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Première Partie 7 page

 

 

« Ces deux dames vont arriver ensemble, dit-il ; c’est très gentil ces dîners-là ! »


Puis il regarda la table, fit éteindre tout à fait un bec de gaz qui brûlait en veilleuse, ferma un battant de la fenêtre, à cause du courant d’air, et choisit sa place bien à l’abri en déclarant : « Il faut que je fasse grande attention ; j’ai été mieux pendant un mois, et me voici repris depuis quelques jours. J’aurai attrapé froid mardi en sortant du théâtre. »

 

 

On ouvrit la porte et les deux jeunes femmes parurent, suivies d’un maître d’hôtel, voilées, cachées, discrètes, avec cette allure de mystère charmant qu’elles prennent en ces endroits où les voisinages et les rencontres sont suspects.

 

 

Comme Duroy saluait Mme Forestier, elle le gronda fort de n’être pas revenu la voir ; puis elle ajouta, avec un sourire, vers son amie :

 

 

« C’est ça, vous me préférez Mme de Marelle, vous trouvez bien le temps pour elle. »

 

 

Puis on s’assit, et le maître d’hôtel ayant présenté à Forestier la carte des vins, Mme de Marelle s’écria :

 

 

« Donnez à ces messieurs ce qu’ils voudront ; quant à nous du champagne frappé, du meilleur, du champagne doux par exemple, rien autre chose. »

 

 

Et l’homme étant sorti, elle annonça avec un rire excité :

 

 

« Je veux me pocharder ce soir, nous allons faire une noce, une vraie noce. »

 

 

Forestier, qui paraissait n’avoir pas entendu, demanda :

 

 

« Cela ne vous ferait-il rien qu’on fermât la fenêtre ? J’ai la poitrine un peu prise depuis quelques jours.


– Non, rien du tout. »

 

 

Il alla donc pousser le battant resté entrouvert et il revint s’asseoir avec un visage rasséréné, tranquillisé.

 

 

Sa femme ne disait rien, paraissait absorbée ; et, les yeux baissés vers la table, elle souriait aux verres, de ce sourire vague qui semblait promettre toujours pour ne jamais tenir.

 

 

Les huîtres d’Ostende furent apportées, mignonnes et grasses, semblables à de petites oreilles enfermées en des coquilles, et fondant entre le palais et la langue ainsi que des bonbons salés,

 

 

Puis, après le potage, on servit une truite rose comme de la chair de jeune fille ; et les convives commencèrent à causer.

 

 

On parla d’abord d’un cancan qui courait les rues, l’histoire d’une femme du monde surprise, par un ami de son mari, soupant avec un prince étranger en cabinet particulier.

 

 

Forestier riait beaucoup de l’aventure ; les deux femmes déclaraient que le bavard indiscret n’était qu’un goujat et qu’un lâche. Duroy fut de leur avis et proclama bien haut qu’un homme a le devoir d’apporter en ces sortes d’affaires, qu’il soit acteur, confident ou simple témoin, un silence de tombeau. Il ajouta :



 

 

« Comme la vie serait pleine de choses charmantes si nous pouvions compter sur la discrétion absolue les uns des autres. Ce qui arrête souvent, bien souvent, presque toujours les femmes, c’est la peur du secret dévoilé. »

 

 

Puis il ajouta, souriant :

 

 

« Voyons, n’est-ce pas vrai ?


« Combien y en a-t-il qui s’abandonneraient à un rapide désir, au caprice brusque et violent d’une heure, à une fantaisie d’amour, si elles ne craignaient de payer par un scandale irrémédiable et par des larmes douloureuses un court et léger bonheur ! »

 

 

Il parlait avec une conviction contagieuse, comme s’il avait plaidé une cause, sa cause, comme s’il eût dit : « Ce n’est pas avec moi qu’on aurait à craindre de pareils dangers. Essayez pour voir. »

 

 

Elles le contemplaient toutes les deux, l’approuvant du regard, trouvant qu’il parlait bien et juste, confessant par leur silence ami que leur morale inflexible de Parisiennes n’aurait pas tenu longtemps devant la certitude du secret.

