Home Random Page


CATEGORIES:

BiologyChemistryConstructionCultureEcologyEconomyElectronicsFinanceGeographyHistoryInformaticsLawMathematicsMechanicsMedicineOtherPedagogyPhilosophyPhysicsPolicyPsychologySociologySportTourism






VERS LE NOUVEAU MONDE 12 page

Relever des empreintes simples n'est pas une tâche ardue. Pazzi, qui s'y entendait fort bien, aurait pu le faire pour établir une comparaison rapide et se donner ainsi la preuve définitive qu'il ne se trompait pas. Mais Mason Verger exigeait une trace fraîche, in situ, que ses experts mesureraient et analyseraient eux-mêmes. Verger avait déjà été abusé par de vieilles empreintes relevées des années plus tôt sur les lieux des premiers crimes du docteur Lecter.

Mais comment se procurer un objet manipulé par le docteur Fell sans éveiller sa méfiance ? Il était vital de ne pas l'inquiéter, car il n'était que trop capable de s'évanouir dans la nature, retirant ainsi sa dernière carte à Pazzi.

L'érudit quittait rarement le palais Capponi. La prochaine réunion de la commission des Beaux-Arts n'aurait lieu que dans un mois, trop de temps à attendre pour aller poser un verre d'eau à sa place... A toutes les places, même, car ce genre de petites attentions n'était pas dans les mœurs de l'auguste comité.

Dès lors qu'il avait décidé de vendre Lecter à Mason Verger, Pazzi était obligé d'agir en solitaire. Il ne pouvait se permettre d'attirer l'attention de la Questura sur le docteur Fell en demandant un mandat de perquisition au palazzo Capponi. Et le système de sécurité de l'édifice l'empêchait de s'y introduire par effraction pour y recueillir des empreintes.

La poubelle du docteur était bien plus propre et neuve que celles de ses voisins. Pazzi acheta un modèle similaire et alla interchanger les couvercles en pleine nuit. Mais la surface galvanisée n'était pas un support idéal pour cet exercice. En s'escrimant dessus jusqu'au matin, il n'obtint qu'un cauchemar pointilliste de traces indéchiffrables.

Quelques heures plus tard, les yeux rougis par l'insomnie, il entrait dans une bijouterie du Ponte Vecchio, où il fit l'acquisition d'un large bracelet en argent poli et du présentoir tendu de velours sur lequel il avait été exposé. Puis il se rendit dans le quartier des artisans, un labyrinthe de ruelles étroites derrière le palais Pitti au sud de l'Arno, et chargea un bijoutier de meuler le nom du fabricant sur la pièce. Quand l'homme de l'art lui proposa d'appliquer une couche de protection sur l'argent, il refusa.

 

 

Sollicciano, la prison de Florence sur la route de Prato, est une sinistre vision.

Au deuxième étage du bâtiment des femmes, Romula Cjesku, penchée au-dessus d'un grand bac à lessive, se savonnait énergiquement les seins. Elle se sécha avec soin avant d'enfiler une ample chemise en coton fraîchement lavée. Une autre Tsigane qui revenait de la salle des visites lui dit quelques mots en romani au passage. Une ligne minuscule se creusa entre les yeux de Romula, mais son beau visage conserva l'expression solennelle qui lui était coutumière.



A huit heures trente précises, comme le voulait le règlement, elle fut autorisée à franchir la grille intérieure. Mais, alors qu'elle approchait de la salle des visites, une matonne l'intercepta et l'entraîna dans un petit bureau au rez-de-chaussée de la prison. Là, au lieu de l'infirmière habituelle, c'était Rinaldo Pazzi qui tenait son bébé dans les bras.

- Bonjour, Romula.

Elle alla droit à lui et il lui tendit aussitôt le nourrisson. Le petit voulait téter, il cherchait son sein.

Pazzi lui montra du menton un paravent dressé dans un coin.

