Elle n’avait pas encore vu Jésus marchant sur les flots. Il proposa de l’y conduire. Ils s’amusaient à dire du mal des gens, à se moquer des figures inconnues. Saint-Potin passa près d’eux, portant sur le revers de son habit des décorations nombreuses, ce qui les amusa beaucoup. Un ancien ambassadeur, venant derrière, montrait une brochette moins garnie.

 

 

Du Roy déclara :

 

 

« Quelle salade de société. »


 

Boisrenard, qui lui serra la main, avait aussi orné sa boutonnière de ruban vert et jaune sorti le jour du duel.

 

 

La vicomtesse de Percemur, énorme et parée, causait avec un duc dans le petit boudoir Louis XVI.

 

 

Georges murmura :

 

 

« Un tête-à-tête galant. »

 

 

Mais en traversant la serre, il revit sa femme assise près de Laroche-Mathieu, presque cachés tous deux derrière un bouquet de plantes. Ils semblaient dire :

 

 

« Nous nous sommes donnés un rendez-vous ici, un rendez- vous public. Car nous nous fichons de l’opinion. »

 

 

Mme de Marelle reconnut que ce Jésus de Karl Marcowitch était très étonnant ; et ils revinrent. Ils avaient perdu le mari.

 

 

Il demanda :

 

 

« Et Laurine, est-ce qu’elle m’en veut toujours ?

 

 

– Oui, toujours autant. Elle refuse de te voir et s’en va quand on parle de toi. »

 

 

Il ne répondit rien. L’inimitié de cette fillette le chagrinait et lui pesait.

 

 

Suzanne les saisit au détour d’une porte, criant :

 

 

– Ah ! vous voilà ! Eh bien, Bel-Ami, vous allez rester seul. J’enlève la belle Clotilde pour lui montrer ma chambre. »


 

Et les deux femmes s’en allèrent, d’un pas pressé, glissant à travers le monde, de ce mouvement onduleux, de ce mouvement de couleuvre qu’elles savent prendre dans les foules.

 

 

Presque aussitôt une voix murmura : « Georges ! »

 

 

C’était Mme Walter. Elle reprit très bas : « Oh ! que vous êtes férocement cruel ! Que vous me faites souffrir inutilement. J’ai chargé Suzette d’emmener celle qui vous accompagnait afin de pouvoir vous dire un mot. Écoutez, il faut… que je vous parle ce soir… ou bien… ou bien… vous ne savez pas ce que je ferai. Allez dans la serre. Vous y trouverez une porte à gauche et vous sortirez dans le jardin. Suivez l’allée qui est en face. Tout au bout vous verrez une tonnelle. Attendez-moi là dans dix minutes. Si vous ne voulez pas, je vous jure que je fais un scandale, ici, tout de suite ! »

 

 

Il répondit avec hauteur :

 

 

« Soit. J’y serai dans dix minutes à l’endroit que vous m’indiquez. »

 

 

Et ils se séparèrent. Mais Jacques Rival faillit le mettre en retard. Il l’avait pris par le bras et lui racontait un tas de choses avec l’air très exalté. Il venait sans doute du buffet. Enfin Du Roy le laissa aux mains de M. de Marelle retrouvé entre deux portes, et il s’enfuit. Il lui fallut encore prendre garde de n’être pas vu par sa femme et par Laroche. Il y parvint, car ils semblaient fort animés, et il se trouva dans le jardin.

 

 

L’air froid le saisit comme un bain de glace. Il pensa :

 

 

« Cristi, je vais attraper un rhume », et il mit son mouchoir à son cou en manière de cravate. Puis il suivit à pas lents l’allée, y voyant mal au sortir de la grande lumière des salons.


Il distinguait à sa droite et à sa gauche des arbustes sans feuilles dont les branches menues frémissaient. Des lueurs grises passaient dans ces ramures, des lueurs venues des fenêtres de l’hôtel. Il aperçut quelque chose de blanc, au milieu du chemin, devant lui, et Mme Walter, les bras nus, la gorge nue, balbutia d’une voix frémissante :

 

 

« Ah ! te voilà ? tu veux donc me tuer ? » Il répondit tranquillement :

« Je t’en prie, pas de drame, n’est-ce pas, ou je fiche le camp tout de suite. »

 

 

Elle l’avait saisi par le cou, et, les lèvres tout près des lèvres, elle disait :

 

 

« Mais qu’est-ce que je t’ai fait ? Tu te conduis avec moi comme un misérable ! Qu’est-ce que je t’ai fait ? »

 

 

Il essayait de la repousser :

 

 

« Tu as entortillé tes cheveux à tous mes boutons la dernière fois que je t’ai vue, et ça a failli amener une rupture entre ma femme et moi. »

 

 

Elle demeura surprise, puis, faisant « non » de la tête :

 

 

« Oh ! ta femme s’en moque bien. C’est quelqu’une de tes maîtresses qui t’aura fait une scène.

