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VERS LE NOUVEAU MONDE 11 page

La cicatrice sur la main du docteur Fell tandis qu'il pressait ses lunettes contre ses lèvres. Un croquis très fidèle de la même vue dans la cellule de Hannibal Lecter.

Avait-elle surgi pendant qu'il contemplait Florence en contrebas, cette intuition, ou était-elle sortie des ténèbres intenses au-dessus des monuments éclairés ? Et pourquoi avait-elle été annoncée par la réminiscence d'une odeur, celle de la brise salée de l'Atlantique ? Paradoxalement pour un homme chez qui le sens de la vue prédominait, la certitude arriva avec un son, celui qu'aurait fait une goutte en tombant dans une mare en train de se former.

« Hannibal Lecter s'est enfui à Florence. Plop ! Hannibal Lecter est le docteur Fell. »

Une voix intérieure cherche à le raisonner : il est peut-être en train de perdre la raison derrière les verrous de son infortune ; son esprit aux abois est peut-être en train de se briser les dents sur les barreaux, tel le squelette mort de faim dans sa cage.

Il n'a pas souvenir d'avoir bougé, mais le voici soudain à la porte Renaissance par laquelle on quitte le Belvédère sur la Costa di San Giorgio, une ruelle en pente abrupte qui plonge vers le cœur de la vieille ville et l'atteint en moins d'un kilomètre. Ses jambes paraissent le porter sur les pavés inclinés en dépit de sa volonté, plus rapides qu'il ne l'aurait désiré, déterminées à rejoindre celui qui répond au nom de Fell et qui a lui aussi forcément emprunté ce chemin pour rentrer chez lui. Et, en effet, au milieu de la pente, Pazzi oblique sur la Costa Scarpuccia et continue à descendre, à descendre jusqu'à déboucher via de' Bardi, près du fleuve. Près du palazzo Capponi, demeure du docteur Fell.

 

 

Essoufflé par sa descente, Pazzi trouva un poste d'observation à l'écart des réverbères, une entrée d'immeuble en face du palais. Si quelqu'un passait par là, il pourrait toujours feindre d'appuyer sur une sonnette.

Le palazzo Capponi était plongé dans l'obscurité. Au-dessus du grand portail à double battant, il distingua le voyant rouge d'une caméra de surveillance. Impossible de savoir si elle fonctionnait en permanence ou si elle se déclenchait seulement quand on sonnait à l'entrée. Comme elle était installée bien à l'intérieur du porche couvert, il était en revanche pratiquement convaincu qu'elle ne pouvait pas balayer toute la façade.

Il attendit une demi-heure, écoutant sa respiration. Le docteur n'arrivait pas. Ou bien était-il déjà chez lui, lumières éteintes ? La rue était déserte. Pazzi traversa en hâte et alla se plaquer contre le mur.



Des sons assourdis lui parvenaient, de très loin. Il colla la tête aux barreaux froids d'une fenêtre pour mieux entendre. De la musique. Les Variations Goldberg de Bach, excellemment interprétées au clavecin.

Il devait attendre, se dissimuler, réfléchir. Il était trop tôt pour s'abattre sur sa proie. Concevoir un plan était indispensable. Il ne voulait pas commettre une nouvelle stupidité. Lorsqu'il reprit son guet de l'autre côté de la rue, son nez fut le dernier à disparaître dans l'obscurité.


 

 

Selon la tradition, le martyr chrétien San Miniato ramassa sa tête coupée sur le sable de l'amphithéâtre romain de Florence, la cala sous son bras, traversa le fleuve et gagna la montagne, où il repose dans sa splendide église.

Animé de ses propres forces ou transporté, il est en tout cas certain que le corps de San Miniato passa alors par la voie antique sur laquelle nous nous trouvons maintenant, la via de' Bardi.

Le soir tombe et la rue est vide, ses pavés posés en éventail luisant sous une bruine hivernale pas assez froide pour éliminer l'odeur de chat. Nous sommes devant des palais édifiés il y a six siècles par les princes-marchands, ces faiseurs de rois et comploteurs de la Renaissance florentine. De l'autre côté de l'Arno, à portée d'arbalète, s'élèvent les piques cruelles de la Signoria, où le moine Savonarole fut pendu et brûlé, et ce grandiose étal de christs sanguinolents qu'est la galerie des Offices.

