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Première Partie 6 page


« Allons, sacrebleu ! ne perds pas de temps ; tu n’as pourtant pas forcé ma porte pour le plaisir de nous dire bonjour. »

 



 



Alors, Duroy, fort troublé, se décida :

 



 



« Non… voilà… c’est que… je n’arrive pas encore à faire mon article… et tu as été… vous avez été si… si… gentils la dernière fois que… que j’espérais… que j’ai osé venir… »

 



 



Forestier lui coupa la parole :

 



 



« Tu te fiches du monde, à la fin ! Alors tu t’imagines que je vais faire ton métier, et que tu n’auras qu’à passer à la caisse au bout du mois, Non ! elle est bonne, celle-là ! »

 



 



La jeune femme continuait à fumer, sans dire un mot, souriant toujours d’un vague sourire qui semblait un masque aimable sur l’ironie de sa pensée.

 



 



Et Duroy, rougissant, bégayait : « Excusez-moi… j’avais cru…

j’avais pensé… » Puis brusquement, d’une voix claire :

 



 



« Je vous demande mille fois pardon, madame, en vous adressant encore mes remerciements les plus vifs pour la chronique si charmante que vous m’avez faite hier. »

 



 



Puis il salua, dit à Charles :

 



 



« Je serai à trois heures au journal », et il sortit.

 



 



Il retourna chez lui, à grands pas, en grommelant : « Eh bien, je m’en vais la faire celle-là, et tout seul, et ils verront… »

 



 



À peine rentré, la colère l’excitant, il se mit à écrire.


Il continua l’aventure commencée par Mme Forestier, accumulant des détails de roman feuilleton, des péripéties surprenantes et des descriptions ampoulées, avec une maladresse de style de collégien et des formules de sous-officier. En une heure, il eut terminé une chronique qui ressemblait à un chaos de folies, et il la porta, avec assurance, à La Vie Française.

 



 



La première personne qu’il rencontra fut Saint-Potin qui, lui serrant la main avec une énergie de complice, demanda :

 



 



« Vous avez lu ma conversation avec le Chinois et avec l’Hindou. Est-ce assez drôle ? Ça a amusé tout Paris. Et je n’ai pas vu seulement le bout de leur nez. »

 



 



Duroy, qui n’avait rien lu, prit aussitôt le journal, et il parcourut de l’œil un long article intitulé « Inde et Chine », pendant que le reporter lui indiquait et soulignait les passages les plus intéressants.

 



 



Forestier survint, soufflant, pressé, l’air effaré :

 



 



« Ah ! bon, j’ai besoin de vous deux. »

 



 



Et il leur indiqua une série d’informations politiques qu’il fallait se procurer pour le soir même.

 



 



Duroy lui tendit son article.

 



 



« Voici la suite sur l’Algérie,

 



 



– Très bien, donne : je vais la remettre au patron. » Ce fut tout.

Saint-Potin entraîna son nouveau confrère, et, lorsqu’ils

furent dans le corridor, il lui dit :


 

« Avez-vous passé à la caisse ?

 



 



– Non. Pourquoi ?

 



 



– Pourquoi ? Pour vous faire payer. Voyez-vous, il faut toujours prendre un mois d’avance. On ne sait pas ce qui peut arriver.

 



 



– Mais… je ne demande pas mieux.

 



 



– Je vais vous présenter au caissier. Il ne fera point de difficultés. On paie bien ici. »

 



 



Et Duroy alla toucher ses deux cents francs, plus vingt-huit francs pour son article de la veille, qui, joints à ce qui lui restait de son traitement du chemin de fer, lui faisaient trois cent quarante francs en poche.

 



 



Jamais il n’avait tenu pareille somme, et il se crut riche pour des temps indéfinis.

 



 



Puis Saint-Potin l’emmena bavarder dans les bureaux de quatre ou cinq feuilles rivales, espérant que les nouvelles qu’on l’avait chargé de recueillir avaient été prises déjà par d’autres, et qu’il saurait bien les leur souffler, grâce à l’abondance et à l’astuce de sa conversation.

