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Deuxième Partie 9 page

 

 

Il répondit :

 

 

« Moi aussi je veux descendre. »

 

 

Il riait, s’amusant de l’histoire, il la poussait à dire des bêtises, à bavarder, à raconter tous ces enfantillages, toutes ces niaiseries tendres que débitent les amoureux. Ces gamineries, qu’il trouvait gentilles dans la bouche de Mme de Marelle, l’auraient exaspéré dans celle de Mme Walter.

 

 

Clotilde l’appelait aussi : « Mon chéri, mon petit, mon chat. » Ces mots lui semblaient doux et caressants. Dits par l’autre tout à l’heure, ils l’irritaient et l’écœuraient. Car les paroles d’amour, qui sont toujours les mêmes, prennent le goût des lèvres dont elles sortent.


Mais il pensait, tout en s’égayant de ces folies, aux soixante- dix mille francs qu’il allait gagner, et, brusquement, il arrêta, avec deux petits coups de doigt sur la tête, le verbiage de son amie :

 

 

« Écoute, ma chatte. Je vais te charger d’une commission pour ton mari. Dis-lui de ma part d’acheter, demain, pour dix mille francs d’emprunt du Maroc qui est à soixante-douze ; et je lui promets qu’il aura gagné de soixante à quatre-vingt mille francs avant trois mois. Recommande-lui le silence absolu. Dis- lui, de ma part, que l’expédition de Tanger est décidée et que l’État Français va garantir la dette marocaine. Mais ne te coupe pas avec d’autres. C’est un secret d’État que je confie là. »

 

 

Elle l’écoutait, sérieuse. Elle murmura :

 

 

« Je te remercie. Je préviendrai mon mari dès ce soir. Tu peux compter sur lui ; il ne parlera pas. C’est un homme très sûr. Il n’y a aucun danger. »

 

 

Mais elle avait mangé tous les marrons. Elle écrasa le sac entre ses mains et le jeta dans la cheminée. Puis elle dit : « Allons nous coucher. » Et sans se lever elle commença à déboutonner le gilet de Georges.

 

 

Tout à coup elle s’arrêta, et tirant entre deux doigts un long cheveu pris dans une boutonnière, elle se mit à rire :

 

 

« Tiens. Tu as emporté un cheveu de Madeleine. En voilà un mari fidèle ! »

 

 

Puis, redevenue sérieuse, elle examina longuement sur sa main l’imperceptible fil qu’elle avait trouvé et elle murmura :

 

 

« Ce n’est pas de Madeleine, il est brun. » Il sourit :


 

« Il vient probablement de la femme de chambre. »

 

 

Mais elle inspectait le gilet avec une attention de policier, et elle cueillit un second cheveu enroulé autour d’un bouton ; puis elle en aperçut un troisième ; et, pâlie, tremblante un peu, elle s’écria :

 

 

« Oh ! tu as couché avec une femme qui t’a mis des cheveux à tous tes boutons. »



 

 

Il s’étonnait, il balbutiait :

 

 

« Mais non. Tu es folle… »

 

 

Soudain il se rappela, comprit, se troubla d’abord, puis nia en ricanant, pas fâché au fond qu’elle le soupçonnât d’avoir des bonnes fortunes.

 

 

Elle cherchait toujours et toujours trouvait des cheveux qu’elle déroulait d’un mouvement rapide et jetait ensuite sur le tapis.

 

 

Elle avait deviné, avec son instinct rusé de femme, et elle balbutiait, furieuse, rageant et prête à pleurer :

 

 

« Elle t’aime, celle-là… et elle a voulu te faire emporter quelque chose d’elle… Oh ! que tu es traître… »

 

 

Mais elle poussa un cri, un cri strident de joie nerveuse :

« Oh !… oh !… c’est une vieille… voilà un cheveu blanc… Ah ! tu prends des vieilles femmes maintenant… Est-ce qu’elles te paient… dis… est-ce qu’elles te paient ?… Ah ! tu en es aux vieilles femmes… Alors tu n’as plus besoin de moi… garde l’autre… »


Elle se leva, courut à son corsage jeté sur une chaise et elle le remit rapidement.