- Il y a une chaise derrière. On pourra parler pendant que tu lui donnes la tétée.

- Parler de quoi, dottore ?

L'italien de Romula était correct, de même que son français, son anglais, son espagnol et bien entendu sa langue maternelle, le romani. Elle s'exprimait sans affectation; mais tous ses talents de comédienne ne l'avaient pas empêchée de récolter ces trois mois de détention pour vol à la tire.

Elle passa derrière le paravent. Un sac en plastique dissimulé dans les langes du bébé contenait quarante cigarettes et soixante-cinq mille lires en coupures usées. Elle était confrontée à un choix : si le policier avait déjà fouillé l'enfant, il pourrait la prendre sur le fait quand elle sortirait la contrebande, et son régime privilégié lui serait supprimé. Elle réfléchit un moment, les yeux au plafond, tandis que son petit se nourrissait. Pourquoi ferait-il des histoires, après tout ? C'était lui qui avait l'avantage, de toute façon. Elle sortit le sachet et le cacha dans ses sous-vêtements. Sa voix résonna soudain :

- Tu enquiquines tout le monde ici, Romula. Les mères qui donnent le sein sont une perte de temps, en prison. Il y a de vrais malades dont les infirmières ont à s'occuper. Tu aimes ça, leur rendre ton enfant quand l'heure de la visite est terminée ?

Que cherchait-il, ce type ? Elle savait pertinemment qui il était : un grand chef, un Pezzo da noventa, un salopard avec un calibre 90.

Le job de Romula, son gagne-pain, c'était de scanner la rue. Faire les poches des passants n'était qu'une composante de cette activité. Elle avait trente-cinq ans, une solide expérience de la vie et des antennes aussi sensibles que celles de la plus grande des phalènes. En quelques secondes, elle l'avait jugé par-dessus le paravent. « Tout propret, monsieur le policier, avec son alliance et ses chaussures bien cirées. Il vit avec sa femme, mais il a une bonne qui connaît son métier, aussi. La preuve, le col de sa chemise repassé avec les baleines retirées. Portefeuille dans la poche intérieure de la veste, les clés dans le pantalon à droite, une liasse de billets à gauche, certainement retenus par un élastique. Entre les deux, sa bite. Mince, macho, une oreille un peu enflée, une cicatrice à la racine des cheveux, c'est un coup qu'il a reçu. Il ne va pas chercher à me sauter, autrement il n'aurait pas amené le bébé avec lui. Il n'a rien d'extraordinaire, mais il n'a pas besoin de se satisfaire avec des prisonnières, non, il n'a pas l'air... Mieux vaut ne pas croiser son regard noir, amer, pendant que le bébé tète. Pourquoi c'est lui qui me l'a amené ? Parce qu'il veut que je voie le pouvoir qu'il a, que je comprenne qu'il est très capable de me l'enlever. Qu'est-ce qu'il veut ? Un tuyau ? Je peux lui raconter tout ce qu'il voudrait entendre sur le compte d'une quinzaine de Tsiganes qui n'ont jamais existé. Bon, comment je peux me sortir d'ici, maintenant? Faut voir. Montrons-lui un peu de peau. »

Elle ne le quittait pas des yeux quand elle surgit de derrière le paravent, un croissant d'aréole suspendu au-dessus du visage du bébé.

- Fait chaud, là-dedans... Vous pouvez ouvrir une fenêtre ?

- Je peux encore mieux que ça, Romula. Je peux ouvrir la porte. Et tu le sais très bien.

La pièce est silencieuse. Dehors, la rumeur de Sollicciano telle une migraine permanente, obstinée.

- Dites-moi ce que vous voulez. Je le ferai volontiers, mais je ferai pas n'importe quoi.

Son instinct lui disait, à raison, que cette mise au point forcerait son respect.

- C'est seulement la tua solita còsa, ce que tu fais d'habitude. Sauf que cette fois, je veux que tu rates ton coup.