 



 



Le soir venu, Duroy, qui n’avait plus rien à faire, songea à retourner aux Folies-Bergère, et, payant d’audace, il se présenta au contrôle :

 



 



« Je m’appelle Georges Duroy, rédacteur à La Vie Française. Je suis venu l’autre jour avec M. Forestier, qui m’avait promis de demander mes entrées. Je ne sais s’il y a songé. »


On consulta un registre. Son nom ne s’y trouvait pas inscrit. Cependant le contrôleur, homme très affable, lui dit :

 



 



« Entrez toujours, monsieur, et adressez vous-même votre demande à M. le directeur, qui y fera droit assurément. »

 



 



Il entra, et presque aussitôt, il rencontra Rachel, la femme emmenée le premier soir.

 



 



Elle vint à lui :

 



 



« Bonjour, mon chat. Tu vas bien ? Très bien, et toi ?

– Moi, pas mal. Tu ne sais pas, j’ai rêvé deux fois de toi depuis l’autre jour. »

 



 



Duroy sourit, flatté :

 



 



« Ah ! ah ! et qu’est-ce que ça prouve ?

 



 



– Ça prouve que tu m’as plu, gros serin, et que nous recommencerons quand ça te dira.

 



 



– Aujourd’hui si tu veux.

 



 



– Oui, je veux bien.

 



 



– Bon, mais écoute… » Il hésitait, un peu confus de ce qu’il allait faire ; « C’est que, cette fois, je n’ai pas le sou : je viens du cercle, où j’ai tout claqué. »


Elle le regardait au fond des yeux, flairant le mensonge avec son instinct et sa pratique de fille habituée aux roueries et aux marchandages des hommes. Elle dit :

 



 



« Blagueur ! Tu sais, ça n’est pas gentil avec moi cette manière-là. »

 



 



Il eut un sourire embarrassé :

 



 



« Si tu veux dix francs, c’est tout ce qui me reste. »

 



 



Elle murmura avec un désintéressement de courtisane qui se paie un caprice :

 



 



« Ce qui te plaira, mon chéri : je ne veux que toi. »

 



 



Et levant ses yeux séduits vers la moustache du jeune homme, elle prit son bras et s’appuya dessus amoureusement :

 



 



« Allons boire une grenadine d’abord. Et puis nous ferons un tour ensemble. Moi, je voudrais aller à l’Opéra, comme ça, avec toi, pour te montrer. Et puis nous rentrerons de bonne heure, n’est-ce pas ? »

 



 



........

 



 



Il dormit tard chez cette fille. Il faisait jour quand il sortit, et la pensée lui vint aussitôt d’acheter La Vie Française. Il ouvrit le journal d’une main fiévreuse ; sa chronique n’y était pas ; et il demeurait debout sur le trottoir, parcourant anxieusement de l’œil les colonnes imprimées avec l’espoir d’y trouver enfin ce qu’il cherchait.

 



 



Quelque chose de pesant tout à coup accablait son cœur, car, après la fatigue d’une nuit d’amour, cette contrariété tombant sur sa lassitude avait le poids d’un désastre.


 

Il remonta chez lui et s’endormit tout habillé sur son lit.

 



 



En entrant quelques heures plus tard dans les bureaux de la rédaction, il se présenta devant M. Walter :

 



 



« J’ai été tout surpris ce matin, monsieur, de ne pas trouver mon second article sur l’Algérie. »

 



 



Le directeur leva la tête, et d’une voix sèche :

 



 



« Je l’ai donné à votre ami Forestier, en le priant de le lire ; il ne l’a pas trouvé suffisant ; il faudra me le refaire. »

 



 



Duroy, furieux, sortit sans répondre un mot, et, pénétrant brusquement dans le cabinet de son camarade :

 



 



« Pourquoi n’as-tu pas fait paraître, ce matin, ma chronique ? »

 



 



Le journaliste fumait une cigarette, le dos au fond de son fauteuil et les pieds sur sa table, salissant de ses talons un article commencé. Il articula tranquillement avec un son de voix ennuyé et lointain, comme s’il parlait du fond d’un trou :

 



 



« Le patron l’a trouvé mauvais, et m’a chargé de te le remettre pour le recommencer. Tiens, le voilà. »

 



 



Et il indiquait du doigt les feuilles dépliées sous un presse- papiers.