 

 

Il voulait la retenir, honteux et balbutiant :

 

 

« Mais non… Clo… tu es stupide… je ne sais pas ce que c’est…

écoute… reste… voyons… reste… » Elle répétait :

« Garde ta vieille femme… garde-la… fais-toi faire une bague avec ses cheveux… avec ses cheveux blancs… Tu en as assez pour

ça… »

 

 

Avec des gestes brusques et prompts elle s’était habillée, recoiffée et voilée ; et comme il voulait la saisir, elle lui lança, à toute volée, un soufflet par la figure. Pendant qu’il demeurait étourdi, elle ouvrit la porte et s’enfuit.

 

 

Dès qu’il fut seul, une rage furieuse le saisit contre cette vieille rosse de mère Walter. Ah ! il allait l’envoyer coucher, celle- là, et durement.

 

 

Il bassina avec de l’eau sa joue rouge. Puis il sortit à son tour, en méditant sa vengeance. Cette fois il ne pardonnerait point. Ah ! mais non !

 

 

Il descendit jusqu’au boulevard, et, flânant, s’arrêta devant la boutique d’un bijoutier pour regarder un chronomètre dont il avait envie depuis longtemps, et qui valait dix-huit cents francs.

 

 

Il pensa, tout à coup, avec une secousse de joie au cœur : « Si je gagne mes soixante-dix mille francs, je pourrai me le payer. » Et il se mit à rêver à toutes les choses qu’il ferait avec ces soixante-dix mille francs.


D’abord il serait nommé député. Et puis il achèterait son chronomètre, et puis il jouerait à la Bourse, et puis encore… et puis encore…

 

 

Il ne voulait pas entrer au journal, préférant causer avec Madeleine avant de revoir Walter et d’écrire son article ; et il se mit en route pour revenir chez lui.

 

 

Il atteignait la rue Drouot quand il s’arrêta net ; il avait oublié de prendre des nouvelles du comte de Vaudrec, qui demeurait Chaussée-d’Antin. Il revint donc, flânant toujours, pensant à mille choses, dans une songerie heureuse, à des choses douces, à des choses bonnes, à la fortune prochaine et aussi à cette crapule de Laroche et à cette vieille teigne de Patronne. Il ne s’inquiétait point, d’ailleurs, de la colère de Clotilde, sachant bien qu’elle pardonnait vite.

 

 

Quand il demanda au concierge de la maison où demeurait le comte de Vaudrec :

 

 

« Comment va M. de Vaudrec ? On m’a appris qu’il était souffrant, ces jours derniers. »

 

 

L’homme répondit :

 

 

« M. le comte est très mal, monsieur. On croit qu’il ne passera pas la nuit, la goutte est remontée au cœur. »

 

 

Du Roy demeura tellement effaré qu’il ne savait plus ce qu’il devait faire ! Vaudrec mourant ! Des idées confuses passaient en lui, nombreuses, troublantes, qu’il n’osait point s’avouer à lui- même.

 

 

Il balbutia : « Merci… je reviendrai… », sans comprendre ce qu’il disait.


Puis il sauta dans un fiacre et se fit conduire chez lui.

 

 

Sa femme était rentrée. Il pénétra dans sa chambre essoufflé et lui annonça tout de suite :

 

 

« Tu ne sais pas ? Vaudrec est mourant ! »

 

 

Elle était assise et lisait une lettre. Elle leva les yeux et trois fois de suite répéta :

 

 

« Hein ? Tu dis ?… tu dis ?… tu dis ?…

 

 

– Je te dis que Vaudrec est mourant d’une attaque de goutte remontée au cœur. » Puis il ajouta :

 

 

« Qu’est-ce que tu comptes faire ? »

 

 

Elle s’était dressée, livide, les joues secouées d’un tremblement nerveux, puis elle se mit à pleurer affreusement, en cachant sa figure dans ses mains. Elle demeurait debout, secouée par des sanglots, déchirée par le chagrin.

 

 

Mais soudain elle dompta sa douleur, et, s’essuyant les yeux :

 

 

« J’y… j’y vais… ne t’occupe pas de moi… je ne sais pas à quelle heure je reviendrai… ne m’attends point… »

 

 

Il répondit :

 

 

« Très bien. Va. »

 

 

Ils se serrèrent la main, et elle partit si vite qu’elle oublia de prendre ses gants.