 

 

Pendant la journée, ils surveillaient l'entrée du palazzo Capponi derrière les volets clos d'un appartement sur le trottoir opposé. Ils, c'est-à-dire Romula, une Tsigane plus âgée qui l'aidait à s'occuper de son enfant et qui était peut-être sa cousine, et Pazzi, toujours prêt à abandonner son service à la Questura dès qu'il le pouvait.

Le bras artificiel en bois que Romula utilisait dans son métier attendait sur une chaise dans la chambre à coucher.

Pazzi avait négocié l'utilisation diurne des lieux avec le locataire, un professeur de l'école Dante Alighieri toute proche. Romula avait exigé qu'un étage du frigidaire soit réservé à son bébé et à elle.

Ils n'eurent pas à attendre longtemps.

A neuf heures et demie du matin, le deuxième jour, l'« assistante » de Romula appela à voix basse de son poste d'observation près de la croisée. Un trou béant s'était creusé de l'autre côté de la rue lorsque l'un des battants massifs de la porte du palazzo avait été ouvert.

Il était là, celui que la ville de Florence connaissait sous le nom de Fell, petit et mince dans son costume noir, aussi agile et lustré qu'une loutre tandis qu'il s'arrêtait sur le seuil pour humer l'air et inspecter les alentours. Après avoir enclenché l'alarme au moyen d'une télécommande, il referma la porte en tirant sur la grosse poignée en fer forgé, si piquée de rouille qu'aucune empreinte digitale ne pouvait y être relevée. Il était muni d'un sac à provisions.

A peine l'avait-elle entrevu à travers les fentes des persiennes que la Tsigane attrapa Romula par la main comme si elle voulait l'arrêter, lui lança un regard coupant et fit un bref geste de dénégation de la tête pendant que le policier ne les regardait pas.

Pazzi avait immédiatement deviné où il allait. Dans la poubelle du docteur Lecter, il avait remarqué les papiers d'emballage au sigle de Vera dal 1926, une épicerie fine du Borgo San Jacopo, non loin du pont Santa Trinità.

- Il part faire les courses, commenta Pazzi.

Il ne put s'empêcher de répéter pour la cinquième fois ses recommandations à la jeune femme.

- Tu le suis, Romula, tu l'attends de ce côté-ci du Ponte Vecchio et tu l'attrapes au retour, quand il aura son sac plein. J'aurai un peu d'avance sur lui, donc tu vas me voir d'abord. Je vais rester tout près, de sorte que s'il y a le moindre problème, si tu te fais arrêter, je m'en charge. Au cas où il prendrait une autre route, reviens ici, je t'appellerai. Ensuite, tu prends un taxi, tu mets ce passe sur le pare-brise et tu viens me voir au bureau.

- Entendu, Eminenza, fit Romula en employant la formule honorifique avec toute l'ironie que les Italiens savent y mettre. Je demande une seule chose : s'il y a du grabuge et que mon ami vient à mon aide, ne lui cherchez pas d'ennuis. Il ne prendra rien, alors laissez-le se tirer.

Sans attendre l'ascenseur, Pazzi se jeta dans les escaliers. Il avait revêtu un bleu de travail et portait une casquette.

Filer quelqu'un à Florence n'a rien d'évident: les trottoirs sont étroits et les automobilistes n'ont aucun égard pour les piétons. En bas, Pazzi avait garé un vieux motorino sur le flanc duquel une douzaine de balais étaient attachés. Le scooter démarra au premier coup de kick. Dans un nuage de fumée, l'inspecteur en chef s'engagea sur les pavés inégaux, secoué par sa monture comme s'il s'était agi d'un petit mulet lancé au trot.

