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VERS LE NOUVEAU MONDE 7 page

Des sommiers démontés et entassés dans certaines cellules, des matelas dans d'autres. La fuite d'eau faisait une flaque au centre du couloir et Starling, toujours soigneuse de ses chaussures, la contourna. Elle se rappela le conseil que Barney lui avait donné des années plus tôt, quand tous les boxes étaient occupés : « Quand vous passez ici, restez toujours bien au milieu. »

Et les classeurs. Ils étaient là, oui, en veux-tu en voilà. Ils occupaient toute la seconde moitié du couloir, vert olive terne dans le faisceau de sa lampe.

Elle était maintenant à la hauteur de la cellule qu'avait habitée « Multiple » Miggs, celle devant laquelle elle avait le plus appréhendé de passer jadis. Miggs, qui lui chuchotait des obscénités dans l'oreille et l'avait souillée de sa semence. Miggs, que le docteur Lecter avait tué en lui ordonnant d'avaler sa langue ordurière. Et après la mort de Miggs c'était Sammie qui avait vécu là, Sammie dont Lecter encourageait la veine poétique avec constance. Encore maintenant, elle croyait l'entendre meugler son quatrain fétiche :

 

J’VEU ALÉ A JÉZU

J'VEU ALÉ AU CHRISS

J’PEU ALÉ VEC JÉZU

SI J’FAIS PAS BÊTISS.

 

Elle devait toujours avoir quelque part le bout de papier où il l'avait péniblement crayonné.

Sa cellule était désormais envahie de matelas et de ballots de linge.

Et puis, finalement, ce fut celle du docteur Lecter.

Au milieu, la solide table à laquelle il lisait était toujours boulonnée au sol. Les étagères où il rangeait ses livres avaient été arrachées, mais leurs supports saillaient encore des murs.

Starling aurait dû s'occuper des classeurs, mais elle était trop fascinée par ces lieux, le théâtre d'une rencontre sans précédent dans sa vie qui l'avait tour à tour étonnée, remuée, sidérée, au cours de laquelle elle avait entendu des vérités si terribles à son propos que son cœur en résonnait encore telle une cloche au timbre grave.

Elle voulait entrer. C'était la même pulsion que celle qui nous incite à nous jeter d'un balcon, celle qui sourd des rails luisants alors que nous percevons le bruit du train qui arrive.

Elle balaya les alentours de sa torche, la rangée de classeurs qui lui tournaient le dos, les cellules voisines.

La curiosité finit par la pousser à franchir le seuil. Elle était au milieu de la pièce où Hannibal Lecter avait vécu pendant huit ans. C'était elle qui occupait maintenant son espace, la place où elle l'avait vu se tenir debout. Elle s'était attendue à éprouver un frisson, mais elle restait calme. Elle posa son revolver et sa lampe sur la table du docteur, veillant à ce que la torche ne roule pas par terre, et s'appuya dessus de ses deux mains à plat. Sous ses paumes, elle ne sentit que des miettes de pain.



En fait, l'expérience était décevante. La cellule était aussi vide de son ancien pensionnaire que la peau abandonnée par un serpent après sa mue. Elle se dit qu'elle était entrée pour arriver à un constat : le danger et la mort n'ont pas besoin de sinistres accessoires pour fondre sur vous. Ils peuvent vous surprendre dans le souffle tendre de l'être aimé. Ou par un bel après-midi sur un marché aux poissons, avec La Macarena à plein volume.

Au travail, maintenant. Il y avait quatre classeurs d'environ soixante centimètres de large, qui lui arrivaient au menton. Chacun était muni de cinq compartiments protégés par une seule serrure à quatre points en haut. Il s'avéra qu'aucun d'eux n'était verrouillé, mais ils étaient tous remplis de dossiers, parfois épais, contenus tantôt par de vieux porte-documents marbrés dont le carton s'était amolli avec le temps, tantôt par des chemises en kraft plus récentes. L'état de santé des fantômes qui s'étaient succédés ici depuis l'ouverture de l'hôpital en 1932. Ils semblaient classés par ordre alphabétique et dissimulaient dans certains cas des piles de documents entassés au fond du compartiment. Retenant sa lourde torche sur l'épaule, elle les inspecta rapidement de sa main libre. Elle s'en voulait de ne pas avoir pris une lampe plus petite, qu'elle aurait pu tenir entre ses dents. En quelques instants, elle avait compris l'organisation générale de ces archives et elle se concentra sur un compartiment. Les J, très peu de K, puis les L et... Dans le mille. Lecter, Hannibal.