 

 

– Je n’ai pas de maîtresses.

 

 

– Tais-toi donc ! Mais pourquoi ne viens-tu plus même me voir ? Pourquoi refuses-tu de dîner, rien qu’un jour par semaine, avec moi ? C’est atroce ce que je souffre ; je t’aime à n’avoir plus


une pensée qui ne soit pour toi, à ne pouvoir rien regarder sans te voir devant mes yeux, à ne plus oser prononcer un mot sans avoir peur de dire ton nom ! Tu ne comprends pas ça, toi ! Il me semble que je suis prise dans des griffes, nouée dans un sac, je ne sais pas. Ton souvenir, toujours présent, me serre la gorge, me déchire quelque chose là, dans la poitrine, sous le sein, me casse les jambes à ne plus me laisser la force de marcher. Et je reste comme une bête, toute la journée, sur une chaise, en pensant à toi. »

 

 

Il la regardait avec étonnement. Ce n’était plus la grosse gamine folâtre qu’il avait connue, mais une femme éperdue, désespérée, capable de tout.

 

 

Un projet vague, cependant, naissant dans son esprit. Il répondit :

« Ma chère, l’amour n’est pas éternel. On se prend et on se quitte. Mais quand ça dure comme entre nous ça devient un boulet horrible. Je n’en veux plus. Voilà la vérité. Cependant, si tu sais devenir raisonnable, me recevoir et me traiter ainsi qu’un

ami, je reviendrai comme autrefois. Te sens-tu capable de ça ? »

 

 

Elle posa ses deux bras nus sur l’habit noir de Georges et murmura :

 

 

« Je suis capable de tout pour te voir.

 

 

– Alors, c’est convenu, dit-il, nous sommes amis, rien de plus. »

 

 

Elle balbutia :

 

 

« C’est convenu. » Puis tendant ses lèvres vers lui :


« Encore un baiser… le dernier. » Il refusa doucement.

Non. Il faut tenir nos conventions. »

 

 

Elle se détourna en essuyant deux larmes, puis tirant de son corsage un paquet de papiers noués avec un ruban de soie rose, elle l’offrit à Du Roy : « Tiens. C’est ta part de bénéfice dans l’affaire du Maroc. J’étais si contente d’avoir gagné cela pour toi. Tiens, prends-le donc… »

 

 

Il voulait refuser :

 

 

« Non, je ne recevrai point cet argent ! » Alors elle se révolta.

« Ah ! tu ne me feras pas ça, maintenant. Il est à toi, rien qu’à toi. Si tu ne le prends point, je le jetterai dans un égout. Tu ne me

feras pas cela, Georges ? »

 

 

Il reçut le petit paquet et le glissa dans sa poche.

 

 

« Il faut rentrer, dit-il, tu vas attraper une fluxion de poitrine. »

 

 

Elle murmura :

 

 

« Tant mieux ! si je pouvais mourir. »

 

 

Elle lui prit une main, la baisa avec passion, avec rage, avec désespoir, et elle se sauva vers l’hôtel.


Il revint doucement, en réfléchissant. Puis il rentra dans la serre, le front hautain, la lèvre souriante.

 

 

Sa femme et Laroche n’étaient plus là. La foule diminuait. Il devenait évident qu’on ne resterait pas au bal. Il aperçut Suzanne qui tenait le bras de sa sœur. Elles vinrent vers lui toutes les deux pour lui demander de danser le premier quadrille avec le comte de Latour-Yvelin.

 

 

Il s’étonna.

 

 

« Qu’est-ce encore que celui-là ? » Suzanne répondit avec malice :

« C’est un nouvel ami de ma sœur. »

 

 

Rose rougit et murmura :

 

 

« Tu es méchante, Suzette, ce monsieur n’est pas plus mon ami que le tien. »

 

 

L’autre souriait :

 

 

« Je m’entends. »

 

 

Rose, fâchée, leur tourna le dos et s’éloigna.