Serrées les unes contre les autres dans la vieille rue, ces anciennes demeures de famille congelées dans le temps par la bureaucratie italienne ont l'aspect extérieur de prisons. A l'intérieur, cependant, ce sont de vastes et nobles espaces, de grands corridors silencieux à jamais condamnés derrière des rideaux de soie rongés par l'humidité, dans lesquels des œuvres mineures des maîtres de la Renaissance sont vouées à l'ombre depuis des décennies, mais les éclairs de l'orage les illuminent lorsque les draperies finissent par tomber au sol.

Et vous voici devant le palais des Capponi, une famille dont les lettres de noblesse remontent à un millénaire, qui fut capable de déchirer l'ultimatum d'un roi français sous son nez et produisit un pape.

Derrière leurs grilles en fer, ses fenêtres sont obscures. Les porte-torches sont vides. Ici, dans cette vieille vitre étoilée, l'impact d'une balle des années 40. Rapprochez-vous encore. Posez votre oreille contre les barreaux froids, comme le policier l'a fait, écoutez. Un clavecin au loin. Les Variations Goldberg, interprétées non à la perfection mais tout de même fort bien, avec un sens de la musique communicatif. Excellemment, non parfaitement: la main gauche trahit peut-être une certaine raideur.

Si vous vous croyez invulnérable, entrerez-vous ? Allez-vous pénétrer dans ce palais tellement chargé de sang et de gloire, risquer votre visage à travers la toile impalpable des ténèbres, vers les notes cristallines qui jaillissent exquisément du clavecin ? Les caméras de surveillance ne peuvent nous voir, ni le limier trempé de pluie qui guette sous le porche d'en face. Venez...

Dans le hall d'entrée, l'obscurité est presque totale. Un long escalier en pierre, sa rampe froide sous notre main qui glisse, ses marches creusées par des siècles d'allées et venues, inégales sous nos pieds tandis que nous montons, guidés par le musique.

Les hauts battants de la double porte qui donne accès au salon de réception grinceraient et gémiraient si nous avions à les pousser. Pour vous, elles sont ouvertes. La musique vient de tout au fond de la pièce, de même que l'unique source de lumière, de nombreuses chandelles qui projettent une lueur rougeâtre à travers la petite entrée d'une chapelle attenante.

Allez, traversez le salon. Au passage, nous devinons des meubles massifs cachés sous leur housse, formes vagues pas tout à fait immobiles dans l'éclat dansant des bougies, tel un troupeau endormi dans l'ombre. Au-dessus de nous, la pièce semble se perdre dans les ténèbres.

La lueur rougeoyante tombe sur un clavecin décoré et sur un homme que les spécialistes de la Renaissance connaissent sous le nom de Fell. Son maintien est élégant, le dos bien droit, le torse captivé par la musique, des reflets d'orient dans ses cheveux et sur sa robe de chambre en soie tissée, chatoyante comme la peau d'un bel animal.

Le rabat ouvert de l'instrument est décoré d'une scène de banquet très réaliste, dont les petits personnages semblent s'agiter dans la lueur des bougies au-dessus des cordes. Le docteur Fell joue les yeux fermés. Il n'a pas besoin de partition. Devant lui, posé sur le support en forme de lyre, point de feuillets couverts de notes, mais la feuille à scandale américaine, le National Tattler, sa une pliée de telle sorte que seule une photographie est visible. C'est le visage de Clarice Starling.

Notre musicien a un sourire quand il achève le morceau. Il reprend une fois la sarabande pour son seul plaisir et, tandis que la dernière corde griffée par un bec de plume finit de vibrer avant d'abandonner la vaste pièce au silence, il ouvre les yeux. Ses pupilles sont illuminées d'un point rouge au centre. La tête penchée de côté, il contemple le journal.

Sans bruit, il se lève, prend le tabloïd US entre ses doigts et l'emporte dans la minuscule chapelle, conçue et décorée bien avant la découverte de l'Amérique. Quand il le déplie dans la lumière des chandelles, on croirait que les saints qui surplombent l'autel lisent le gros titre par-dessus son épaule, comme on le ferait dans la queue à la caisse d'un magasin. La police est un Railroad Gothic corps 72 : « L'ANGE DE LA MORT : CLARICE STARLING, LA MACHINE À TUER DU FBI ».

