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Première Partie 8 page

Il dut la décoiffer, la délacer, l’étendre sur le lit, lui tapoter les tempes avec un linge mouillé ; elle suffoquait ; puis, quand son émotion se fut un peu calmée, toute sa colère indignée éclata.

 

 

Elle voulait qu’il descendît tout de suite, qu’il se battît, qu’il les tuât.


Il répétait : « Mais ce sont des ouvriers, des rustres. Songe qu’il faudrait aller en justice, que tu pourrais être reconnue, arrêtée, perdue. On ne se commet pas avec des gens comme ça. »

 

 

Elle passa à une autre idée : « Comment ferons-nous, maintenant ? Moi, je ne peux pas rentrer ici. » Il répondit : « C’est bien simple, je vais déménager. »

 

 

Elle murmura : « Oui, mais ce sera long. » Puis, tout d’un coup, elle imagina une combinaison, et rassérénée brusquement :

 

 

« Non, écoute, j’ai trouvé, laisse-moi faire, ne t’occupe de rien. Je t’enverrai un petit bleu demain matin. »

 

 

Elle appelait des « petits bleus « les télégrammes fermés circulant dans Paris.

 

 

Elle souriait maintenant, ravie de son invention, qu’elle ne voulait pas révéler ; et elle fit mille folies d’amour.

 

 

Elle était bien émue cependant, en redescendant l’escalier, et elle s’appuyait de toute sa force sur le bras de son amant, tant elle sentait fléchir ses jambes.

 

 

Ils ne rencontrèrent personne.

 

 

Comme il se levait tard, il était encore au lit, le lendemain vers onze heures, quand le facteur du télégraphe lui apporta le petit bleu promis.

 

 

Duroy l’ouvrit et lut :

 

 

« Rendez-vous tantôt, cinq heures, rue de Constantinople,

127. Tu te feras ouvrir l’appartement loué par Mme Duroy.

 

 

« CLO t’embrasse. »


 

À cinq heures précises, il entrait chez le concierge d’une grande maison meublée et demandait :

 

 

« C’est ici que Mme Duroy a loué un appartement ?

 

 

– Oui, monsieur.

 

 

– Voulez-vous m’y conduire, s’il vous plaît ? »

 

 

L’homme, habitué sans doute aux situations délicates où la prudence est nécessaire, le regardant dans les yeux, puis, choisissant dans la longue file de clefs :

 

 

« Vous êtes bien M. Duroy ?

 

 

– Mais oui, parfaitement. »

 

 

Et il ouvrit un petit logement composé de deux pièces et situé au rez-de-chaussée, en face de la loge.

 

 

Le salon, tapissé de papier ramagé, assez frais, possédait un meuble d’acajou recouvert en reps verdâtre à dessins jaunes, et un maigre tapis à fleurs, si mince que le pied sentait le bois par- dessous.



 

 

La chambre à coucher était si exiguë que le lit l’emplissait aux trois quarts. Il tenait le fond, allant d’un mur à l’autre, un grand lit de maison meublée, enveloppé de rideaux bleus et lourds, également en reps, et écrasé sous un édredon de soie rouge maculé de taches suspectes.

 

 

Duroy, inquiet et mécontent, pensait : « Ça va me coûter un argent fou, ce logis-là. Il va falloir que j’emprunte encore. C’est idiot, ce qu’elle a fait. »


La porte s’ouvrit, et Clotilde se précipita en coup de vent, avec un grand bruit de robe, les bras ouverts. Elle était enchantée.

 

 

« Est-ce gentil, dis, est-ce gentil ? Et pas à monter, c’est sur la rue, au rez-de-chaussée ! On peut entrer et sortir par la fenêtre sans que le concierge vous voie. Comme nous nous aimerons, là- dedans. »

 

 

Il l’embrassait froidement, n’osant faire la question qui lui venait aux lèvres.

 

 

Elle avait posé un gros paquet sur le guéridon, au milieu de la pièce. Elle l’ouvrit et en tira un savon, une bouteille d’eau de Lubin, une éponge, une boîte d’épingles à cheveux, un tire- bouchon et un petit fer à friser pour rajuster les mèches de son front qu’elle défaisait toutes les fois.