 

 

Du Roy prit familièrement le coude de la jeune fille restée près de lui et de sa voix caressante :

 

 

« Écoutez, ma chère petite, me croyez-vous bien votre ami ?

 

 

– Mais oui, Bel-Ami.


– Vous avez confiance en moi ?

 

 

– Tout à fait.

 

 

– Vous vous rappelez ce que je vous disais tantôt ?

 

 

– À propos de quoi ?

 

 

– À propos de votre mariage, ou plutôt de l’homme que vous épouserez.

 

 

– Oui.

 

 

– Eh bien, voulez-vous me promettre une chose ?

 

 

– Oui, mais quoi ?

 

 

– C’est de me consulter toutes les fois qu’on demandera votre main, et de n’accepter personne sans avoir pris mon avis.

 

 

– Oui, je veux bien.

 

 

– Et c’est un secret entre nous deux. Pas un mot de ça à votre père ni à votre mère.

 

 

– Pas un mot.

 

 

– C’est juré ?

 

 

– C’est juré. »

 

 

Rival arrivait, l’air affairé :

 

 

« Mademoiselle, votre papa vous demande pour le bal. »


Elle dit :

 

 

« Allons, Bel-Ami. »

 

 

Mais il refusa, décidé à partir tout de suite, voulant être seul pour penser. Trop de choses nouvelles venaient de pénétrer dans son esprit et il se mit à chercher sa femme. Au bout de quelque temps il l’aperçut qui buvait du chocolat, au buffet, avec deux messieurs inconnus. Elle leur présenta son mari, sans les nommer à lui.

 

 

Après quelques instants il demanda :

 

 

« Partons-nous ?

 

 

– Quand tu voudras. »

 

 

Elle prit son bras et ils retraversèrent les salons où le public devenait rare.

 

 

Elle demanda :

 

 

« Où est la Patronne ? je voudrais lui dire adieu.

 

 

– C’est inutile. Elle essaierait de nous garder au bal et j’en ai assez.

 

 

– C’est vrai, tu as raison. »

 

 

Tout le long de la route ils furent silencieux. Mais, aussitôt rentrés en leur chambre, Madeleine souriante lui dit, sans même ôter son voile :

 

 

« Tu ne sais pas, j’ai une surprise pour toi., »


Il grogna avec mauvaise humeur :

 

 

« Quoi donc ?

 

 

– Devine.

 

 

– Je ne ferai pas cet effort.

 

 

– Eh bien, c’est après-demain le premier janvier.

 

 

– Oui.

 

 

– C’est le moment des étrennes. Oui.

– Voici les tiennes, que Laroche m’a remises tout à l’heure. »

 

 

Elle lui présenta une petite boîte noire qui semblait un écrin à bijoux.

 

 

Il l’ouvrit avec indifférence et aperçut la croix de la Légion d’honneur.

 

 

Il devint un peu pâle, puis il sourit et déclara :

« J’aurais préféré dix millions. Cela ne lui coûte pas cher. » Elle s’attendait à un transport de joie, et elle fut irritée de

cette froideur.

 

 

« Tu es vraiment incroyable. Rien ne te satisfait maintenant. »

 

 

Il répondit tranquillement :


 

« Cet homme ne fait que payer sa dette. Et il me doit encore beaucoup. »

 

 

Elle fut étonnée de son accent, et reprit :

 

 

« C’est pourtant beau, à ton âge. » Il déclara :

« Tout est relatif. Je pourrais avoir davantage, aujourd’hui. »

 

 

Il avait pris l’écrin, il le posa tout ouvert sur la cheminée, considéra quelques instants l’étoile brillante couchée dedans. Puis il le referma, et se mit au lit en haussant les épaules.

 

 

L’Officiel du 1er janvier annonça, en effet, la nomination de M. Prosper-Georges Du Roy, publiciste, au grade de chevalier de la Légion d’honneur, pour services exceptionnels. Le nom était écrit en deux mots, ce qui fit à Georges plus de plaisir que la décoration même.

 

 

Une heure après avoir lu cette nouvelle devenue publique, il reçut un mot de la Patronne qui le suppliait de venir dîner chez elle, le soir même, avec sa femme, pour fêter cette distinction. Il hésita quelques minutes, puis jetant au feu ce billet écrit en termes ambigus, il dit à Madeleine : Nous dînerons ce soir chez les Walter. »

 

 

Elle fut étonnée.