En retirant le long dossier en kraft du classeur, elle sentit à l'intérieur la texture dense et raide d'une radiographie. Elle le posa sur les autres et l'ouvrit. Ses yeux tombèrent sur l'histoire médicale de feu I. J. Miggs. Bon sang, il allait donc continuer à la harceler de sa tombe, ce type ? Elle abandonna la chemise sur le dessus du meuble et se hâta de piocher dans les M. Il y avait bien un dossier Miggs, mais il était vide. Erreur d'archivage ? Quelqu'un s'était-il trompé en replaçant les pièces concernant Miggs dans la jaquette au nom de Lecter ? Elle repassa tous les M, à la recherche d'un dossier laissé sans jaquette, puis revint aux J. Consciente de son impatience grandissante, elle était aussi de plus en plus gênée par l'odeur des lieux. Le gardien avait raison, c'était irrespirable. Elle avait parcouru la moitié des J lorsqu'elle constata brusquement que... la puanteur s'était encore accentuée.

Un bruit d'éclaboussure derrière elle. Elle avait déjà pivoté à cent quatre-vingts degrés, sa torche levée pour faire office de matraque si besoin était, son autre main volant sur la crosse du revolver sous sa veste. Dans le pinceau de lumière, il était grand, vêtu de haillons sales, l'un de ses pieds démesurément enflés engagé dans la flaque. Une main tendue, vide, l'autre munie d'un débris d'assiette. Des lambeaux de drap étaient entortillés à l'une de ses jambes et à ses deux pieds.

- 'Jour, fit-il, la langue engourdie par les aphtes.

A un mètre cinquante, Starling sentait son haleine. Sous sa veste, ses doigts abandonnèrent le revolver pour chercher sa bombe paralysante.

- Bonjour. Vous voulez bien vous mettre là-bas, devant les barreaux ?

Il ne bougea pas.

- Z'êtes Jézu ?

- Non, répondit Starling. Je ne suis pas Jésus.

Cette voix. Elle l'avait reconnue.

- Z'êtes Jézu ? répéta-t-il plus fort, le visage tout plissé.

« Cette voix. Allez, réfléchis ! »

- Bonjour, Sammie. Comment ça va? Justement, j'étais en train de penser à vous.

Qu'est-ce qu'elle savait de lui ? Convoqués à une telle vitesse, ses souvenirs se télescopaient un peu. « A posé la tête de sa mère sur le plateau de quête pendant que les fidèles chantaient "Donne ce que tu as de mieux au Seigneur". » C'était ce qu'il avait de plus joli à donner, expliquera-t-il ensuite. Une église baptiste sur l'autoroute, quelque part. « Il est en colère, avait dit le docteur Lecter, il est en colère parce que Jésus est tellement en retard... »

- Z'êtes Jézu ?

C'était presque une plainte, cette fois.

Il fouilla dans sa poche, en sortit un mégot de cigarette, une belle trouvaille, au moins cinq centimètres de long. Après l'avoir posé sur le débris d'assiette, il le présenta de son bras tendu, telle une offrande.

- Je suis désolée, Sammie, mais je ne suis pas Jésus, je suis...

Soudain il est pâle de rage, furieux qu'elle ne soit pas Jésus. Ses cris explosent dans le couloir moisi :

 

J'VEU ALÉ A JÉZU

J'VEU ALÉ AU CHRISS

 

Il lève encore plus haut le morceau de faïence, dont le bout effilé pointe comme une houe, et fait un pas vers Starling. Il a les deux pieds dans la flaque maintenant, le visage grimaçant, sa main libre se crispant dans le vide qui les sépare.

Dans le dos de Starling, l'arête du classeur est coupante.

Alors elle récite, d'une voix claire et forte, comme si elle l'appelait de loin :

- TU PEUX ALLER AVEC JÉSUS... SI TU NE FAIS PAS DE BÊTISES.

Il s'arrête, grommelle un acquiescement. Apaisé.

Starling fouilla dans son sac.

- Hé, Sammie, j'ai un Snickers. Vous aimez les Snickers ?

Pas de réponse.

Elle posa la sucrerie sur un dossier et le lui tendit, de la même manière qu'il lui avait présenté l'assiette.

Il mordit dedans avant même de retirer l'emballage, dont il recracha un lambeau tout en continuant à mâcher.