Les visages figés dans l'agonie et la béatitude s'effacent tout autour de lui lorsqu'il mouche toutes les bougies. Il n'a pas besoin de lumière pour traverser le grand salon. Un souffle d'air quand le docteur Hannibal Lecter passe près de nous, puis la porte imposante grince et se referme avec un claquement sourd que nous sentons résonner sous nos pieds. Silence.

Des bruits de pas dans une autre pièce. Ici, les bruits se réverbèrent tant que les murs paraissent plus proches qu'ils ne le sont, mais les plafonds restent hauts, les échos tardent à mourir au-dessus de nous. L'atmosphère immobile recèle une odeur de vélin, de parchemin et de chandelles éteintes.

Un froissement de papier dans le noir, du bois qui craque. Le docteur Lecter s'est assis dans un gros fauteuil au milieu de la bibliothèque Capponi, objet de tant de rumeurs et de convoitises. Ses yeux ont des reflets rougeâtres, certes, mais ils ne brillent pas comme des braises dans la nuit, ainsi que certains de ses anciens gardiens l'ont soutenu. L'obscurité est totale. Il médite...

Il est vrai que le docteur Lecter a libéré le poste de conservateur du palazzo Capponi en le retirant à son ancien titulaire par une opération toute simple qui n'a demandé que quelques secondes d'intervention sur le vieil homme et un très modeste investissement constitué par l'achat de deux sacs de ciment. Mais, une fois la voie libre, il a honnêtement gagné son titre en démontrant à la commission des Beaux-Arts un rare talent de linguiste, sa capacité à traduire instantanément l'italien médiéval ou le latin de manuscrits calligraphiés dans l'écriture gothique la plus complexe.

Ici, il a trouvé une paix qu'il voudrait préserver, n'ayant tué pratiquement personne hormis son prédécesseur depuis son arrivée à Florence.

Si sa nomination en tant que conservateur-traducteur affecté à la bibliothèque Capponi lui apporte une si considérable satisfaction, c'est pour plusieurs raisons. Tout d'abord, ces amples volumes, ces plafonds altiers sont un soulagement après des années de confinement dans un espace étriqué. Mais, plus important encore, il ressent une subtile affinité avec ces lieux : c'est le premier édifice privé qui dans ses dimensions et ses détails se rapproche du palais de la mémoire qu'il habite en pensée depuis sa prime jeunesse.

Et la bibliothèque, cette collection exceptionnelle de manuscrits et de correspondances qui remonte au XIIIe siècle, lui permet de se laisser aller à une certaine curiosité relative à ses propres origines.

A partir de données fragmentaires recueillies dans sa famille, le docteur Lecter estime descendre d'un dénommé Giuliano Bevisangue, une personnalité toscane du XIIe siècle qui inspirait une crainte tenace à ses concitoyens, ainsi que des Machiavelli et des Visconti. Les archives Capponi sont donc le site rêvé pour de plus amples recherches, inspirées par un intérêt plus abstrait qu'égotiste, car il n'a pas besoin de repères conventionnels, lui : tout comme son quotient intellectuel et son niveau de rationalité, l'ego du docteur Lecter ne se mesure pas à l'aune du commun.

En réalité, sa seule appartenance au genre humain a toujours été un sujet de controverse et de spéculation dans les milieux psychiatriques. Non sans rapport avec la crainte que sa plume acérée leur inspirait dans les publications professionnelles, ses collègues ont souvent été enclins à le définir comme l'Autre absolu. « Monstre » est le terme commode qu'ils utilisent à cet effet.

Donc, le monstre est assis dans la bibliothèque obscure, tandis que son esprit peint les ténèbres de couleurs et qu'une tonalité médiévale empreint ses pensées. Il soupèse le policier.

Un déclic. Une lampe basse s'allume.

Maintenant, nous sommes en mesure de le voir installé devant une table de réfectoire du XVIe siècle. Dans son dos, le mur est couvert de casiers de manuscrits et de hautes reliures en toile dont l'âge remonte à plus de huit cents ans. Un recueil de correspondance avec un ministre de la République de Venise datant du XIVe est ouvert sous ses yeux avec, en guise de presse-papiers retenant ses pages, un petit moulage en plâtre réalisé par Michel-Ange quand il préparait son fameux Moïse. Devant l'encrier, un ordinateur portable lui permet de mener ses recherches en ligne par l'intermédiaire du serveur de l'université de Milan.