Georges, ayant dîné seul, se mit à écrire son article. Il le fit exactement selon les intentions du ministre, laissant entendre aux lecteurs que l’expédition du Maroc n’aurait pas lieu. Puis il le porta au journal, causa quelques instants avec le Patron et repartit en fumant, le cœur léger sans qu’il comprît pourquoi.

Sa femme n’était pas rentrée. Il se coucha et s’endormit. Madeleine revint vers minuit. Georges, réveillé brusquement,

s’était assis dans son lit.

 

 

Il demanda :

 

 

« Eh bien ? »

 

 

Il ne l’avait jamais vue si pâle et si émue. Elle murmura :

 

 

« II est mort.

 

 

– Ah ! Et… il ne t’a rien dit ?

– Rien. Il avait perdu connaissance quand je suis arrivée. » Georges songeait. Des questions lui venaient aux lèvres qu’il

n’osait point faire.

 

 

« Couche-toi », dit-il.

 

 

Elle se déshabilla rapidement, puis se glissa auprès de lui. Il reprit :

« Avait-il des parents à son lit de mort ?

 

 

– Rien qu’un neveu.


 

– Ah ! Le voyait-il souvent, ce neveu ?

 

 

– Jamais. Ils ne s’étaient point rencontrés depuis dix ans.

 

 

– Avait-il d’autres parents ?

 

 

– Non… Je ne crois pas.

 

 

– Alors… c’est ce neveu qui doit hériter ?

 

 

– Je ne sais pas.

 

 

– II était très riche, Vaudrec ?

 

 

– Oui, très riche.

 

 

– Sais-tu ce qu’il avait à peu près ?

 

 

– Non, pas au juste. Un ou deux millions, peut-être ? »

 

 

Il ne dit plus rien. Elle souffla la bougie. Et ils demeurèrent étendus côte à côte dans la nuit, silencieux, éveillés et songeant.

 

 

Il n’avait plus envie de dormir. Il trouvait maigres maintenant les soixante-dix mille francs promis par Mme Walter. Soudain il crut que Madeleine pleurait. Il demanda pour s’en assurer :

 

 

« Dors-tu ?

 

 

– Non. »

 

 

Elle avait la voix mouillée et tremblante. Il reprit :


« J’ai oublié de te dire tantôt que ton ministre nous a fichus dedans.

 

 

– Comment ça ? »

 

 

Et il lui conta, tout au long, avec tous les détails, la combinaison préparée entre Laroche et Walter.

 

 

Quand il eut fini, elle demanda :

 

 

« Comment sais-tu ça ? » Il répondit :

« Tu me permettras de ne point te le dire. Tu as tes procédés d’information que je ne pénètre point. J’ai les miens que je désire garder. Je réponds en tout cas de l’exactitude de mes renseignements. »

 

 

Alors elle murmura :

 

 

« Oui, c’est possible… Je me doutais qu’ils faisaient quelque chose sans nous. »

 

 

Mais Georges que le sommeil ne gagnait pas, s’était rapproché de sa femme, et, doucement, il lui baisa l’oreille. Elle le repoussa avec vivacité :

 

 

« Je t’en prie, laisse-moi tranquille, n’est-ce pas ? Je ne suis point d’humeur à batifoler. »

 

 

Il se retourna, résigné, vers le mur, et, ayant fermé les yeux, il finit par s’endormir.


– VI –

 

L’église était tendue de noir, et, sur le portail, un grand écusson coiffé d’une couronne annonçait aux passants qu’on enterrait un gentilhomme.

 

 

La cérémonie venait de finir, les assistants s’en allaient lentement, défilant devant le cercueil et devant le neveu du comte de Vaudrec, qui serrait les mains et rendait les saluts.

 

 

Quand Georges Du Roy et sa femme furent sortis, ils se mirent à marcher côte à côte, pour rentrer chez eux. Ils se taisaient, préoccupés.

 

 

Enfin, Georges prononça, comme parlant à lui-même :

 

 

« Vraiment, c’est bien étonnant ! » Madeleine demanda :

« Quoi donc, mon ami ?