 

 

Et Forestier, presque couché sur le canapé, une jambe repliée sous lui, la serviette glissée dans son gilet pour ne point maculer son habit, déclara tout à coup, avec un rire convaincu de sceptique :

 

 

« Sacristi oui, on s’en paierait si on était sûr du silence. Bigre de bigre ! les pauvres maris. »

 

 

Et on se mit à parler d’amour. Sans l’admettre éternel, Duroy le comprenait durable, créant un lien, une amitié tendre, une confiance ! L’union des sens n’était qu’un sceau à l’union des cœurs. Mais il s’indignait des jalousies harcelantes, des drames, des scènes, des misères qui, presque toujours, accompagnent les ruptures.

 

 

Quand il se tut, Mme de Marelle soupira :

 

 

« Oui, c’est la seule bonne chose de la vie, et nous la gâtons souvent par des exigences impossibles. »

 

 

Mme Forestier qui jouait avec un couteau, ajouta :


 

« Oui… oui… c’est bon d’être aimée… »

 

 

Et elle semblait pousser plus loin son rêve, songer à des choses qu’elle n’osait point dire.

 

 

Et comme la première entrée n’arrivait pas, ils buvaient de temps en temps une gorgée de champagne en grignotant des croûtes arrachées sur le dos des petits pains ronds. Et la pensée de l’amour, lente et envahissante, entrait en eux, enivrait peu à peu leur âme, comme le vin clair, tombé goutte à goutte en leur gorge, échauffait leur sang et troublait leur esprit.

 

 

On apporta des côtelettes d’agneau, tendres, légères, couchées sur un lit épais et menu de pointes d’asperges.

 

 

« Bigre ! la bonne chose ! » s’écria Forestier. Et ils mangeaient avec lenteur, savourant la viande fine et le légume onctueux comme une crème.

 

 

Duroy reprit :

 

 

« Moi, quand j’aime une femme, tout disparaît du monde autour d’elle. »

 

 

Il disait cela avec conviction, s’exaltant à la pensée de cette jouissance de table qu’il goûtait.

 

 

Mme Forestier murmura, avec son air de n’y point toucher :

 

 

« Il n’y a pas de bonheur comparable à la première pression des mains, quand l’un demande : « M’aimez-vous ? » et quand l’autre répond : « Oui, je t’aime. »

 

 

Mme de Marelle, qui venait de vider d’un trait une nouvelle flûte de champagne, dit gaiement en reposant son verre :


 

« Moi, je suis moins platonique. »

 

 

Et chacun se mit à ricaner, l’œil allumé, en approuvant cette parole.

 

 

Forestier s’étendit sur le canapé, ouvrit les bras, les appuya sur des coussins et d’un ton sérieux :

 

 

« Cette franchise vous honore et prouve que vous êtes une femme pratique. Mais peut-on vous demander quelle est l’opinion de M. de Marelle ? »

 

 

Elle haussa les épaules lentement, avec un dédain infini, prolongé ; puis, d’une voix nette :

 

 

« M. de Marelle n’a pas d’opinion en cette matière. Il n’a que des… que des abstentions. »

 

 

Et la causerie, descendant des théories élevées sur la tendresse, entra dans le jardin fleuri des polissonneries distinguées.

 

 

Ce fut le moment des sous-entendus adroits, des voiles levés par des mots, comme on lève des jupes, le moment des ruses de langage, des audaces habiles et déguisées, de toutes les hypocrisies impudiques, de la phrase qui montre des images dévêtues avec des expressions couvertes, qui fait passer dans l’œil et dans l’esprit la vision rapide de tout ce qu’on ne peut pas dire, et permet aux gens du monde une sorte d’amour subtil et mystérieux, une sorte de contact impur des pensées par l’évocation simultanée, troublante et sensuelle comme une étreinte, de toutes les choses secrètes, honteuses et désirées de l’enlacement. On avait apporté le rôti, des perdreaux flanqués de cailles, puis des petits pois, puis une terrine de foie gras accompagnée d’une salade aux feuilles dentelées, emplissant comme une mousse verte un grand saladier en forme de cuvette.


Ils avaient mangé de tout cela sans y goûter, sans s’en douter, uniquement préoccupés de ce qu’ils disaient, plongés dans un bain d’amour.