- Est-ce que quelqu'un d'autre est descendu ici, Sammie ?

Sans répondre, il posa le reste de la barre de chocolat sur son éclat de faïence et disparut derrière une pile de matelas, dans son ancienne cellule.

- C'est quoi, cette merde ?

Une voix de femme.

- Ah, merci, Sammie.

- Qui êtes-vous ? héla Starling.

- Pas tes affaires.

- Vous vivez là avec Sammie ?

- Bien sûr que non ! C'est juste un rendez-vous galant. Hé, tu pourrais pas nous lâcher ?

- Si. Mais répondez-moi : vous êtes là depuis quand ?

- Quinze jours.

- Est-ce que quelqu'un d'autre est venu ?

- Des clodos que Sammie a jetés dehors.

- Sammie vous protège, alors ?

- Ah, mais ça veut tout savoir! Je suis une marcheuse, moi, je trouve de quoi croûter et lui il a un coin peinard pour bouffer ce que je ramène. Plein de gens ont des arrangements dans ce genre.

- Est-ce que l'un de vous est dans un programme social ? Vous voudriez ? Je peux vous aider, pour ça.

- Il a déjà tout fait. La société... On participe, on fait toutes leurs conneries et finalement on revient à ce qu'on connaît, hein ? Mais toi, qu'est-ce que tu cherches ici ? Qu'est-ce que tu veux?

- Des dossiers.

- S'ils sont pas là, c'est que quelqu'un les a chourés. Faut pas être une grosse tête pour conclure ça, si ?

- Sammie ? appela Starling. Sammie ?

Il ne répondit pas.

- Il dort, Sammie, déclara son amie.

- Si je laisse un peu d'argent par ici, vous lui achèterez de quoi manger?

- Non. De quoi boire. La bouffe, ça se trouve. La picole, obligé de l'acheter. Hé, en partant, fais gaffe de pas te prendre la poignée de porte dans le cul !

- Ce sera sur le bureau, là.

Elle avait envie de s'enfuir en courant. Elle se rappelait la fin de ses entrevues avec le docteur Lecter, l'effort qu'elle faisait sur elle-même tandis qu'elle regagnait ce qui était alors un îlot de paix, le poste de surveillance de Barney.

Revenue sous les lampes de la cage d'escalier, elle sortit un billet de vingt dollars de son portefeuille, le déposa sur le bureau de Barney, couvert d'inscriptions et d'entailles, et le bloqua sous une bouteille vide. Puis elle déplia un sac en plastique de supermarché et y glissa les deux jaquettes et le dossier médical de Miggs.

- Au revoir! Bye, Sammie ! cria-telle à l'homme qui s'était hasardé dans le monde avant de revenir à l'enfer qu'il connaissait.

Elle aurait voulu lui assurer qu'elle espérait que Jésus viendrait bientôt, mais cela lui parut idiot à dire.

Elle remonta vers la lumière, poursuivre son errance dans le monde.


 

 

S'il existe des stations sur la route de la Géhenne, elles ressemblent sans doute à l'accès aux urgences de l'hôpital général Maryland-Misericordia. Par-dessus la plainte des sirènes d'ambulances et des mourants, le fracas des civières à roulettes ensanglantées, les pleurs et les hurlements, les colonnes de vapeur sorties des égouts se teintent d'écarlate en passant devant le grand néon clignotant de l'entrée, montent dans l'obscurité comme autant de colonnes de feu bibliques et se dispersent en nuages dans le jour qui vient.

Barney jaillit de la fumée en secouant ses larges épaules, sa tête ronde coiffée en brosse tendue en avant, lancé à grandes enjambées sur le trottoir défoncé vers l'est et le petit matin.

Il avait quitté son travail avec vingt-cinq minutes de retard. Comme la police leur avait amené un souteneur drogué qui aimait se battre avec les femmes et qui avait été blessé par balle, l'infirmière en chef lui avait demandé de rester. A chaque fois qu'un patient susceptible de violence se présentait, on faisait appel à l'expérience de Barney.

Dissimulée par la capuche de sa parka, Clarice Starling le laissa franchir quelques dizaines de mètres avant de passer à l'épaule la sangle de son sac à dos et de lui emboîter le pas. Elle fut soulagée de constater qu'il n'interrompait sa marche ni au parking réservé, ni à l'arrêt d'autobus. Le suivre à pied serait plus facile, d'autant qu'elle n'était pas sûre de son vrai domicile et qu'elle avait besoin d'accumuler le maximum d'informations à son insu.