 

 

– Que Vaudrec ne nous ait rien laissé ! »

 

 

Elle rougit brusquement, comme si un voile rose se fût étendu tout à coup sur sa peau blanche, en montant de la gorge au visage, et elle dit :

 

 

« Pourquoi nous aurait-il laissé quelque chose ? Il n’y avait aucune raison pour ça ! »

 

 

Puis, après quelques instants de silence, elle reprit :

 

 

« Il existe peut-être un testament chez un notaire. Nous ne saurions rien encore. »


 

Il réfléchit, puis murmura :

 

 

« Oui, c’est probable, car, enfin, c’était notre meilleur ami, à tous les deux. Il dînait deux fois par semaine à la maison, il venait à tout moment. Il était chez lui chez nous, tout à fait chez lui. Il t’aimait comme un père, et il n’avait pas de famille, pas d’enfants, pas de frères ni de sœurs, rien qu’un neveu, un neveu éloigné. Oui, il doit y avoir un testament. Je ne tiendrais pas à grand- chose, un souvenir, pour prouver qu’il a pensé à nous, qu’il nous aimait, qu’il reconnaissait l’affection que nous avions pour lui. Il nous devait bien une marque d’amitié. »

 

 

Elle dit, d’un air pensif et indifférent :

 

 

« C’est possible, en effet, qu’il y ait un testament. »

 

 

Comme ils rentraient chez eux, le domestique présenta une lettre à Madeleine. Elle l’ouvrit, puis la tendit à son mari.

 

 

Étude de Maître Lamaneur

 

 

Notaire

 

 

17, rue des Vosges

 

 

Madame,

 

 

J’ai l’honneur de vous prier de vouloir bien passer à mon étude, de deux heures à quatre heures, mardi, mercredi ou jeudi, pour affaire qui vous concerne.

 

 

Recevez, etc. LAMANEUR.


Georges avait rougi, à son tour :

 

 

« Ça doit être ça. C’est drôle que ce soit toi qu’il appelle, et non moi qui suis légalement le chef de famille. »

 

 

Elle ne répondit point d’abord, puis après une courte réflexion :

 

 

« Veux-tu que nous y allions tout à l’heure ?

 

 

– Oui, je veux bien. »

 

 

Ils se mirent en route dès qu’ils eurent déjeuné.

 

 

Lorsqu’ils entrèrent dans l’étude de maître Lamaneur, le premier clerc se leva avec un empressement marqué et les fit pénétrer chez son patron.

 

 

Le notaire était un petit homme tout rond, rond de partout. Sa tête avait l’air d’une boule clouée sur une autre boule que portaient deux jambes si petites, si courtes qu’elles ressemblaient aussi presque à des boules.

 

 

Il salua, indiqua des sièges, et dit en se tournant vers

Madeleine :

 

 

« Madame, je vous ai appelée afin de vous donner connaissance du testament du comte de Vaudrec qui vous concerne. »

 

 

Georges ne put se tenir de murmurer :

 

 

« Je m’en étais douté. » Le notaire ajouta :


« Je vais vous communiquer cette pièce, très courte d’ailleurs. »

 

 

Il atteignit un papier dans un carton devant lui, et lut :

 

 

« Je soussigné, Paul-Émile-Cyprien-Gontran, comte de Vaudrec, sain de corps et d’esprit, exprime ici mes dernières volontés.

 

 

« La mort pouvant nous emporter à tout moment, je veux prendre, en prévision de son atteinte, la précaution d’écrire mon testament qui sera déposé chez maître Lamaneur.

 

 

« N’ayant pas d’héritiers directs, je lègue toute ma fortune, composée de valeurs de bourse pour six cent mille francs et de biens-fonds pour cinq cent mille francs environ, à Mme Claire- Madeleine Du Roy, sans aucune charge ou condition. Je la prie d’accepter ce don d’un ami mort, comme preuve d’une affection dévouée, profonde et respectueuse. »

 

 

Le notaire ajouta :

 

 

« C’est tout. Cette pièce est datée du mois d’août dernier et a remplacé un document de même nature, fait il y a deux ans, au nom de Mme Claire-Madeleine Forestier. J’ai ce premier testament qui pourrait prouver, en cas de contestation de la part de la famille, que la volonté de M. le comte de Vaudrec n’a point varié. »

 

 