 

 

Les deux femmes, maintenant, en lançaient de roides, Mme de Marelle avec une audace naturelle qui ressemblait à une provocation, Mme Forestier avec une réserve charmante, une pudeur dans le ton, dans la voix, dans le sourire, dans toute l’allure, qui soulignait, en ayant l’air de les atténuer, les choses hardies sorties de sa bouche.

 

 

Forestier, tout à fait vautré sur les coussins, riait, buvait, mangeait sans cesse et jetait parfois une parole tellement osée ou tellement crue que les femmes, un peu choquées par la forme et pour la forme, prenaient un petit air gêné qui durait deux ou trois secondes. Quand il avait lâché quelque polissonnerie trop grosse, il ajoutait :

 

 

« Vous allez bien, mes enfants. Si vous continuez comme ça, vous finirez par faire des bêtises. »

 

 

Le dessert vint, puis le café ; et les liqueurs versèrent dans les esprits excités un trouble plus lourd et plus chaud.

 

 

Comme elle l’avait annoncé en se mettant à table, Mme de Marelle était pocharde, et elle le reconnaissait, avec une grâce gaie et bavarde de femme qui accentue, pour amuser ses convives, une pointe d’ivresse très réelle.

 

 

Mme Forestier se taisait maintenant, par prudence peut-être ; et Duroy, se sentant trop allumé pour ne pas se compromettre, gardait une réserve habile.

 

 

On alluma des cigarettes, et Forestier, tout à coup, se mit à tousser.


Ce fut une quinte terrible qui lui déchirait la gorge ; et, la face rouge, le front en sueur, il étouffait dans sa serviette. Lorsque la crise fut calmée, il grogna, d’un air furieux : « Ça ne me vaut rien, ces parties-là : c’est stupide. » Toute sa bonne humeur avait disparu dans la terreur du mal qui hantait sa pensée.

 

 

« Rentrons chez nous », dit-il.

 

 

Mme de Marelle sonna le garçon et demanda l’addition. On la lui apporta presque aussitôt. Elle essaya de la lire ; mais les chiffres tournaient devant ses yeux, et elle passa le papier à Duroy : « Tenez, payez pour moi, je n’y vois plus, je suis trop grise. »

 

 

Et elle lui jeta en même temps sa bourse dans les mains.

 

 

Le total montait à cent trente francs. Duroy contrôla et vérifia la note, puis donna deux billets, et reprit la monnaie, en demandant, à mi-voix : « Combien faut-il laisser aux garçons ?

 

 

– Ce que vous voudrez, je ne sais pas. »

 

 

Il mit cinq francs sur l’assiette, puis rendit la bourse à la jeune femme, en lui disant :

 

 

« Voulez-vous que je vous reconduise à votre porte ?

 

 

– Mais certainement. Je suis incapable de retrouver mon adresse. »

 

 

On serra les mains des Forestier, et Duroy se trouva seul avec

Mme de Marelle dans un fiacre qui roulait.

 

 

Il la sentait contre lui, si près, enfermée avec lui dans cette boîte noire, qu’éclairaient brusquement, pendant un instant, les


becs de gaz des trottoirs. Il sentait, à travers sa manche, la chaleur de son épaule, et il ne trouvait rien à lui dire, absolument rien, ayant l’esprit paralysé par le désir impérieux de la saisir dans ses bras.

 

 

« Si j’osais, que ferait-elle ? » pensait-il. Et le souvenir de toutes les polissonneries chuchotées pendant le dîner l’enhardissait, mais la peur du scandale le retenait en même temps.

 

 

Elle ne disait rien non plus, immobile, enfoncée en son coin. Il eût pensé qu’elle dormait s’il n’avait vu briller ses yeux chaque fois qu’un rayon de lumière pénétrait dans la voiture.

 

 

« Que pensait-elle ? » Il sentait bien qu’il ne fallait point parler, qu’un mot, un seul mot, rompant le silence, emporterait ses chances ; mais l’audace lui manquait, l’audace de l’action brusque et brutale.