 

 

Et elle joua à l’installation, cherchant la place de chaque chose, s’amusant énormément.

 

 

Elle parlait tout en ouvrant les tiroirs :

 

 

« Il faudra que j’apporte un peu de linge, pour pouvoir en changer à l’occasion. Ce sera très commode. Si je reçois une averse, par hasard, en faisant des courses, je viendrai me sécher ici. Nous aurons chacun notre clef, outre celle laissée dans la loge pour le cas où nous oublierions les nôtres. J’ai loué pour trois mois, à ton nom, bien entendu, puisque je ne pouvais donner le mien. »

 

 

Alors il demanda :

 

 

« Tu me diras quand il faudra payer ? Elle répondit simplement :


« Mais c’est payé, mon chéri ! » Il reprit :

« Alors, c’est à toi que je le dois ?

 

 

– Mais non, mon chat, ça ne te regarde pas, c’est moi qui veux faire cette petite folie. »

 

 

Il eut l’air de se fâcher :

 

 

« Ah ! mais non, par exemple. Je ne le permettrai point. »

 

 

Elle vint à lui suppliante, et, posant les mains sur ses épaules :

 

 

« Je t’en prie, Georges, ça me fera tant de plaisir, tant de plaisir que ce soit à moi, notre nid, rien qu’à moi ! Ça ne peut pas te froisser ? En quoi ? Je voudrais apporter ça dans notre amour. Dis que tu veux bien, mon petit Géo, dis que tu veux bien ?… » Elle l’implorait du regard, de la lèvre, de tout son être.

 

 

Il se fit prier, refusant avec des mines irritées, puis il céda, trouvant cela juste, au fond.

 

 

Et quand elle fut partie, il murmura, en se frottant les mains et sans chercher dans les replis de son cœur d’où lui venait, ce jour-là, cette opinion : « Elle est gentille, tout de même. »

 

 

Il reçut quelques jours plus tard un autre petit bleu qui lui disait :

 

 

« Mon mari arrive ce soir, après six semaines d’inspection. Nous aurons donc relâche huit jours. Quelle corvée, mon chéri !

 

 

« Ta CLO. »


 

Duroy demeura stupéfait. Il ne songeait vraiment plus qu’elle était mariée. En voilà un homme dont il aurait voulu voir la tête, rien qu’une fois, pour le connaître.

 

 

Il attendit avec patience cependant le départ de l’époux, mais il passa aux Folies-Bergère deux soirées qui se terminèrent chez Rachel.

 

 

Puis, un matin, nouveau télégramme contenant quatre mots :

 

 

« Tantôt, cinq heures. – CLO. »

 

 

Ils arrivèrent tous les deux en avance au rendez-vous. Elle se jeta dans ses bras avec un grand élan d’amour, le baisant passionnément à travers le visage ; puis elle lui dit :

 

 

« Si tu veux, quand nous nous serons bien aimés, tu m’emmèneras dîner quelque part. Je me suis faite libre. »

 

 

On était justement au commencement du mois, et bien que son traitement fût escompté longtemps d’avance, et qu’il vécût au jour le jour d’argent cueilli de tous les côtés, Duroy se trouvait par hasard en fonds ; et il fut content d’avoir l’occasion de dépenser quelque chose pour elle.

 

 

Il répondit :

 

 

« Mais oui, ma chérie, où tu voudras. »

 

 

Ils partirent donc vers sept heures et gagnèrent le boulevard extérieur. Elle s’appuyait fortement sur lui et lui disait, dans l’oreille : « Si tu savais comme je suis contente de sortir à ton bras, comme j’aime te sentir contre moi ! »

 

 

Il demanda :


 

« Veux-tu aller chez le père Lathuille ? »

 

 

Elle répondit : « Oh ! non, c’est trop chic. Je voudrais quelque chose de drôle, de commun, comme un restaurant, où vont les employés et les ouvrières ; j’adore les parties dans les guinguettes ! Oh ! si nous avions pu aller à la campagne ! »

 

 

Comme il ne connaissait rien en ce genre dans le quartier, ils errèrent le long du boulevard, et ils finirent par entrer chez un marchand de vin qui donnait à manger dans une salle à part. Elle avait vu, à travers la vitre, deux fillettes en cheveux attablées en face de deux militaires.