C'était un quartier tranquille, plutôt populaire et sans clivage racial. Le genre d'endroit où l'on met une canne d'arrêt à sa voiture mais où il n'est pas obligatoire de retirer la batterie tous les soirs, et où les enfants peuvent encore jouer dans la rue.

Au troisième carrefour, Barney attendit qu'une camionnette libère le passage clouté pour s'engager vers le nord dans une rue bordée de maisons étroites, certaines dotées d'un perron en marbre et d'un jardinet bien léché. Quelques magasins hors d'activité conservaient leurs vitrines intactes, blanchies à la chaux, les autres commençaient à ouvrir et on voyait déjà des passants. Comme les poids lourds garés là pour la nuit gênaient la vue de Starling, elle pressa le pas pour ne pas se faire distancer avant de constater qu'il s'était arrêté. Ils étaient maintenant exactement à la même hauteur, de part et d'autre de la rue. Il l'avait peut-être remarquée lui aussi, elle ne pouvait en être sûre.

Il se tenait les mains dans les poches de sa veste, la tête inclinée, les sourcils froncés, les yeux fixés sur un point au milieu de la chaussée. Une colombe morte, dont l'aile s'agitait dans le déplacement d'air chaque fois qu'une voiture passait à côté. Le second membre du couple tournait en rond autour de la dépouille, sa petite tête tressautant à la cadence de ses pattes rosées. Cercle après cercle, il roucoulait le tendre appel des colombes. Plusieurs autos et un fourgon les frôlèrent, mais le survivant n'évitait le danger qu'à la dernière seconde, par un simple saut plus que par un envol.

Était-ce les oiseaux ou elle que Barney observait ? Starling n'aurait su le dire. Elle était obligée de continuer sa marche si elle ne voulait pas se faire remarquer. Lorsqu'elle glissa un regard par-dessus son épaule, il était accroupi sur la chaussée, les bras levés face à la circulation.

Ayant franchi le coin de la rue, elle retira sa parka, sortit un sweater, une casquette de baseball et un sac de sport. Elle se changea rapidement, fourra son ancienne tenue dans le sac et emprisonna ses cheveux sous la casquette. Puis elle emboîta le pas à un groupe de femmes de ménage de retour du travail pour revenir là où elle avait laissé Barney.

Il avait pris la colombe morte dans sa paume. L'autre s'envola dans un battement d'ailes pour se poser sur les fils électriques au-dessus de lui et le regarder. Barney déposa le petit corps sur un lit de pelouse, lissa son plumage, leva son visage massif vers la colombe sur son perchoir et lui adressa quelques mots. Dès qu'il reprit sa marche, l'oiseau redescendit et se remit à exécuter des cercles autour du cadavre. Barney ne se retourna pas.

Une centaine de mètres plus loin, il gravit les marches d'un immeuble et sortit un trousseau de clés. Starling piqua un sprint pour le rejoindre avant qu'il n'ait ouvert la porte.

- Salut, Barney.

Il s'interrompit posément et la dévisagea du haut du perron. Elle avait oublié que ses yeux étaient plus écartés l'un de l'autre que la normale. L'intelligence s'y lisait, et une brève impulsion électronique. Il réfléchissait.

Elle retira sa casquette, libérant ses cheveux.

- Clarice Starling. Vous vous souvenez de moi ? Je suis...

- La flicaille, fit Barney, les traits impassibles.

Elle esquissa une sorte de révérence.

- Eh bien, oui, disons que je suis la flicaille. Il faut que je vous parle, Barney. C'est juste entre nous. J'ai besoin de vous demander des trucs.

Il redescendit les marches. Même là, elle était obligée de lever la tête pour le regarder. Mais elle ne se sentait pas menacée par sa taille comme un homme aurait pu l'être.

- Pour la bonne forme, agent Starling, vous reconnaissez que vous ne m'avez pas lu mes droits ?

Il avait une voix haut perchée, sans apprêt, qui faisait penser à celle du Tarzan incarné par Johnny Weissmuller.

- Absolument. Je ne vous ai pas fait le coup de Miranda, c'est exact.

- Et si vous le faisiez à votre sac ?

Starling l'ouvrit et se pencha pour parler dedans, comme s'il contenait un lutin.