 

 

Tout à coup il sentit remuer son pied. Elle avait fait un mouvement, un mouvement sec, nerveux, d’impatience ou d’appel peut-être. Ce geste, presque insensible, lui fit courir, de la tête aux pieds, un grand frisson sur la peau, et, se tournant vivement, il se jeta sur elle, cherchant la bouche avec ses lèvres et la chair nue avec ses mains.

 

 

Elle jeta un cri, un petit cri, voulut se dresser, se débattre, le repousser ; puis elle céda, comme si la force lui eût manqué pour résister plus longtemps.

 

 

Mais la voiture s’étant arrêtée bientôt devant la maison qu’elle habitait, Duroy, surpris, n’eut point à chercher des paroles passionnées pour la remercier, la bénir et lui exprimer son amour reconnaissant. Cependant elle ne se levait pas, elle ne remuait point, étourdie par ce qui venait de se passer. Alors il craignit que le cocher n’eût des doutes, et il descendit le premier pour tendre la main à la jeune femme.


 

Elle sortit enfin du fiacre en trébuchant et sans prononcer une parole. Il sonna, et, comme la porte s’ouvrait, il demanda, en tremblant : « Quand vous reverrai-je ? »

 

 

Elle murmura si bas qu’il entendit à peine : « Venez déjeuner avec moi demain. » Et elle disparut dans l’ombre du vestibule en repoussant le lourd battant, qui fit un bruit de coup de canon.

 

 

Il donna cent sous au cocher et se mit à marcher devant lui, d’un pas rapide et triomphant, le cœur débordant de joie.

 

 

Il en tenait une, enfin, une femme mariée ! une femme du monde ! du vrai monde ! du monde parisien ! Comme ça avait été facile et inattendu !

 

 

Il s’était imaginé jusque-là que pour aborder et conquérir une de ces créatures tant désirées, il fallait des soins infinis, des attentes interminables, un siège habile fait de galanteries, de paroles d’amour, de soupirs et de cadeaux. Et voilà que tout d’un coup, à la moindre attaque, la première qu’il rencontrait s’abandonnait à lui, si vite qu’il en demeurait stupéfait.

 

 

« Elle était grise, pensait-il ; demain, ce sera une autre chanson. J’aurai les larmes. » Cette idée l’inquiéta, puis il se dit :

« Ma foi, tant pis. Maintenant que je la tiens, je saurai bien la garder. »

 

 

Et, dans le mirage confus où s’égaraient ses espérances, espérances de grandeur, de succès, de renommée, de fortune et d’amour, il aperçut tout à coup, pareille à ces guirlandes de figurantes qui se déroulent dans le ciel des apothéoses, une procession de femmes élégantes, riches, puissantes, qui passaient en souriant pour disparaître l’une après l’autre au fond du nuage doré de ses rêves.

 

 

Et son sommeil fut peuplé de visions.


 

Il était un peu ému, le lendemain, en montant l’escalier de Mme de Marelle. Comment allait-elle le recevoir ? Et si elle ne le recevait pas ? Si elle avait défendu l’entrée de sa demeure ? Si elle racontait ?… Mais non, elle ne pouvait rien dire sans laisser deviner la vérité tout entière. Donc il était maître de la situation.

 

 

La petite bonne ouvrit la porte. Elle avait son visage ordinaire. Il se rassura, comme s’il se fût attendu à ce que la domestique lui montrât une figure bouleversée.

 

 

Il demanda :

 

 

« Madame va bien ? » Elle répondit :

« Oui, monsieur, comme toujours. Et elle le fit entrer dans le salon.

Il alla droit à la cheminée pour constater l’état de ses cheveux et de sa toilette ; et il rajustait sa cravate devant la glace, quand il aperçut dedans la jeune femme qui le regardait debout sur le seuil de la chambre.

 

 

Il fit semblant de ne l’avoir point vue, et ils se considérèrent quelques secondes, au fond du miroir, s’observant, s’épiant avant de se trouver face à face.

 

 

Il se retourna. Elle n’avait point bougé, et semblait attendre. Il s’élança, balbutiant : « Comme je vous aime ! comme je vous aime ! » Elle ouvrit les bras et tomba sur sa poitrine ; puis, ayant levé la tête vers lui, ils s’embrassèrent longtemps.