 

 

Trois cochers de fiacre dînaient dans le fond de la pièce étroite et longue, et un personnage, impossible à classer dans aucune profession, fumait sa pipe, les jambes allongées, les mains dans la ceinture de sa culotte, étendu sur sa chaise et la tête renversée en arrière par-dessus la barre. Sa jaquette semblait un musée de taches, et dans les poches gonflées comme des ventres on apercevait le goulot d’une bouteille, un morceau de pain, un paquet enveloppé dans un journal, et un bout de ficelle qui pendait. Il avait des cheveux épais, crépus, mêlés, gris de saleté ; et sa casquette était par terre, sous sa chaise.

 

 

L’entrée de Clotilde fit sensation par l’élégance de sa toilette. Les deux couples cessèrent de chuchoter, les trois cochers cessèrent de discuter, et le particulier qui fumait, ayant ôté sa pipe de sa bouche et craché devant lui, regarda en tournant un peu la tête.

 

 

Mme de Marelle murmura : « C’est très gentil ! Nous serons très bien ; une autre fois, je m’habillerai en ouvrière. » Et elle s’assit sans embarras et sans dégoût en face de la table de bois vernie par la graisse des nourritures, lavée par les boissons répandues et torchée d’un coup de serviette par le garçon. Duroy, un peu gêné, un peu honteux, cherchait une patère pour y pendre


son haut chapeau. N’en trouvant point, il le déposa sur une chaise.

 

 

Ils mangèrent un ragoût de mouton, une tranche de gigot et une salade. Clotilde répétait : « Moi, j’adore ça. J’ai des goûts canailles. Je m’amuse mieux ici qu’au café Anglais. » Puis elle dit : « Si tu veux me faire tout à fait plaisir, tu me mèneras dans un bastringue. J’en connais un très drôle près d’ici qu’on appelle La Reine Blanche. »

 

 

Duroy, surpris, demanda :

 

 

« Qui est-ce qui t’a menée là ? »

 

 

Il la regardait et il la vit rougir, un peu troublée, comme si cette question brusque eût éveillé en elle un souvenir délicat. Après une de ces hésitations féminines si courtes qu’il les faut deviner, elle répondit : « C’est un ami… », puis, après un silence, elle ajouta : « qui est mort. » Et elle baissa les yeux avec une tristesse bien naturelle.

 

 

Et Duroy, pour la première fois, songea à tout ce qu’il ne savait point dans la vie passée de cette femme, et il rêva. Certes elle avait eu des amants, déjà, mais de quelle sorte ? de quel monde ? Une vague jalousie, une sorte d’inimitié s’éveillait en lui contre elle, une inimitié pour tout ce qu’il ignorait, pour tout ce qui ne lui avait point appartenu dans ce cœur et dans cette existence. Il la regardait, irrité du mystère enfermé dans cette tête jolie et muette et qui songeait, en ce moment-là même peut-être, à l’autre, aux autres, avec des regrets. Comme il eût aimé regarder dans ce souvenir, y fouiller, et tout savoir, tout connaître !…

 

 

Elle répéta :

 

 

« Veux-tu me conduire à La Reine Blanche ? Ce sera une fête complète. »


Il pensa : « Bah ! qu’importe le passé ? Je suis bien bête de me troubler de ça. » Et, souriant, il répondit :

 

 

« Mais certainement, ma chérie. »

 

 

Lorsqu’ils furent dans la rue, elle reprit, tout bas, avec ce ton mystérieux dont on fait les confidences :

 

 

« Je n’osais point te demander ça, jusqu’ici ; mais tu ne te figures pas comme j’aime ces escapades de garçon dans tous ces endroits où les femmes ne vont pas. Pendant le carnaval je m’habillerai en collégien. Je suis drôle comme tout en collégien. »

 

 

Quand ils pénétrèrent dans la salle de bal, elle se serra contre lui, effrayée et contente, regardant d’un œil ravi les filles et les souteneurs et, de temps en temps, comme pour se rassurer contre un danger possible, elle disait, en apercevant un municipal grave et immobile : « Voilà un agent qui a l’air solide. » Au bout d’un quart d’heure, elle en eut assez, et il la reconduisit chez elle.