Il lambina, se fit férocement klaxonner par des conducteurs excédés, s'arrêta pour acheter des cigarettes. Il voulait rester en arrière jusqu'à ce qu'il soit sûr de la destination du docteur Fell. Au bout de la via de' Bardi, le Borgo San Jacopo débouchait devant lui en sens unique. Il abandonna le scooter devant un magasin et continua en faufilant son corps plat entre les groupes de touristes massés à l'extrémité sud du Ponte Vecchio.

Les Florentins aiment à dire que Vera dal 1926, ce royaume des fromages et des truffes, a l'odeur des pieds du Créateur. Le docteur Fell, en tout cas, semblait prendre plaisir à s'y attarder. Il faisait son choix parmi les premières truffes blanches de la saison. Pazzi l'apercevait de dos à travers la vitrine, au-delà du merveilleux étalage de jambons et de pâtes.

Il fit les cent pas, alla s'asperger le visage à la fontaine qui crachait l'eau par sa gueule de lion moustachu. « Faudra me raser ça si tu veux travailler pour moi », lui murmura-t-il d'une voix qui venait de son estomac noué.

Le docteur quittait maintenant la boutique, quelques petits paquets empilés dans son sac, et redescendait le Borgo San Jacopo, en route vers chez lui. Pazzi le devançait sur le trottoir opposé. La cohue l'obligea à continuer sur la chaussée, où le rétroviseur d'une voiture de patrouille des Carabinieri lui infligea un mauvais coup au poignet en passant. « Stronzo ! Analfabèta ! » hurla le chauffeur par la vitre. Pazzi se jura de venger l'affront. A l'entrée du Ponte Vecchio, il avait une quarantaine de mètres d'avance.

Romula était installée sous un porche, son bébé calé dans le bras artificiel, une main tendue vers les passants, l'autre dissimulée sous les plis de sa robe, prête à fondre sur un portefeuille qui viendrait s'ajouter aux quelque deux cents qu'elle avait déjà dérobés dans sa carrière. Elle portait le bracelet en argent poli à ce poignet.

Sa victime allait surgir d'un instant à l'autre dans le flot qui sortait du vieux pont. Dès qu'il s'engagerait via de' Bardi, Romula irait à sa rencontre et passerait à l'action avant de disparaître parmi les hordes de touristes arrivant dans l'autre sens.

Quelque part dans la foule, elle avait un ami sur qui elle pouvait compter. Elle n'avait eu aucune information sur la cible qui lui avait été assignée, elle ne se fiait pas aux assurances que Pazzi lui avait données. A l'extrémité méridionale du Ponte Vecchio, Gilles Prévert, mentionné dans certains rapports de police sous le nom de Gilles Dumain ou sous celui de Roger Leduc, mais qui à Florence répondait au sobriquet de Gnocco, attendait le moment où elle allait se lancer. Gnocco était affaibli par ses habitudes, les os se dessinaient sous ses traits émaciés, cependant il restait bien assez souple et robuste pour lui venir en aide si l'affaire tournait mal.

Dans sa tenue de petit fonctionnaire, il se fondait aisément parmi la foule dont il émergeait de temps à autre pour observer les environs tel un chien de prairie aux aguets. Que le bonhomme riposte en empoignant Romula, et il feindrait de trébucher, il s'affalerait sur lui et le clouerait au sol avec force excuses jusqu'à ce qu'elle ait disparu au loin. C'était un stratagème qu'il avait déjà utilisé plus d'une fois.

L'inspecteur passa devant elle et s'arrêta dans une queue qui s'était formée en face d'un kiosque à jus de fruits, un poste d'observation idéal.

Romula quitta le porche et jaugea d'un œil expert la masse de badauds qui se pressaient entre elle et la mince silhouette en train d'approcher. Avec le bébé dans son bras en bois et en tissu, elle pouvait fendre la foule avec une merveilleuse aisance. Bien. Comme à son habitude, elle allait porter les doigts de sa main visible à ses lèvres, puis déposer un baiser sur la joue de l'inconnu. Elle glisserait l'autre hors de sa robe et tâtonnerait le long des côtes à la recherche du portefeuille jusqu'à ce qu'il la saisisse par le poignet. Ce serait alors le moment de se dégager d'un coup sec.