Au milieu des piles de parchemins jaunis par le temps, le bleu et le rouge criards du National Tattler se détachent. A côté, un exemplaire de l'édition florentine de La Nazione. C'est ce dernier journal que choisit Lecter. Il lit la plus récente attaque menée contre Rinaldo Pazzi que les dénégations du FBI viennent de provoquer. « Tocca n'a jamais correspondu au profil psychologique que nous avions réalisé », affirme un porte-parole des services américains. Rappelant le séjour que Pazzi avait effectué à la célèbre académie de Quantico, le quotidien italien constate qu'il aurait dû savoir...

Si l'affaire Il Mostro ne présentait aucun intérêt pour le docteur Lecter, le passé de l'inspecteur Pazzi lui importait, au contraire. Il était déplorable que le sort lui ait fait croiser un policier italien entraîné à Quantico, où Hannibal Lecter était un véritable cas d'école.

Lorsqu'il avait étudié son visage au palazzo Vecchio et s'était trouvé assez près de lui pour respirer ses effluves, il avait été convaincu que Pazzi ignorait tout de lui, et cela malgré sa question à propos de sa cicatrice à la main gauche. Il n'avait même pas de soupçons sérieux quant à son éventuelle implication dans la disparition du conservateur.

Mais il l'avait aperçu à l'exposition des instruments de torture. Mieux aurait valu tomber sur lui à un concours d'orchidées...

Le docteur Lecter savait pertinemment que tous les ingrédients de l'épiphanie étaient déjà présents dans le cerveau de l'enquêteur, gravitant pour l'instant au hasard parmi les millions d'autres informations qu'il avait à gérer.

Rinaldo Pazzi était-il condamné à rejoindre l'ex-conservateur du palazzo Capponi dans son humide sous-sol ? Devait-il être retrouvé après s'être selon toute apparence suicidé ? La Nazione ne serait que trop heureuse de l'avoir poussé à la mort.

Non, pas maintenant. Sa décision prise, le monstre reprit posément l'étude de ses rouleaux de vélin et de ses lettres parcheminées.

L'esprit dégagé, il put savourer à loisir le style de Neri Capponi, banquier et émissaire florentin à Venise au XVe siècle. Jusque tard dans la nuit, il lut les missives, à voix haute parfois, pour son seul plaisir.


 

 

Avant le lever du jour suivant, Pazzi avait obtenu les photos d'identité jointes à la demande de carte de travail italienne formulée par le docteur Fell, qui figuraient avec le négatif original de son permesso di soggiorno dans le dossier conservé par les Carabinieri. Par ailleurs, il disposait des portraits de face et de profil reproduits sur l'avis de recherche diffusé par Mason Verger, des documents d'excellente qualité. Sur les unes et sur les autres, la forme du visage était similaire mais, si Fell était réellement Lecter, son nez et ses joues avaient dû être retouchés, peut-être avec des injections de collagène.

Les oreilles, par contre, étaient très encourageantes. Tel Alphonse Bertillon un siècle plus tôt, Pazzi les étudia longuement avec sa loupe. Elles semblaient correspondre.

Sur l'ordinateur poussif de la Questura, il entra son code d'accès Interpol au VICAP du FBI et demanda le volumineux dossier Lecter. Tout en maudissant la lenteur de son modem, il scruta l'écran brouillé de lignes avant que le texte ne commence à s'afficher de manière lisible. Il en connaissait déjà l'essentiel, mais deux éléments, l'un nouveau, l'autre plus ancien, le firent se figer, souffle court. Le premier était un ajout récent à propos d'une radiographie qui paraissait indiquer que le docteur Lecter avait subi une opération chirurgicale à la main gauche. Le second, un rapport manuscrit de la police du Tennessee qui avait été scanné, notait en passant qu'au moment où il avait trucidé ses gardes à Memphis, Hannibal Lecter était en train d'écouter une cassette des Variations Goldberg.