 



 



Duroy, confondu, ne trouva rien à dire, et, comme il mettait sa prose dans sa poche, Forestier reprit :

 



 



« Aujourd’hui tu vas te rendre d’abord à la préfecture… »


Et il indiqua une série de courses d’affaires, de nouvelles à recueillir. Duroy s’en alla, sans avoir pu découvrir le mot mordant qu’il cherchait.

 



 



Il rapporta son article le lendemain. Il lui fut rendu de nouveau. L’ayant refait une troisième fois, et le voyant refusé, il comprit qu’il allait trop vite et que la main de Forestier pouvait seule l’aider dans sa route.

 



 



Il ne parla donc plus des Souvenirs d’un chasseur d’Afrique, en se promettant d’être souple et rusé, puisqu’il le fallait, et de faire, en attendant mieux, son métier de reporter avec zèle.

 



 



Il connut les coulisses des théâtres et celles de la politique, les corridors et le vestibule des hommes d’État et de la Chambre des députés, les figures importantes des attachés de cabinet et les mines renfrognées des huissiers endormis.

 



 



Il eut des rapports continus avec des ministres, des concierges, des généraux, des agents de police, des princes, des souteneurs, des courtisanes, des ambassadeurs, des évêques, des proxénètes, des rastaquouères, des hommes du monde, des grecs, des cochers de fiacre, des garçons de café et bien d’autres, étant devenu l’ami intéressé et indifférent de tous ces gens, les confondant dans son estime, les toisant à la même mesure, les jugeant avec le même œil, à force de les voir tous les jours, à toute heure, sans transition d’esprit, et de parler avec eux tous des mêmes affaires concernant son métier. Il se comparait lui-même à un homme qui goûterait coup sur coup les échantillons de tous les vins, et ne distinguerait bientôt plus le Château-Margaux de l’Argenteuil. Il devint en peu de temps un remarquable reporter, sûr de ses informations, rusé, rapide, subtil, une vraie valeur pour le journal, comme disait le père Walter, qui s’y connaissait en rédacteurs.

 



 



Cependant, comme il ne touchait que dix centimes la ligne, plus ses deux cents francs de fixe, et comme la vie de boulevard,


la vie de café, la vie de restaurant coûte cher, il n’avait jamais le sou et se désolait de sa misère.

 



 



C’est un truc à saisir, pensait-il, en voyant certains confrères aller la poche pleine d’or, sans jamais comprendre quels moyens secrets ils pouvaient bien employer pour se procurer cette aisance. Et il soupçonnait avec envie des procédés inconnus et suspects, des services rendus, toute une contrebande acceptée et consentie. Or, il lui fallait pénétrer le mystère, entrer dans l’association tacite, s’imposer aux camarades qui partageaient sans lui.

 



 



Et il rêvait souvent le soir, en regardant de sa fenêtre passer les trains, aux procédés qu’il pourrait employer.


– V –

 



Deux mois s’étaient écoulés ; on touchait à septembre, et la fortune rapide que Duroy avait espérée lui semblait bien longue à venir. Il s’inquiétait surtout de la médiocrité morale de sa situation et ne voyait pas par quelle voie il escaladerait les hauteurs où l’on trouve la considération et l’argent. Il se sentait enfermé dans ce métier médiocre de reporter, muré là-dedans à n’en pouvoir sortir. On l’appréciait, mais on l’estimait selon son rang. Forestier même, à qui il rendait mille services, ne l’invitait plus à dîner, le traitait en tout comme un inférieur, bien qu’il le tutoyât comme un ami.

 



 



De temps en temps, il est vrai, Duroy, saisissant une occasion, plaçait un bout d’article, et ayant acquis par ses échos une souplesse de plume et un tact qui lui manquaient lorsqu’il avait écrit sa seconde chronique sur l’Algérie, il ne courait plus aucun risque de voir refuser ses actualités. Mais de là à faire des chroniques au gré de sa fantaisie ou à traiter, en juge, les questions politiques, il y avait autant de différence qu’à conduire dans les avenues du Bois étant cocher, ou à conduire étant maître. Ce qui l’humiliait surtout, c’était de sentir fermées les portes du monde, de n’avoir pas de relations à traiter en égal, de ne pas entrer dans l’intimité des femmes, bien que plusieurs actrices connues l’eussent parfois accueilli avec une familiarité intéressée.