Pazzi lui avait certifié que ce type se garderait bien d'appeler la police, qu'il chercherait à s'esquiver au plus vite. D'ailleurs, aucune de ses victimes n'avait jamais tenté d'user de violence contre une femme embarrassée d'un nourrisson. Souvent, elles étaient persuadées que la main aventurée sous leur veste appartenait à quelqu'un d'autre, et dans le passé Romula n'avait pas hésité à dénoncer quelque passant innocent pour se tirer d'affaire.

Elle se mit à marcher, retira son bras de sa cachette, mais le garda dissimulé sous la prothèse et le bébé. Elle voyait sa cible approcher au milieu de la forêt de têtes, à moins de dix mètres maintenant...

Sainte Mère! Il venait de pivoter brusquement, il se fondait dans le flot de touristes qui s'écoulait vers le Ponte Vecchio. Il ne rentrait pas chez lui. Elle pressa le pas, bouscula les piétons, mais il avait trop d'avance. De loin, elle saisit le regard interrogateur que lui lançait Gnocco. Elle lui fit signe de la tête. Non. Son ami le laissa passer. Ce n'était pas à lui de fouiller les poches de l'inconnu.

Pazzi était arrivé à sa hauteur. Il parlait avec colère, comme si tout était de la faute de Romula.

- Retourne à l'appart'. Je t'appellerai. Tu as le laissez-passer pour circuler en taxi dans la vieille ville ? Bon, alors va! Va!

Il reprit son scooter et traversa le Ponte Vecchio en le poussant; dessous, l'Arno était aussi opaque que du jade. Il croyait avoir perdu le docteur mais non, il était là, sur l'autre rive, sous les arcades près du Lungarno. Il s'était arrêté un moment pour regarder le travail d'un peintre de rue, puis repartait à pas vifs et souples. Pazzi se dit qu'il se rendait à l'église Santa Croce. Il le suivit à distance dans la circulation cauchemardesque.


 

 

Siège des Franciscains de Florence, Santa Croce résonnait de huit langues différentes tandis que les hordes de touristes glissaient dans sa vaste pénombre à la suite des parapluies colorés de leurs guides et cherchaient à tâtons des pièces de deux cents lires qui leur permettraient d'éclairer, l'espace d'une précieuse et mémorable minute, les fresques sublimes des chapelles.

Venue de la vive lumière du matin, Romula dut s'arrêter près de la tombe de Michel-Ange le temps que ses yeux s'habituent à la demi-obscurité. Quand elle put découvrir la pierre tombale presque à ses pieds, elle sursauta, murmura « Mi dispiace ! » et s'éloigna en hâte. Pour elle, la cohorte de morts qui se trouvaient sous ce sol étaient aussi réels que les vivants qui le foulaient, et peut-être plus influents. Fille et petite-fille de chiromanciennes et de spirites, elle considérait les uns et les autres comme deux foules séparées par la vitre de la mort. Et ceux d'en dessous, plus vieux et plus sages, avaient incontestablement sa préférence.

Elle surveilla les alentours, guettant la présence du sacristain, un homme animé d'une haine farouche contre les Tsiganes, et trouva refuge devant le premier pilier sous la protection de la Madonna del Latte de Rossellino, pendant que le bébé cherchait à nouveau son sein. Pazzi, qui rôdait près du caveau de Galilée, vint la rejoindre à cet endroit.

Il désigna du menton le fond de l'église, de l'autre côté du transept, où projecteurs et flashs d'appareils photo - théoriquement interdits - se déchaînaient tels les éclairs d'un orage d'été sous les hautes voûtes, tandis que les compteurs consommaient en cliquetant les pièces de deux cents lires, parmi lesquelles se faufilait de temps à autre un jeton de casino ou un quarter australien.