Conformément à la règle, l'affiche produite par sa richissime victime, Mason Verger, encourageait tout informateur à contacter le FBI au numéro dûment indiqué. Les mises en garde d'usage sur le fait que Lecter pouvait être armé et dangereux n'avaient pas été omises non plus. Mais un téléphone privé était aussi indiqué, et la série de chiffres apparaissant juste au-dessus du paragraphe évoquait l'énorme récompense promise.

 

 

Le prix du billet d'avion entre Florence et Paris est totalement déraisonnable. Pazzi dut puiser dans ses économies pour le payer.

Il ne pensait pas que la police française pourrait lui donner un protecteur d'appels sans chercher à savoir pourquoi il en avait besoin, et il ne connaissait aucun autre moyen de s'en procurer. Dans une cabine téléphonique American Express, place de l'Opéra, il composa le numéro indiqué sur l'affiche de Mason Verger. La ligne serait surveillée, sans doute. Il se débrouillait en anglais, mais il était certain que son accent allait aussitôt trahir ses origines italiennes.

La voix qui répondit, masculine, américaine, était d'un calme impressionnant

- De quoi s'agit-il, s'il vous plaît?

- Je pourrais avoir des informations concernant Hannibal Lecter.

- Oui ? Merci d'appeler. Vous savez où il se trouve actuellement ?

- Je crois, oui. La récompense tient toujours ?

- Certainement. Quelle preuve substantielle qu'il s'agit bien de lui avez-vous ? Vous devez comprendre que nous recevons énormément d'appels fantaisistes.

- Je peux vous dire qu'il a subi une opération de chirurgie esthétique au visage et qu'il s'est fait opérer la main gauche. Mais il peut encore jouer les Variations Goldberg au clavecin. Et il a des papiers brésiliens.

Un silence.

- Pourquoi n'avez-vous pas appelé la police ?J'ai l'obligation de vous y encourager, vous le savez ?

- Est-ce que la récompense est attribuable en toutes circonstances ?

- Elle sera versée pour des informations permettant son arrestation et sa condamnation.

- Mais est-ce qu'elle serait payable dans des circonstances... particulières ?

- Vous suggérez qu'il y aurait une prime pour la tête du docteur Lecter ? Pouvant être attribuée à une personne qui, disons, n'est normalement pas autorisée à accepter une récompense ?

- Oui.

- Nous poursuivons le même but, monsieur, donc je vous prie de ne pas raccrocher, le temps que je vous fasse une suggestion. Proposer une prime pour la mort de quelqu'un est contraire aux conventions internationales et aux lois des États-Unis. Ne raccrochez pas, s'il vous plaît. Puis je vous demander si vous appelez d'Europe ?

- Oui, et je ne dirai rien de plus à mon sujet, rien.

- Compris. Maintenant, écoutez-moi bien : je vous suggère de prendre contact avec un avocat afin de considérer avec lui la législation sur les primes, et je vous conseille de ne tenter aucune action hors de la légalité contre le docteur Lecter. Puis-je vous recommander un avocat? Il en existe un à Genève qui est un expert en la matière. Je peux vous donner un numéro d'appel gratuit, si vous voulez. Je vous encourage vivement à l'appeler et à lui parler en toute franchise.

Après avoir acheté une carte téléphonique, Pazzi passa sa deuxième communication d'une cabine du Bon Marché. Son interlocuteur avait un fort accent suisse, un ton sec et professionnel. L'échange dura moins de cinq minutes.

Mason était prêt à payer un million de dollars américains en échange de la tête et des deux mains du docteur Lecter. Il verserait la même somme pour toute information permet tant son arrestation. Et il débourserait le triple contre le docteur vivant, discrétion totale garantie, sans questions inutiles. L'arrangement prévoyait une avance de cent mille dollars, à débloquer dès que Pazzi aurait fourni une empreinte digitale du docteur Lecter, nettement identifiable sur un objet quelconque. Une fois cette vérification achevée, il pourrait aller constater la présence du reste de la somme en liquide dans un coffre numéroté en Suisse, à sa convenance.

Avant de quitter le Bon Marché pour repartir à l'aéroport, Pazzi acheta à sa femme un déshabillé en moiré pêche.