 



 



Il savait d’ailleurs, par expérience, qu’elles éprouvaient pour lui, toutes, mondaines ou cabotines, un entraînement singulier, une sympathie instantanée, et il ressentait, de ne point connaître celles dont pourrait dépendre son avenir, une impatience de cheval entravé.

 



 



Bien souvent il avait songé à faire une visite à Mme Forestier ; mais la pensée de leur dernière rencontre l’arrêtait, l’humiliait, et il attendait, en outre, d’y être engagé par le mari. Alors le souvenir lui vint de Mme de Marelle et, se rappelant qu’elle l’avait


prié de la venir voir, il se présenta chez elle un après-midi qu’il n’avait rien à faire.

 



 



« J’y suis toujours jusqu’à trois heures », avait-elle dit. Il sonnait à sa porte à deux heures et demie.

Elle habitait rue de Verneuil, au quatrième.

 



 



Au bruit du timbre, une bonne vint ouvrir, une petite servante dépeignée qui nouait son bonnet en répondant :

 



 



« Oui, madame est là, mais je ne sais pas si elle est levée. » Et elle poussa la porte du salon qui n’était point fermée.

Duroy entra. La pièce était assez grande, peu meublée et d’aspect négligé. Les fauteuils, défraîchis et vieux, s’alignaient le long des murs, selon l’ordre établi par la domestique, car on ne sentait en rien le soin élégant d’une femme qui aime le chez soi. Quatre pauvres tableaux, représentant une barque sur un fleuve, un navire sur la mer, un moulin dans une plaine et un bûcheron dans un bois, pendaient au milieu des quatre panneaux, au bout de cordons inégaux, et tous les quatre accrochés de travers. On devinait que depuis longtemps ils restaient penchés ainsi sous

l’œil négligent d’une indifférente.

 



 



Duroy s’assit et attendit. Il attendit longtemps. Puis une porte s’ouvrit, et Mme de Marelle entra en courant, vêtue d’un peignoir japonais en soie rose où étaient brodés des paysages d’or, des fleurs bleues et des oiseaux blancs, et elle s’écria :

 



 



« Figurez-vous que j’étais encore couchée. Que c’est gentil à vous de venir me voir ! J’étais persuadée que vous m’aviez oubliée. »


Elle tendit ses deux mains d’un geste ravi, et Duroy, que l’aspect médiocre de l’appartement mettait à son aise, les ayant prises, en baisa une, comme il avait vu faire à Norbert de Varenne.

 



 



Elle le pria de s’asseoir ; puis, le regardant des pieds à la tête :

« Comme vous êtes changé ! Vous avez gagné de l’air. Paris vous fait du bien. Allons, racontez-moi les nouvelles. »

 



 



Et ils se mirent à bavarder tout de suite, comme s’ils eussent été d’anciennes connaissances, sentant naître entre eux une familiarité instantanée, sentant s’établir un de ces courants de confiance, d’intimité et d’affection qui font amis, en cinq minutes, deux êtres de même caractère et de même race.

 



 



Tout à coup, la jeune femme s’interrompit, et s’étonnant :

 



 



« C’est drôle comme je suis avec vous. Il me semble que je vous connais depuis dix ans. Nous deviendrons, sans doute, bons camarades. Voulez-vous ? »

 



 



Il répondit : « Mais, certainement », avec un sourire qui en disait plus.

 



 



Il la trouvait tout à fait tentante, dans son peignoir éclatant et doux, moins fine que l’autre dans son peignoir blanc, moins chatte, moins délicate, mais plus excitante, plus poivrée.

 



 



Quand il sentait près de lui Mme Forestier, avec son sourire immobile et gracieux qui attirait et arrêtait en même temps, qui semblait dire : « Vous me plaisez « et aussi : « Prenez garde », dont on ne comprenait jamais le sens véritable, il éprouvait surtout le désir de se coucher à ses pieds, ou de baiser la fine dentelle de son corsage et d’aspirer lentement l’air chaud et parfumé qui devait sortir de là, glissant entre les seins. Auprès de Mme de Marelle, il sentait en lui un désir plus brutal, plus précis,


un désir qui frémissait dans ses mains devant les contours soulevés de la soie légère.