- Je n'ai pas lu ses droits à Barney conformément à la décision de la Cour suprême dite « Miranda ».

- Ils ont un café assez correct, là-bas, annonça-t-il en désignant le bout de la rue. Puis, tandis qu'ils marchaient ensemble : Dites, combien vous avez de chapeaux, dans votre sac ?

- Trois.

Lorsqu'un minibus portant la plaque des handicapés passa devant eux, Starling sentit les regards de ses occupants sur elle. Mais ceux qui souffrent sont souvent en proie au désir et ils en ont entièrement le droit. Au carrefour suivant, les jeunes passagers d'une voiture la dévorèrent aussi des yeux, sans pour autant tenter quoi que ce soit à cause de Barney. Elle était prête à répliquer instantanément à ce qui pourrait surgir des vitres ouvertes, s'attendant à quelque vengeance des Crip d'un moment à l'autre, mais il fallait bien supporter ces œillades silencieuses.

Lorsqu'ils pénétrèrent dans le café, le minibus s'engagea dans une entrée de garage, fit demi-tour et remonta la rue.

Ils durent attendre qu'une banquette se libère dans la cohue du petit déjeuner. Le serveur criait ses commandes en hindi au cuistot qui, derrière son comptoir, manipulait les steaks et le jambon avec de longues pinces et un air coupable.

- Prenons des forces, proposa Starling, quand ils furent installés. C'est l'Oncle Sam qui invite. Alors, comment va, Barney ?

- Le travail, ça va.

- Et c'est ?

- Aide-soignant des hôpitaux.

- Ah ? Je vous croyais infirmier licencié, maintenant, ou même interne.

Barney répondit par un haussement d'épaules tout en saisissant le pot de crème. Puis il la regarda dans les yeux.

- Ils vous font des histoires, à cause d'Evelda ?

- On va bien voir. Vous l'avez connue ?

- Je l'ai vue une fois, quand ils nous ont amené son mari, Dijon. Mort. Il leur avait pissé dessus tout son sang avant qu'ils aient pu le caser dans l'ambulance. Et toute la came qu'il avait dans les veines. Elle ne voulait pas qu'on l'emporte, elle a essayé de se battre avec les infirmières. J'ai dû... enfin, vous comprenez. Une belle femme, et musclée aussi. Ils ne l'ont pas transportée chez nous après ce qui...

- Non. Son décès a été constaté sur place.

- Je m'en doutais.

- Dites-moi, Barney. Quand vous avez remis le docteur Lecter aux gars du Tennessee, est-ce que...

- Ils n'ont pas été courtois avec lui.

- Est-ce que...

- Et ils sont tous morts, maintenant.

- Oui. Ils ont tenu trois jours vivants avec lui. Alors que vous, vous avez duré huit ans.

- Non, six. Il était là avant que j'arrive.

- Comment vous avez fait, Barney ? Si vous me permettez de vous poser la question, comment vous vous êtes débrouillé pour ne pas avoir d'ennuis avec lui ? Ce n'était pas simplement une affaire de courtoisie, quand même ?

Il observa un moment son reflet dans la cuillère, convexe puis concave.

- Le docteur Lecter avait d'excellentes manières. Pas guindé, non, chez lui c'était aisé, élégant. Je suivais des cours par correspondance et il échangeait des idées avec moi. Ça ne veut pas dire qu'il ne m'aurait pas bousillé s'il en avait eu l'occasion une seule seconde. Personne n'est d'une pièce, on peut avoir deux aspects, un bon et un abominable, qui existent ensemble... Enfin, Socrate a dit ça bien mieux que moi. Dans une situation pareille, on ne doit jamais l'oublier, jamais. Et si on garde toujours ça en tête, on s'en sort. Oui, le docteur Lecter peut regretter de m'avoir fait connaître Socrate.

Pour cet autodidacte épargné par les préventions d'une scolarité normale, la rencontre du philosophe grec paraissait une expérience authentique, personnelle.

- Il y avait les règles de sécurité et il y avait la conversation, reprit-il. Deux terrains totalement différents. La sécurité n'avait rien de personnel, même quand je devais le priver de son courrier ou lui passer la camisole.

- Vous parliez beaucoup avec lui ?

- Des fois il passait des mois sans prononcer un mot et des fois on parlait tard dans la nuit, quand les cris s'étaient arrêtés. Moi, je recevais ces cours par la poste, je connaissais que dalle, et lui il m'a ouvert un univers, littéralement: Suétone, Gibbon, et ainsi de suite...