Il pensait : « C’est plus facile que je n’aurais cru. Ça va très bien. » Et, leurs lèvres s’étant séparées, il souriait, sans dire un mot, en tâchant de mettre dans son regard une infinité d’amour.

 

 

Elle aussi souriait, de ce sourire qu’elles ont pour offrir leur désir, leur consentement, leur volonté de se donner. Elle murmura :

 

 

« Nous sommes seuls. J’ai envoyé Laurine déjeuner chez une camarade. »

 

 

Il soupira, en lui baisant les poignets :

 

 

« Merci, je vous adore. »

 

 

Alors elle lui prit le bras, comme s’il eût été son mari, pour aller jusqu’au canapé où ils s’assirent côte à côte.

 

 

Il lui fallait un début de causerie habile et séduisant ; ne le découvrant point à son gré, il balbutia :

 

 

« Alors vous ne m’en voulez pas trop ? » Elle lui mit une main sur la bouche :

« Tais-toi ! »

 

 

Ils demeurèrent silencieux les regards mêlés, les doigts enlacés et brûlants.

 

 

« Comme je vous désirais ! » dit-il. Elle répéta : « Tais-toi. »


On entendait la bonne remuer les assiettes dans la salle, derrière le mur.

 

 

Il se leva :

 

 

« Je ne veux pas rester si près de vous. Je perdrais la tête. » La porte s’ouvrit :

« Madame est servie. »

 

 

Et il offrit son bras avec gravité.

 

 

Ils déjeunèrent face à face, se regardant et se souriant sans cesse, occupés uniquement d’eux, tout enveloppés par le charme si doux d’une tendresse qui commence. Ils mangeaient, sans savoir quoi. Il sentit un pied, un petit pied, qui rôdait sous la table. Il le prit entre les siens et l’y garda, le serrant de toute sa force.

 

 

La bonne allait, venait, apportait et enlevait les plats d’un air nonchalant, sans paraître rien remarquer.

 

 

Quand ils eurent fini de manger, ils rentrèrent dans le salon et reprirent leur place sur le canapé, côte à côte.

 

 

Peu à peu, il se serrait contre elle, essayant de l’étreindre. Mais elle le repoussait avec calme :

 

 

« Prenez garde, on pourrait entrer. » Il murmura :

« Quand pourrai-je vous voir bien seule pour vous dire comme je vous aime ? »


Elle se pencha vers son oreille. et prononça tout bas :

 

 

« J’irai vous faire une petite visite chez vous un de ces jours. » Il se sentit rougir :

« C’est que… chez moi… c’est… c’est bien modeste. » Elle sourit :

« Ça ne fait rien. C’est vous que j’irai voir et non pas

l’appartement. »

 

 

Alors il la pressa pour savoir quand elle viendrait. Elle fixa un jour éloigné de la semaine suivante, et il la supplia d’avancer la date, avec des paroles balbutiées, des yeux luisants, en lui maniant et lui broyant les mains, le visage rouge, enfiévré, ravagé de désir, de ce désir impétueux qui suit les repas en tête-à-tête.

 

 

Elle s’amusait de le voir l’implorer avec cette ardeur, et cédait un jour, de temps en temps. Mais il répétait : « Demain… dites… demain. »

 

 

Elle y consentit à la fin :

 

 

« Oui. Demain. Cinq heures. »

 

 

Il poussa un long soupir de joie ; et ils causèrent presque tranquillement, avec des allures d’intimité, comme s’ils se fussent connus depuis vingt ans.

 

 

Un coup de timbre les fit tressaillir ; et, d’une secousse, ils s’éloignèrent l’un de l’autre.

 

 

Elle murmura : « Ce doit être Laurine. »


L’enfant parut, puis s’arrêta interdite, puis courut vers Duroy en battant des mains, transportée de plaisir en l’apercevant, et elle cria :

 

 

« Ah ! Bel-Ami ! »

 

 

Mme de Marelle se mit à rire :

 

 

« Tiens ! Bel-Ami ! Laurine vous a baptisé ! C’est un bon petit nom d’amitié pour vous, ça ; moi aussi je vous appellerai Bel- Ami ! »

 

 

Il avait pris sur ses genoux la fillette, et il dut jouer avec elle à tous les petits jeux qu’il lui avait appris.