 



 



Elle parlait toujours, semant en chaque phrase cet esprit facile dont elle avait pris l’habitude, comme un ouvrier saisit le tour de main qu’il faut pour accomplir une besogne réputée difficile et dont s’étonnent les autres. Il l’écoutait, pensant :

« C’est bon à retenir tout ça. On écrirait des chroniques parisiennes charmantes en la faisant bavarder sur les événements du jour. »

 



 



Mais on frappa doucement, tout doucement à la porte par laquelle elle était venue ; et elle cria : « Tu peux entrer, mignonne. » La petite fille parut, alla droit à Duroy et lui tendit la main.

 



 



La mère étonnée murmura : « Mais c’est une conquête. Je ne la reconnais plus. » Le jeune homme, ayant embrassé l’enfant, la fit asseoir à côté de lui, et lui posa, avec un air sérieux, des questions gentilles sur ce qu’elle avait fait depuis qu’ils ne s’étaient vus. Elle répondait de sa petite voix de flûte, avec son air grave de grande personne.

 



 



La pendule sonna trois heures. Le journaliste se leva.

 



 



« Venez souvent, demanda Mme de Marelle, nous bavarderons comme aujourd’hui, vous me ferez toujours plaisir. Mais pourquoi ne vous voit-on plus chez les Forestier ? »

 



 



Il répondit :

 



 



« Oh ! pour rien. J’ai eu beaucoup à faire. J’espère bien que nous nous y retrouverons un de ces jours. »

 



 



Et il sortit, le cœur plein d’espoir, sans savoir pourquoi.


Il ne parla pas à Forestier de cette visite.

 



 



Mais il en garda le souvenir, les jours suivants, plus que le souvenir, une sorte de sensation de la présence irréelle et persistante de cette femme. Il lui semblait avoir pris quelque chose d’elle, l’image de son corps restée dans ses yeux et la saveur de son être moral restée en son cœur. II demeurait sous l’obsession de son image, comme il arrive quelquefois quand on a passé des heures charmantes auprès d’un être. On dirait qu’on subit une possession étrange, intime, confuse, troublante et exquise parce qu’elle est mystérieuse.

 



 



Il fit une seconde visite au bout de quelques jours.

 



 



La bonne l’introduisit dans le salon, et Laurine parut aussitôt. Elle tendit, non plus sa main, mais son front, et dit :

 



 



« Maman m’a chargée de vous prier de l’attendre. Elle en a pour un quart d’heure, parce qu’elle n’est pas habillée. Je vous tiendrai compagnie. »

 



 



Duroy, qu’amusaient les manières cérémonieuses de la fillette, répondit : « Parfaitement, mademoiselle, je serai enchanté de passer un quart d’heure avec vous : mais je vous préviens que je ne suis point sérieux du tout, moi, je joue toute la journée ; je vous propose donc de faire une partie de chat perché. »

 



 



La gamine demeura saisie, puis elle sourit, comme aurait fait une femme, de cette idée qui la choquait un peu et l’étonnait aussi ; et elle murmura :

 



 



« Les appartements ne sont pas faits pour jouer. » Il reprit :


« Ça m’est égal : moi je joue partout. Allons, attrapez-moi. »

 



 



Et il se mit à tourner autour de la table, en l’excitant à le poursuivre, tandis qu’elle s’en venait derrière lui, souriant toujours avec une sorte de condescendance polie, et étendant parfois la main pour le toucher, mais sans s’abandonner jusqu’à courir.

 



 



Il s’arrêtait, se baissait, et, lorsqu’elle approchait, de son petit pas hésitant, il sautait en l’air comme les diables enfermés en des boîtes, puis il s’élançait d’une enjambée à l’autre bout du salon. Elle trouvait ça drôle, finissait par rire, et, s’animant, commençait à trottiner derrière lui, avec de légers cris joyeux et craintifs, quand elle avait cru le saisir. Il déplaçait les chaises, en faisait des obstacles, la forçait à pivoter pendant une minute autour de la même, puis, quittant celle-là, en saisissait une autre. Laurine courait maintenant, s’abandonnait tout à fait au plaisir de ce jeu nouveau et, la figure rose, elle se précipitait d’un grand élan d’enfant ravie, à chacune des fuites, à chacune des ruses, à chacune des feintes de son compagnon.