Madeleine, très pâle, regardait ses pieds. Georges, nerveux, roulait entre ses doigts le bout de sa moustache. Le notaire reprit, après un moment de silence :

 

 

« Il est bien entendu, monsieur, que madame ne peut accepter ce legs sans votre consentement. »


Du Roy se leva, et, d’un ton sec :

 

 

« Je demande le temps de réfléchir. »

 

 

Le notaire, qui souriait, s’inclina, et d’une voix aimable :

 

 

« Je comprends le scrupule qui vous fait hésiter, monsieur. Je dois ajouter que le neveu de M. de Vaudrec, qui a pris connaissance, ce matin même, des dernières intentions de son oncle, se déclare prêt à les respecter si on lui abandonne une somme de cent mille francs. À mon avis, le testament est inattaquable, mais un procès ferait du bruit qu’il vous conviendra peut-être d’éviter. Le monde a souvent des jugements malveillants. Dans tous les cas, pourrez-vous me faire connaître votre réponse sur tous les points avant samedi ? »

 

 

Georges s’inclina : « Oui, monsieur. » Puis il salua avec cérémonie, fit passer sa femme demeurée muette, et il sortit d’un air tellement roide que le notaire ne souriait plus.

 

 

Dès qu’ils furent rentrés chez eux, Du Roy ferma brusquement la porte, et, jetant son chapeau sur le lit :

 

 

« Tu as été la maîtresse de Vaudrec ? »

 

 

Madeleine, qui enlevait son voile, se retourna d’une secousse :

 

 

« Moi ? Oh !

 

 

– Oui, toi. On ne laisse pas toute sa fortune à une femme, sans que… »

 

 

Elle était devenue tremblante et ne parvenait point à ôter les épingles qui retenaient le tissu transparent.


Après un moment de réflexion, elle balbutia, d’une voix agitée :

 

 

« Voyons… voyons… tu es fou… tu es… tu es… Est-ce que toi- même… tout à l’heure… tu n’espérais pas… qu’il te laisserait quelque chose ? »

 

 

Georges restait debout, près d’elle, suivant toutes ses émotions, comme un magistrat qui cherche à surprendre les moindres défaillances d’un prévenu. Il prononça, en insistant sur chaque mot :

 

 

« Oui… il pouvait me laisser quelque chose, à moi… à moi, ton mari… à moi, son ami… entends-tu… mais pas à toi… à toi, son amie… à toi, ma femme. La distinction est capitale, essentielle, au point de vue des convenances… et de l’opinion publique. »

 

 

Madeleine, à son tour, le regardait fixement, dans la transparence des yeux, d’une façon profonde et singulière, comme pour y lire quelque chose, comme pour y découvrir cet inconnu de l’être qu’on ne pénètre jamais et qu’on peut à peine entrevoir en des secondes rapides, en ces moments de non-garde, ou d’abandon, ou d’inattention, qui sont comme des portes laissées entrouvertes sur les mystérieux dedans de l’esprit. Et elle articula lentement :

 

 

« Il me semble pourtant que si… qu’on eût trouvé au moins aussi étrange un legs de cette importance, de lui… à toi. »

 

 

Il demanda brusquement :

 

 

« Pourquoi ça ? » Elle dit :

« Parce que… »


 

Elle hésita, puis reprit :

 

 

« Parce que tu es mon mari… que tu ne le connais en somme que depuis peu… parce que je suis son amie depuis très longtemps… moi… parce que son premier testament, fait du vivant de Forestier, était déjà en ma faveur. »

 

 

Georges s’était mis à marcher à grands pas. Il déclara :

 

 

« Tu ne peux pas accepter ça. » Elle répondit avec indifférence :

« Parfaitement ; alors, ce n’est pas la peine d’attendre à samedi ; nous pouvons faire prévenir tout de suite maître

Lamaneur. »

 

 

Il s’arrêta en face d’elle ; et ils demeurèrent de nouveau quelques instants les yeux dans les yeux, s’efforçant d’aller jusqu’à l’impénétrable secret de leurs cœurs, de se sonder jusqu’au vif de la pensée. Ils tâchaient de se voir à nu la conscience en une interrogation ardente et muette : lutte intime de deux êtres qui, vivant côte à côte, s’ignorent toujours, se soupçonnent, se flairent, se guettent, mais ne se connaissent pas jusqu’au fond vaseux de l’âme.