A chaque illumination, le Christ renaissait et était à nouveau trahi, et les clous à nouveau enfoncés sur les fresques violemment éclairées puis rendues à leur pénombre étouffante, au sein de laquelle les pèlerins se bousculaient en tenant des guides de voyage dont ils ne pouvaient rien distinguer, dans les effluves de corps humains et d'encens cuits et recuits à la chaleur des lampes.

Sur le flanc gauche de la nef, le docteur Fell était au travail dans la chapelle des Capponi. Le principal lieu de culte de cette famille se trouve à l'église Santa Felicita, mais celle-ci, refaite au XIXe siècle, l'intéressait parce qu'elle lui donnait la possibilité de considérer le passé à travers la rénovation. Il était en train de frotter au carbone une inscription sur une pierre tellement usée que même un éclairage oblique n'aurait pu la rendre lisible.

En le surveillant avec un petit monoculaire, Pazzi découvrit pourquoi le docteur n'avait quitté son domicile qu'avec un sac à provisions vide : il gardait son matériel derrière l'autel de la chapelle. Un moment, il faillit donner congé à Romula, se disant qu'un des instruments porterait certainement des empreintes digitales et qu'il suffirait d'aller le prendre après le départ de Fell. Mais il se ravisa en constatant que celui-ci portait des gants en coton afin de ne pas se tacher les mains avec le carbone.

L'intervention allait être délicate, pour ne pas dire plus. La méthode de Romula était conçue pour l'espace ouvert de la rue. Mais une mère et son enfant dans une église... Rien ne semblerait moins inquiétant à un criminel. Oui, elle était la dernière personne qui puisse le faire fuir. Et s'il arrivait à l'immobiliser, il la remettrait au sacristain, voilà tout. Pazzi la tirerait d'affaire ensuite.

Certes, mais le docteur était un dangereux déséquilibré. Et s'il la tuait ? S'il tuait l'enfant ? Pazzi considéra deux questions, résolu à répondre sans détour. Au cas où elle semblerait courir un danger mortel, est-ce qu'il contre-attaquerait? Oui. Était-il prêt à risquer que Romula et le bébé subissent des blessures sans gravité pour obtenir son argent? Oui.

Il ne restait plus qu'à attendre le moment où le docteur retirerait ses gants et partirait déjeuner. Ils avaient amplement le temps de chuchoter tout en changeant de place dans le transept. Pazzi remarqua un visage qui ne lui était pas inconnu dans la foule.

- Qui est-ce qui te suit comme ça, Romula ? Mieux vaut me le dire tout de suite. Je l'ai vu à la prison, ce type.

- C'est un ami. Juste pour bloquer le passage si je dois m'enfuir. Il n'est au courant de rien, de rien du tout. Et c'est mieux pour vous, aussi : comme ça, vous n'avez pas à vous salir les mains.

Pour tromper l'attente, ils prièrent dans plusieurs chapelles. Romula murmurait des invocations dans une langue que Pazzi ne comprenait pas et lui-même avait une longue liste de vœux à adresser au ciel, qui concernaient notamment une certaine villa dans la baie de Chesapeake et une chose qu'il n'était pas convenable d'évoquer dans une église.

Les douces voix d'un chœur en train de répéter émergeaient du brouhaha général. Puis une cloche sonna, annonçant la fermeture de la mi-journée. Des bedeaux apparurent, secouant leurs trousseaux de clés, prêts à vider les boîtes à pièces.

Le docteur Fell abandonna le labeur qui l'occupait derrière une Pietà d'Andreotti, retira ses gants et renfila sa veste. Face au sanctuaire, une armée de japonais qui avaient épuisé leurs réserves de monnaie s'immobilisèrent dans l'obscurité, étonnés, ne comprenant pas encore qu'ils devaient dégager les lieux.