 

 

Il se leva à trois heures moins vingt minutes, pour se rendre au journal ; et sur l’escalier, par la porte entrouverte, il murmura encore du bout des lèvres : « Demain. Cinq heures. »

La jeune femme répondit : « Oui », d’un sourire, et disparut. Dès qu’il eut fini sa besogne journalière, il songea à la façon

dont il arrangerait sa chambre pour recevoir sa maîtresse et dissimuler le mieux possible la pauvreté du local. Il eut l’idée d’épingler sur les murs de menus bibelots japonais, et il acheta pour cinq francs toute une collection de crépons, de petits éventails et de petits écrans, dont il cacha les taches trop visibles du papier. Il appliqua sur les vitres de la fenêtre des images transparentes représentant des bateaux sur des rivières, des vols d’oiseaux à travers des ciels rouges, des dames multicolores sur des balcons et des processions de petits bonshommes noirs dans les plaines remplies de neige.

 

 

Son logis, grand tout juste pour y dormir et s’y asseoir, eut bientôt l’air de l’intérieur d’une lanterne de papier peint. Il jugea l’effet satisfaisant, et il passa la soirée à coller sur le plafond des


 

Puis il se coucha, bercé par le sifflet des trains.

 

 

Il rentra de bonne heure le lendemain, portant un sac de gâteaux et une bouteille de madère achetée chez l’épicier. Il dut ressortir pour se procurer deux assiettes et deux verres ; et il disposa cette collation sur sa table de toilette, dont le bois sale fut caché par une serviette, la cuvette et le pot à l’eau étant dissimulés par-dessous.

 

 

Puis il attendit.

 

 

Elle arriva vers cinq heures un quart, et, séduite par le papillotement coloré des dessins, elle s’écria :

 

 

« Tiens, c’est gentil chez vous. Mais il y a bien du monde dans l’escalier. »

 

 

Il l’avait prise dans ses bras, et il baisait ses cheveux avec emportement, entre le front et le chapeau, à travers le voile.

 

 

Une heure et demie plus tard, il la reconduisit à la station de fiacres de la rue de Rome. Lorsqu’elle fut dans la voiture, il murmura : « Mardi, à la même heure. »

 

 

Elle dit : « À la même heure, mardi. » Et, comme la nuit était venue, elle attira sa tête dans la portière et le baisa sur les lèvres. Puis, le cocher ayant fouetté sa bête, elle cria : « Adieu, Bel-Ami

« et le vieux coupé s’en alla au trot fatigué d’un cheval blanc.

 

 

Pendant trois semaines, Duroy reçut ainsi Mme de Marelle tous les deux ou trois jours, tantôt le matin, tantôt le soir.

 

 

Comme il l’attendait, un après-midi, un grand bruit, dans l’escalier, l’attira sur sa porte. Un enfant hurlait. Une voix furieuse, celle d’un homme, cria : « Qu’est-ce qu’il a encore à


gueuler, ce bougre-là ? » La voix glapissante et exaspérée d’une femme répondit : « C’est ct’e sale cocotte qui vient chez l’journaliste d’en haut qu’a renversé Nicolas sur l’palier. Comme si on devrait laisser des roulures comme ça qui n’font seulement pas attention aux enfants dans les escaliers ! »

 

 

Duroy, éperdu, se recula, car il entendait un rapide frôlement de jupes et un pas précipité gravissant l’étage au-dessous de lui.

 

 

On frappa bientôt à sa porte, qu’il venait de refermer. Il ouvrit, et Mme de Marelle se jeta dans la chambre, essoufflée, affolée, balbutiant :

 

 

« As-tu entendu ? »

 

 

Il fit semblant de ne rien savoir.

 

 

« Non, quoi ?

 

 

– Comme ils m’ont insultée ?

 

 

– Qui ça ?

 

 

– Les misérables qui habitent au-dessous.

 

 

– Mais non, qu’est-ce qu’il y a, dis-moi ? »

 

 

Elle se mit à sangloter sans pouvoir prononcer un mot.

 

 


Date: 2015-12-18; view: 523


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