 

 

Et, brusquement, il lui murmura dans le visage, à voix basse :

 

 

« Allons, avoue que tu étais la maîtresse de Vaudrec. » Elle haussa les épaules :

« Tu es stupide… Vaudrec avait beaucoup d’affection pour moi, beaucoup… mais rien de plus… jamais. »


Il frappa du pied :

 

 

« Tu mens. Ce n’est pas possible. » Elle répondit tranquillement :

« C’est comme ça, pourtant. »

 

 

Il se mit à marcher, puis, s’arrêtant encore :

 

 

« Explique-moi, alors, pourquoi il te laisse toute sa fortune, à toi… »

 

 

Elle le fit avec un air nonchalant et désintéressé :

 

 

« C’est tout simple. Comme tu le disais tantôt, il n’avait que nous d’amis, ou plutôt que moi, car il m’a connue enfant. Ma mère était dame de compagnie chez des parents à lui. Il venait sans cesse ici, et, comme il n’avait pas d’héritiers naturels, il a pensé à moi. Qu’il ait eu un peu d’amour pour moi, c’est possible. Mais quelle est la femme qui n’a jamais été aimée ainsi ? Que cette tendresse cachée, secrète, ait mis mon nom sous sa plume quand il a pensé à prendre des dispositions dernières, pourquoi pas ? Il m’apportait des fleurs, chaque lundi. Tu ne t’en étonnais nullement et il ne t’en donnait point, à toi, n’est-ce pas ? Aujourd’hui, il me donne sa fortune par la même raison et parce qu’il n’a personne à qui l’offrir. Il serait, au contraire, extrêmement surprenant qu’il te l’eût laissée ? Pourquoi ? Que lui es-tu ? »

 

 

Elle parlait avec tant de naturel et de tranquillité que Georges hésitait.

 

 

Il reprit :


« C’est égal, nous ne pouvons accepter cet héritage dans ces conditions. Ce serait d’un effet déplorable. Tout le monde croirait la chose, tout le monde en jaserait et rirait de moi. Les confrères sont déjà trop disposés à me jalouser et à m’attaquer. Je dois avoir plus que personne le souci de mon honneur et le soin de ma réputation. Il m’est impossible d’admettre et de permettre que ma femme accepte un legs de cette nature d’un homme que la rumeur publique lui a déjà prêté pour amant. Forestier aurait peut-être toléré cela, lui, mais moi, non. »

 

 

Elle murmura avec douceur :

 

 

« Eh bien, mon ami, n’acceptons pas, ce sera un million de moins dans notre poche, voilà tout. »

 

 

Il marchait toujours, et il se mit à penser tout haut, parlant pour sa femme sans s’adresser à elle.

 

 

« Eh bien, oui… un million… tant pis… Il n’a pas compris en testant quelle faute de tact, quel oubli des convenances il commettait. Il n’a pas vu dans quelle position fausse, ridicule, il allait me mettre… Tout est affaire de nuances dans la vie… Il fallait qu’il m’en laissât la moitié, ça arrangeait tout. »

 

 

Il s’assit, croisa ses jambes et se mit à rouler le bout de ses moustaches, comme il faisait aux heures d’ennui, d’inquiétude et de réflexion difficile.

 

 

Madeleine prit une tapisserie à laquelle elle travaillait de temps en temps, et elle dit en choisissant ses laines :

 

 

« Moi, je n’ai qu’à me taire. C’est à toi de réfléchir. »

 

 

Il fut longtemps sans répondre, puis il prononça, en hésitant :


« Le monde ne comprendra jamais et que Vaudrec ait fait de toi son unique héritière et que j’aie admis cela, moi. Recevoir cette fortune de cette façon, ce serait avouer… avouer de ta part une liaison coupable, et de la mienne une complaisance infâme… Comprends-tu comment on interpréterait notre acceptation ? Il faudrait trouver un biais, un moyen adroit de pallier la chose. Il faudrait laisser entendre, par exemple, qu’il a partagé entre nous cette fortune, en donnant la moitié au mari, la moitié à la femme. »


Date: 2015-12-18; view: 578


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