 

 

Tiens ! mais je croyais que tu ne voulais plus y mettre les pieds ? »

 

 

Il murmura seulement :


« J’ai changé d’avis. »

 

 

Quand ils arrivèrent, la Patronne était seule dans le petit boudoir Louis XVI adopté pour ses réceptions intimes. Vêtue de noir, elle avait poudré ses cheveux, ce qui la rendait charmante. Elle avait l’air, de loin, d’une vieille, de près, d’une jeune, et, quand on la regardait bien, d’un joli piège pour les yeux.

 

 

« Vous êtes en deuil ? » demanda Madeleine. Elle répondit tristement :

« Oui et non. Je n’ai perdu personne des miens. Mais je suis arrivée à l’âge où on fait le deuil de sa vie. Je le porte aujourd’hui

pour l’inaugurer. Désormais je le porterai dans mon cœur. »

 

 

Du Roy pensa : « Ça tiendra-t-il, cette résolution là ? »

 

 

Le dîner fut un peu morne. Seule Suzanne bavardait sans cesse. Rose semblait préoccupée. On félicita beaucoup le journaliste.

 

 

Le soir on s’en alla, errant et causant, par les salons et par la serre. Comme Du Roy marchait derrière, avec la Patronne, elle le retint par le bras.

 

 

« Écoutez, dit-elle à voix basse… Je ne vous parlerai plus de rien, jamais… Mais venez me voir, Georges. Vous voyez que je ne vous tutoie plus. Il m’est impossible de vivre sans vous, impossible. C’est une torture inimaginable. Je vous sens, je vous garde dans mes yeux, dans mon cœur et dans ma chair tout le jour et toute la nuit. C’est comme si vous m’aviez fait boire un poison qui me rongerait en dedans. Je ne puis pas. Non. Je ne puis pas. Je veux bien n’être pour vous qu’une vieille femme. Je me suis mise en cheveux blancs pour vous le montrer ; mais venez ici, venez de temps en temps, en ami. »


 

Elle lui avait pris la main et elle la serrait, la broyait, enfonçant ses ongles dans sa chair.

 

 

Il répondit avec calme :

 

 

C’est entendu. Il est inutile de reparler de ça. Vous voyez bien que je suis venu aujourd’hui, tout de suite, sur votre lettre. »

 

 

Walter, qui allait devant avec ses deux filles et Madeleine, attendit Du Roy auprès du Jésus marchant sur les flots.

 

 

« Figurez-vous, dit-il en riant, que j’ai trouvé ma femme hier à genoux devant ce tableau comme dans une chapelle. Elle faisait là ses dévotions. Ce que j’ai ri ! »

 

 

Mme Walter répliqua d’une voix ferme, d’une voix où vibrait une exaltation secrète :

 

 

« C’est ce Christ-là qui sauvera mon âme. Il me donne du courage et de la force toutes les fois que je le regarde. »

 

 

Et, s’arrêtant en face du Dieu debout sur la mer, elle murmura :

 

 

« Comme il est beau ! Comme ils en ont peur et comme ils l’aiment, ces hommes ! Regardez donc sa tête, ses yeux, comme il est simple et surnaturel en même temps ! »

 

 

Suzanne s’écria :

 

 

« Mais il vous ressemble, Bel-Ami. Je suis sûre qu’il vous ressemble. Si vous aviez des favoris, ou bien s’il était rasé, vous seriez tout pareils tous les deux. Oh ! mais c’est frappant ! »


Elle voulut qu’il se mît debout à côté du tableau ; et tout le monde reconnut, en effet, que les deux figures se ressemblaient !

 

 

Chacun s’étonna. Walter trouva la chose bien singulière. Madeleine, en souriant, déclara que Jésus avait l’air plus viril.

 

 

Mme Walter demeurait immobile, contemplant d’un œil fixe le visage de son amant à côté du visage du Christ, et elle était devenue aussi blanche que ses cheveux blancs.


– VIII –

 

Pendant le reste de l’hiver, les Du Roy allèrent souvent chez les Walter. Georges même y dînait seul à tout instant, Madeleine se disant fatiguée et préférant rester chez elle.


Date: 2015-12-18; view: 626


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