 

 

Que deviennent nos règles de conduite quand nous avons compris que les honneurs et la réputation ne sont qu'une écume éphémère, quand nous en sommes arrivés à penser avec Marc Aurèle que l'opinion des générations à venir ne vaudra pas plus que celle de nos contemporains ? Est-il possible de « bien » se conduire, alors ? En avons-nous le désir, même?

Rinaldo Pazzi, un Pazzi d'entre les Pazzi, l'inspecteur en chef de la Questura de Florence, était arrivé au point où il devait décider ce que valait son honneur, ou s'il est une sagesse plus durable qu'une aléatoire dignité.

De retour de Paris à l'heure du dîner, il se coucha tôt. Il aurait voulu demander conseil à sa femme, mais c'était impossible. Il puisa du réconfort en elle, cependant. Ensuite, il resta longtemps éveillé, bien après que la respiration de son épouse eut retrouvé un rythme apaisé près de lui. Il finit par renoncer à chercher le sommeil, se leva pour aller faire un tour et réfléchir.

La cupidité n'est pas un trait inconnu de l'Italie, et Rinaldo Pazzi en avait assimilé son compte dans l'atmosphère de son pays natal. Son avidité et son ambition naturelles avaient encore été aiguisées par son séjour en Amérique, une contrée où toutes les influences, y compris la mort de Jéhovah et le triomphe de Mammon, ont un impact plus immédiat.

Lorsqu'il sortit de l'ombre de la Loggia et s'arrêta sur la piazza della Signoria, là où Savonarole avait été brûlé, lorsqu'il leva les yeux vers la fenêtre du palazzo Vecchio tout illuminé à travers laquelle son ancêtre était allé à la mort, il croyait encore considérer son dilemme. Il se trompait : il avait déjà pris sa décision, petit à petit.

Nous aimons assigner un moment précis à nos résolutions ainsi, le processus nous paraît le résultat pertinent d'un raisonnement venu à maturation en temps voulu. Elles ne sont pourtant qu'un mélange d'émotions entrecroisées, plus souvent un amas confus qu'une somme réfléchie.

Pazzi avait déjà pris sa décision en s'embarquant dans l'avion pour Paris. Et encore une heure auparavant, quand son épouse n'avait été que conjugalement réceptive dans son déshabillé neuf. Et encore quelques minutes plus tard lorsque, étendu dans le noir et tendant la main pour lui caresser la joue avant de lui donner un tendre baiser, il avait senti une larme sous sa paume. A cet instant, sans le savoir, elle avait dévoré son cœur.

Quoi, les honneurs, à nouveau ? Une autre occasion de supporter la mauvaise haleine de l'évêque tandis que les silex sacrés mettraient à feu la fusée plantée dans l'arrière-train d'une colombe en tissu ? De nouvelles louanges venues de politiciens dont l'inspecteur ne connaissait que trop bien la vie privée ? Devenir aux yeux de tous « le policier qui a attrapé Hannibal Lecter » ? A quoi bon ? Dans sa profession, la reconnaissance ne durait jamais longtemps. Non, il valait mieux... le vendre.

L'idée le frappa de plein fouet, le laissant livide mais déterminé. Et, au moment où cet amoureux de la vision fit face à son destin, c'est deux parfums qu'il eut mêlés dans sa tête, celui de sa femme et l'effluve salé de la baie de Chesapeake.

« Vends-le. Vends-le. Vends-le. VENDS-LE ! VENDS-LE ! VENDS-LE ! »

Francesco de' Pazzi n'avait pas frappé avec plus de frénésie quand, en 1478, il avait lardé de coups de poignard Giuliano sur le sol de la cathédrale et s'était blessé lui-même à la cuisse dans cet accès de rage sanguinaire.


 

 

Le relevé d'empreintes digitales du docteur Hannibal Lecter est un objet de collection, voire même de culte. La carte originale est accrochée sous verre au mur du département d'identification du FBI. Conformément à la procédure prévue pour les personnes polydactyles, les empreintes du pouce et des quatre doigts adjacents se trouvent au recto et celle du sixième au verso.

Après son évasion, des copies du relevé ont circulé dans le monde entier. L'avis de recherche diffusé par Mason Verger en présentait un agrandissement assez net, avec les particularités assez bien signalées pour qu'un œil un tant soit peu entraîné puisse les reconnaître aussitôt.


Date: 2015-12-18; view: 987


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