Pazzi donna un coup de coude à Romula. C'était inutile : elle savait que l'heure était venue. Elle déposa un baiser sur le crâne du bébé qui reposait dans le creux de son bras en bois.

Le docteur approchait. La foule allait l'obliger à passer devant elle. En trois longues enjambées, elle se porta à sa rencontre et se planta devant lui. La main bien levée pour attirer son regard, elle embrassa le bout de ses doigts et s'apprêta à déposer le baiser sur sa joue, son autre main cachée sous la robe en attente.

Les lumières se rallumèrent soudain. Quelqu'un avait dû trouver une dernière pièce de deux cents lires. A l'instant où elle allait le toucher, elle regarda le docteur. Elle se sentit aspirée par le centre rougeoyant de ses yeux, un abîme glacial, immense, qui affola son cœur. Sa main recula pour aller couvrir le visage du bébé et elle s'entendit bredouiller : « Perdonami, perdonami, signore », puis elle tourna les talons et partit en courant pendant que le docteur restait à l'observer un long, long moment, jusqu'à ce que les projecteurs s'éteignent et qu'il redevienne une silhouette dans la lueur indécise des cierges. Enfin, à pas vifs et souples, il reprit son chemin.

Livide de colère, Pazzi trouva Romula penchée sur le bénitier. Elle était en train d'asperger d'eau bénite la tête du nourrisson, plusieurs fois, et ses yeux pour le cas où il aurait regardé le docteur Fell. Quand il découvrit l'expression hagarde qui déformait ses traits, les insultes et les malédictions se figèrent dans sa bouche.

Les pupilles de la Tsigane étaient énormes dans la pénombre.

- C'est... le Diable. Chitane, le Fils du Mâtin. Je l'ai vu, maintenant.

- Je te reconduis à la prison, lança Pazzi.

Romula contempla le visage de l'enfant et poussa un long soupir, un soupir d'abattoir, si profond et si résigné qu'il était affreux à entendre. Elle sortit le bracelet d'argent, le plongea dans le bénitier.

- Pas encore, dit-elle.


 

 

Si Rinaldo Pazzi avait résolu d'agir en représentant de la loi, il aurait pu arrêter le docteur Fell et vérifier rapidement s'il s'agissait bien de Hannibal Lecter. En une demi-heure, il aurait obtenu un mandat d'arrêt contre lui et toutes les alarmes du palazzo Capponi n'auraient plus servi à rien. De sa propre autorité, sans besoin d'une décision de justice, il l'aurait maintenu en garde à vue le temps d'établir sa véritable identité. En moins de dix minutes, ses empreintes digitales auraient été relevées et comparées au laboratoire de la Questura. Un test d'ADN serait venu confirmer l'identification.

Mais toutes ces ressources lui étaient désormais refusées. Dès lors qu'il avait décidé de vendre le docteur Lecter, le policier s'était transformé en chasseur de primes, en hors-la-loi solitaire. Même les nombreux informateurs auxquels il avait recours d'habitude n'avaient plus d'utilité, car ils s'empresseraient d'aller le dénoncer, lui...

Les déconvenues précédentes l'exaspéraient, mais il restait déterminé à aller jusqu'au bout. Il devait se débrouiller avec ces satanés Tsiganes.

- Est-ce que Gnocco le ferait si tu lui demandes, Romula ? Tu peux le contacter ?

Ils se trouvaient dans le salon de l'appartement transformé en poste d'observation, face au palazzo Capponi. Douze heures s'étaient écoulées depuis la débâcle à l'église. Une lampe posée sur une table basse éclairait la pièce à hauteur de la taille. Au-dessus, les yeux sombres de Pazzi scintillaient dans la demi-obscurité.


Date: 2015-12-18; view: 1019


<== previous page | next page ==>
VERS LE NOUVEAU MONDE 11 page | VERS LE NOUVEAU MONDE 13 page
doclecture.net - lectures - 2014-2024 year. Copyright infringement or personal data (0.013 sec.)