 

 

Alors commença une série d’excursions dans tous les endroits louches où s’amuse le peuple ; et Duroy découvrit dans sa maîtresse un goût passionné pour ce vagabondage d’étudiants en goguette.

 

 

Elle arrivait au rendez-vous habituel vêtue d’une robe de toile, la tête couverte d’un bonnet de soubrette, de soubrette de vaudeville ; et, malgré la simplicité élégante et cherchée de la toilette, elle gardait ses bagues, ses bracelets et ses boucles d’oreilles en brillants, en donnant cette raison, quand il la suppliait de les ôter : « Bah ! on croira que ce sont des cailloux du Rhin. »

 

 

Elle se jugeait admirablement déguisée, et, bien qu’elle fût en réalité cachée à la façon des autruches, elle allait dans les tavernes les plus mal famées.


Elle avait voulu que Duroy s’habillât en ouvrier ; mais il résista et garda sa tenue correcte de boulevardier, sans vouloir même changer son haut chapeau contre un chapeau de feutre mou.

 

 

Elle s’était consolée de son obstination par ce raisonnement :

« On pense que je suis une femme de chambre en bonne fortune avec un jeune homme du monde. » Et elle trouvait délicieuse cette comédie.

 

 

Ils entraient ainsi dans les caboulots populaires et allaient s’asseoir au fond du bouge enfumé, sur des chaises boiteuses, devant une vieille table de bois. Un nuage de fumée âcre où restait une odeur de poisson frit du dîner emplissait la salle ; des hommes en blouse gueulaient en buvant des petits verres ; et le garçon étonné dévisageait ce couple étrange, en posant devant lui deux cerises à l’eau-de-vie.

 

 

Elle, tremblante, apeurée et ravie, se mettait à boire le jus rouge des fruits, à petits coups, en regardant autour d’elle d’un œil inquiet et allumé. Chaque cerise avalée lui donnait la sensation d’une faute commise, chaque goutte du liquide brûlant et poivré descendant en sa gorge lui procurait un plaisir âcre, la joie d’une jouissance scélérate et défendue.

 

 

Puis elle disait à mi-voix : « Allons-nous-en. » Et ils partaient. Elle filait vivement, la tête basse, d’un pas menu, d’un pas d’actrice qui quitte la scène, entre les buveurs accoudés aux tables qui la regardaient passer d’un air soupçonneux et mécontent ; et quand elle avait franchi la porte, elle poussait un grand soupir, comme si elle venait d’échapper à quelque danger terrible.

 

 

Quelquefois elle demandait à Duroy, en frissonnant :

 

 

« Si on m’injuriait dans ces endroits-là, qu’est-ce que tu ferais ? »


Il répondait d’un ton crâne :

 

 

« Je te défendrais, parbleu ! »

 

 

Et elle lui serrait le bras avec bonheur, avec le désir confus peut-être d’être injuriée et défendue, de voir des hommes se battre pour elle, même ces hommes-là, avec son bien-aimé.

 

 

Mais ces excursions, se renouvelant deux ou trois fois par semaine, commençaient à fatiguer Duroy, qui avait grand mal d’ailleurs, depuis quelque temps, à se procurer le demi-louis qu’il lui fallait pour payer la voiture et les consommations.

 

 

Il vivait maintenant avec une peine infinie, avec plus de peine qu’aux jours où il était employé du Nord, car, ayant dépensé largement, sans compter, pendant ses premiers mois de journalisme, avec l’espoir constant de gagner de grosses sommes le lendemain, il avait épuisé toutes ses ressources et tous les moyens de se procurer de l’argent.