Il prit sa tasse de café. Une égratignure récente sur le dos de sa main dessinait une ligne orange de Bétadine.

- Quand il s'est échappé, vous avez pensé qu'il pourrait chercher à se venger de vous ?

- Non. Une fois, il m'a dit que tant que c'était « faisable », pour reprendre son expression, il préférait manger les brutes. « Les brutes élevées en plein air », il les appelait.

Il éclata de rire, ce qui était rare chez lui. Il avait des petites dents de nourrisson et son hilarité avait une nuance hystérique, à l'instar d'un bébé qui jubile en gazouillant son baragouin au visage d'un oncle gaga d'admiration.

Starling se demanda un instant s'il était resté trop longtemps enfermé sous terre avec des siphonnés.

- Mais vous ? demanda-t-il. Ça vous est arrivé de... flipper, après son évasion ? De penser qu'il était après vous ?

- Non.

- Pourquoi?

- Il a dit qu'il ne le ferait pas.

La réponse parut causer une étrange satisfaction à l'un et à l'autre.

Leurs œufs arrivèrent. Comme ils étaient tous deux affamés, ils ne se consacrèrent qu'à leur assiette pendant quelques minutes, puis :

- Barney ? Quand le docteur Lecter a été transféré à Memphis, je vous ai demandé de sortir ses dessins de sa cellule et vous me les avez apportés. Mais le reste de ses affaires ? Ses livres, ses papiers, que sont-ils devenus ? Même son dossier médical a disparu de l'hôpital.

- Il y a eu tout un chambardement...

Il marqua une pause tout en jouant avec la salière.

- Il y a eu beaucoup de remue-ménage à l'hôpital. J'ai été licencié, plein de gens aussi, les archives ont été dispersées. D'après ce que je sais, il...

- Pardon ? s'écria Starling. Excusez-moi, mais dans tout ce bruit je n'ai pas saisi ce que vous disiez. Ah, hier soir j'ai découvert que son exemplaire annoté et paraphé du Dictionnaire de cuisine d'Alexandre Dumas a été vendu à des enchères privées à New York il y a deux ans. Un collectionneur l'a emporté pour seize mille dollars. Le certificat de propriété présenté par le vendeur était signé Cary Phlox. Vous le connaissez, ce Cary Phlox, Barney ? J'espère que oui, parce que c'est lui qui a écrit à la main votre lettre de candidature à l'hôpital où vous travaillez maintenant. Sauf qu'il a signé Barney. Et sur votre déclaration d'impôts, c'est aussi son écriture... Désolée de ne pas avoir entendu ce que vous me racontiez à l'instant. Vous voulez répéter? Combien vous avez touché pour le livre, Barney ?

- Environ dix mille, répondit-il sans détourner son regard.

Starling hocha la tête.

- Dix mille cinq, d'après le reçu. Et combien pour l'interview au Tattler après l'évasion du docteur Lecter ?

- Quinze mille.

- Cool... Tant mieux pour vous. Surtout pour tout ce baratin que vous leur avez servi.

- Je savais que le docteur Lecter n'y verrait pas d'inconvénient. Si je ne les avais pas menés en bateau, il aurait été déçu.

- Quand il a attaqué l'infirmière, vous n'étiez pas encore employé à l'hôpital de Baltimore ?

- Non.

- Il a eu l'épaule démise, ce jour-là.

- C'est ce que j'ai cru comprendre.

- On lui a fait une radio ?

- C'est très probable, oui.

- Il me la faut.

- Mmm...

- J'ai aussi découvert que les manuscrits autographes du docteur Lecter étaient classés en deux catégories. Ceux écrits à l'encre, c'est-à-dire avant son incarcération, et ceux au crayon ou au feutre, qui datent de l'asile. La deuxième catégorie est plus cotée, mais je pense que je ne vous apprends rien, là ? Je suis sûre que c'est vous qui avez tous ces papiers et que vous avez l'intention de les négocier au fur et à mesure sur le marché.

Il haussa les épaules sans répondre.

- J'ai l'impression que vous attendez qu'il revienne à la une avant de les mettre en vente... Qu'est-ce que vous voulez exactement, Barney ?

- Je veux voir tous les Vermeer du monde entier avant de mourir.

- J'ai besoin de vous demander qui vous a initié à Vermeer ?


Date: 2015-12-18; view: 850


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