 



 



Brusquement, comme elle s’imaginait l’atteindre, il la saisit dans ses bras, et, l’élevant jusqu’au plafond, il cria : « Chat perché ! »

 



 



La fillette enchantée agitait ses jambes pour s’échapper et riait de tout son cœur.

 



 



Mme de Marelle entra et, stupéfaite :

 



 



« Ah ! Laurine… Laurine qui joue… Vous êtes un ensorceleur, monsieur. »

 



 



Il reposa par terre la gamine, baisa la main de la mère, et ils s’assirent, l’enfant entre eux. Ils voulurent causer : mais Laurine, grisée, si muette d’ordinaire, parlait tout le temps, et il fallut l’envoyer à sa chambre.


 

Elle obéit sans répondre, mais avec des larmes dans les yeux. Dès qu’ils furent seuls, Mme de Marelle baissa la voix :

« Vous ne savez pas, j’ai un grand projet, et j’ai pensé à vous. Voilà. Comme je dîne toutes les semaines chez les Forestier, je leur rends ça, de temps en temps, dans un restaurant. Moi, je n’aime pas à avoir du monde chez moi, je ne suis pas organisée pour ça, et, d’ailleurs, je n’entends rien aux choses de la maison, rien à la cuisine, rien à rien. J’aime vivre à la diable. Donc je les reçois de temps en temps au restaurant, mais ça n’est pas gai quand nous ne sommes que nous trois, et mes connaissances à moi ne vont guère avec eux. Je vous dis ça pour vous expliquer une invitation peu régulière. Vous comprenez, n’est-ce pas, que je vous demande d’être des nôtres samedi, au café Riche, sept

heures et demie. Vous connaissez la maison ? »

 



 



Il accepta avec bonheur. Elle reprit :

 



 



« Nous serons tous les quatre seulement, une vraie partie carrée. C’est très amusant ces petites fêtes-là, pour nous autres femmes qui n’y sommes pas habituées. »

 



 



Elle portait une robe marron foncé, qui moulait sa taille, ses hanches, sa gorge, ses bras d’une façon provocante et coquette ; et Duroy éprouvait un étonnement confus, presque une gêne dont il ne saisissait pas bien la cause, du désaccord de cette élégance soignée et raffinée avec l’insouci visible pour le logis qu’elle habitait.

 



 



Tout ce qui vêtait son corps, tout ce qui touchait intimement et directement sa chair, était délicat et fin, mais ce qui l’entourait ne lui importait plus.


Il la quitta, gardant, comme l’autre fois, la sensation de sa présence continuée dans une sorte d’hallucination de ses sens. Et il attendit le jour du dîner avec une impatience grandissante.

 



 



Ayant loué pour la seconde fois un habit noir, ses moyens ne lui permettant point encore d’acheter un costume de soirée, il arriva le premier au rendez-vous, quelques minutes avant l’heure.

 



 



On le fit monter au second étage, et on l’introduisit dans un petit salon de restaurant, tendu de rouge et ouvrant sur le boulevard son unique fenêtre.

 



 



Une table carrée, de quatre couverts, étalait sa nappe blanche, si luisante qu’elle semblait vernie ; et les verres, l’argenterie, le réchaud brillaient gaiement sous la flamme de douze bougies portées par deux hauts candélabres.

 



 



Au dehors on apercevait une grande tache d’un vert clair que faisaient les feuilles d’un arbre, éclairées par la lumière vive des cabinets particuliers.

 



 



Duroy s’assit sur un canapé très bas, rouge comme les tentures des murs, et dont les ressorts fatigués, s’enfonçant sous lui, lui donnèrent la sensation de tomber dans un trou. Il entendait dans toute cette vaste maison une rumeur confuse, ce bruissement des grands restaurants fait du bruit des vaisselles et des argenteries heurtées, du bruit des pas rapides des garçons adouci par le tapis des corridors, du bruit des portes un moment ouvertes et qui laissent échapper le son des voix de tous ces étroits salons où sont enfermés des gens qui dînent. Forestier entra et lui serra la main avec une familiarité cordiale qu’il ne lui témoignait jamais dans les bureaux de La Vie Française.


Date: 2015-12-18; view: 622


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