 

 

Un procédé fort simple, celui d’emprunter à la caisse, s’était trouvé bien vite usé, et il devait déjà au journal quatre mois de son traitement, plus six cents francs sur ses lignes. Il devait, en outre, cent francs à Forestier, trois cents francs à Jacques Rival, qui avait la bourse large, et il était rongé par une multitude de petites dettes inavouables de vingt francs ou de cent sous.

 

 

Saint-Potin, consulté sur les méthodes à employer pour trouver encore cent francs, n’avait découvert aucun expédient, bien qu’il fût un homme d’invention ; et Duroy s’exaspérait de cette misère, plus sensible maintenant qu’autrefois, parce qu’il avait plus de besoins. Une colère sourde contre tout le monde couvait en lui, et une irritation incessante, qui se manifestait à tout propos, à tout moment, pour les causes les plus futiles.

 

 

Il se demandait parfois comment il avait fait pour dépenser une moyenne de mille livres par mois, sans aucun excès ni aucune


fantaisie ; et il constatait qu’en additionnant un déjeuner de huit francs avec un dîner de douze pris dans un grand café quelconque du boulevard, il arrivait tout de suite à un louis, qui, joint à une dizaine de francs d’argent de poche, de cet argent qui coule sans qu’on sache comment, formait un total de trente francs. Or, trente francs par jour donnent neuf cents francs à la fin du mois. Et il ne comptait pas là-dedans tous les frais d’habillement, de chaussure, de linge, de blanchissage, etc.

 

 

Donc, le 14 décembre, il se trouva sans un sou dans sa poche et sans un moyen dans l’esprit pour obtenir quelque monnaie.

 

 

Il fit, comme il avait fait souvent jadis, il ne déjeuna point et il passa l’après-midi au journal à travailler, rageant et préoccupé.

 

 

Vers quatre heures, il reçut un petit bleu de sa maîtresse, qui lui disait : « Veux-tu que nous dînions ensemble ? nous ferons ensuite une escapade. »

 

 

Il répondit aussitôt : « Impossible dîner. » Puis il réfléchit qu’il serait bien bête de se priver des moments agréables qu’elle pourrait lui donner, et il ajouta : « Mais je t’attendrai, à neuf heures, dans notre logis. »

 

 

Et ayant envoyé un des garçons porter ce mot, afin d’économiser le prix du télégramme, il réfléchit à la façon dont il s’y prendrait pour se procurer le repas du soir.

 

 

À sept heures, il n’avait encore rien inventé ; et une faim terrible lui creusait le ventre. Alors il eut recours à un stratagème de désespéré. Il laissa partir tous ses confrères, l’un après l’autre, et, quand il fut seul, il sonna vivement. L’huissier du patron, resté pour garder les bureaux, se présenta.

 

 

Duroy debout, nerveux, fouillait ses poches, et d’une voix brusque :


« Dites donc, Foucart, j’ai oublié mon portefeuille chez moi, et il faut que j’aille dîner au Luxembourg. Prêtez-moi cinquante sous pour payer ma voiture. »

 

 

L’homme tira trois francs de son gilet, en demandant :

 

 

« Monsieur Duroy ne veut pas davantage ?

 

 

– Non, non, cela me suffit. Merci bien. »

 

 

Et, ayant saisi les pièces blanches, Duroy descendit en courant l’escalier, puis alla dîner dans une gargote où il échouait aux jours de misère.

 

 

À neuf heures, il attendait sa maîtresse, les pieds au feu dans le petit salon.

 

 

Elle arriva, très animée, très gaie, fouettée par l’air froid de la rue :

 

 

« Si tu veux, dit-elle, nous ferons d’abord un tour, puis nous rentrerons ici à onze heures. Le temps est admirable pour se promener. »

 

 

Il répondit d’un ton grognon :

 

 

« Pourquoi sortir ? On est très bien ici. » Elle reprit, sans ôter son chapeau :

« Si tu savais, il fait un clair de lune merveilleux. C’est un vrai

bonheur de se promener, ce soir.

 

 

– C’est possible, mais moi je ne tiens pas à me promener. »


Il avait dit cela d’un air furieux. Elle en fut saisie, blessée, et demanda :

 

 

« Qu’est-ce que tu as ? pourquoi prends-tu ces manières-là ? J’ai le désir de faire un tour, je ne vois pas en quoi cela peut te fâcher. »

 

 

Il se souleva, exaspéré.

 

 

« Cela ne me fâche pas. Cela m’embête. Voilà. »

 

 

Elle était de celles que la résistance irrite et que l’impolitesse exaspère.

 

 

Elle prononça, avec dédain, avec une colère froide :

 

 

« Je n’ai pas l’habitude qu’on me parle ainsi. Je m’en irai seule, alors ; adieu ! »

 

 

Il comprit que c’était grave, et s’élançant vivement vers elle, il lui prit les mains, les baisa, en balbutiant :

 

 

« Pardonne-moi, ma chérie, pardonne-moi, je suis très nerveux, ce soir, très irritable. C’est que j’ai des contrariétés, des ennuis, tu sais, des affaires de métier. »

 

 

Elle répondit, un peu adoucie, mais non calmée :

 

 

« Cela ne me regarde pas, moi ; et je ne veux point supporter le contrecoup de votre mauvaise humeur. »

 

 

Il la prit dans ses bras, l’attira vers le canapé :

 

 

« Écoute, ma mignonne, je ne voulais point te blesser ; je n’ai point songé à ce que je disais. »


Il l’avait forcée à s’asseoir, et s’agenouillant devant elle :

 

 

« M’as-tu pardonné ? Dis-moi que tu m’as pardonné. »

 

 

Elle murmura, d’une voix froide : « Soit, mais ne recommence pas. » Et, s’étant relevée, elle ajouta :

 

 

« Maintenant, allons faire un tour. »

 

 

Il était demeuré à genoux, entourant les hanches de ses deux bras ; il balbutia :

 

 

« Je t’en prie, restons ici. Je t’en supplie. Accorde-moi cela. J’aimerais tant à te garder ce soir, pour moi tout seul, là, près du feu. Dis « oui », je t’en supplie, dis « oui ». »

 

 

Elle répliqua nettement, durement :

 

 

« Non, je tiens à sortir, et je ne céderai pas à tes caprices. » Il insista :

« Je t’en supplie, j’ai une raison, une raison très sérieuse… » Elle dit de nouveau :

« Non. Et si tu ne veux pas sortir avec moi, je m’en vais.

Adieu. »

 

 

Elle s’était dégagée d’une secousse, et gagnait la porte. Il courut vers elle, l’enveloppa dans ses bras :

 

 

« Écoute, Clo, ma petite Clo, écoute, accorde-moi cela… » Elle faisait non, de la tête, sans répondre, évitant ses baisers et cherchant à sortir de son étreinte pour s’en aller.


 

Il bégayait :

 

 

« Clo, ma petite Clo, j’ai une raison. » Elle s’arrêta en le regardant en face :

« Tu mens… laquelle ? »

 

 

Il rougit, ne sachant que dire. Et elle reprit, indignée :

 

 

« Tu vois bien que tu mens… sale bête… » Et avec un geste rageur, les larmes aux yeux, elle lui échappa.

 

 

Il la prit encore une fois par les épaules, et désolé, prêt à tout avouer pour éviter cette rupture, il déclara avec un accent désespéré :

 

 

« Il y a que je n’ai pas le sou… Voilà. »

 

 

Elle s’arrêta net, et le regardant au fond des yeux pour y lire la vérité :

 

 

« Tu dis ? »

 

 

Il avait rougi jusqu’aux cheveux : « Je dis que je n’ai pas le sou. Comprends-tu ? Mais pas vingt sous, pas dix sous, pas de quoi payer un verre de cassis dans le café où nous entrerons. Tu me forces à confesser des choses honteuses. Il ne m’était pourtant pas possible de sortir avec toi, et quand nous aurions été attablés devant deux consommations, de te raconter tranquillement que je ne pouvais pas les payer… »

 

 

Elle le regarda toujours en face :

 

 

« Alors… c’est bien vrai… ça ? »


 

En une seconde, il retourna toutes ses poches, celles du pantalon, celles du gilet, celles de la jaquette, et il murmura :


Date: 2015-12-18; view: 534


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