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VERS LE NOUVEAU MONDE 8 page

- On parlait d'un tas de choses, la nuit.

- Et de ce qu'il aimerait faire s'il était libre, vous en parliez ?

- Non. Le docteur Lecter n'est pas amateur d'hypothèses. Il ne croit ni aux syllogismes, ni aux synthèses, ni à rien de définitif.

- A quoi il croit, alors ?

- Au chaos. Et on n'a même pas besoin d'y croire, d'ailleurs. C'est une évidence en soi.

Elle ne voulait pas l'accabler, pour le moment.

- Vous dites ça comme si vous y croyiez et pourtant votre job là-bas, c'était de maintenir l'ordre, non ? Vous étiez surveillant en chef. C'est notre boulot à tous les deux, de garantir l'ordre. Et le docteur Lecter ne vous a jamais échappé.

- Je vous ai expliqué pourquoi.

- Oui. Parce que vous n'avez jamais baissé la garde. Même si, dans un certain sens, vous avez fraternisé, vous et...

- Je n'ai pas fraternisé ! Il n'est le frère de personne. Nous avons évoqué des sujets qui nous intéressaient tous les deux. Ou au moins qui m'intéressaient moi, quand j'ai appris à les connaître.

- Est-ce qu'il est arrivé au docteur Lecter de se moquer de votre manque de connaissances ?

- Non. Et avec vous ?

- Non, répondit-elle pour ne pas le peiner.

Elle venait de se rendre compte que les sarcasmes du monstre étaient une forme de compliment, en réalité.

- Il aurait très bien pu le faire, s'il avait voulu, compléta-t-elle. Vous savez où sont toutes ses affaires, Barney ?

- Il y a une récompense si on les retrouve ?

Elle replia sa serviette en papier et la glissa sous le bord de son assiette.

- La récompense, c'est que je ne vous fasse pas inculper d'obstruction à la justice. J'ai déjà fermé les yeux une fois, quand vous aviez mis mon bureau à l'hôpital sur écoutes.

- Ils étaient à feu le docteur Chilton, ces micros.

- « Feu » ? Comment vous êtes si sûr de ça, Barney ?

- Bon, en tout cas, il est hors circuit depuis sept ans et je ne m'attends pas à le revoir de sitôt. Mais à mon tour de demander : qu'est-ce qui vous contenterait, agent Starling ?

- Je veux voir cette radio. Il me la faut. Et si ses livres existent toujours, je veux les voir aussi.

- Admettons que nous mettions la main dessus. Qu'est-ce qu'ils deviendront, après ?

- Je ne peux rien garantir, franchement. Il est possible que le procureur fédéral saisisse tout le matériel en tant que pièces à conviction dans l'enquête sur son évasion, et que ça pourrisse ensuite dans ses archives. Mais dans le cas où j'examinerais ses affaires et où je n'y trouverais rien d'utile, je peux faire une déclaration en ce sens et vous, vous pouvez affirmer que le docteur Lecter vous avait donné ses livres. Puisqu'il a disparu depuis sept ans et qu'il n'a aucun parent connu, vous serez en mesure de revendiquer vos droits in absentia. Je recommanderai que tout document non susceptible de troubler l'ordre public vous soit remis. Évidemment, vous devez savoir que mes recommandations n'ont qu'un poids très limité auprès des gros bonnets. Vous ne récupérerez probablement ni la radio ni le dossier médical, puisqu'il n'était pas autorisé à vous les donner.



- Et si je vous dis que je n'ai rien ?

- Alors, ce sera pratiquement impossible de les monnayer parce que nous ferons savoir que le recel ou l'achat de ses affaires feront l'objet de saisies et de poursuites judiciaires. Et j'obtiendrai un mandat de perquisition sur votre domicile.

- Maintenant que vous savez où il est, mon domicile... Mais si c'était des domiciles ?

- Je n'en sais rien. Ce que je sais, c'est que si vous remettez ce matériel, vous n'aurez aucun ennui pour l'avoir pris, étant donné ce qui lui serait arrivé au cas où vous l'auriez laissé sur place. Quant à promettre qu'il vous sera rendu, ça, je ne le peux pas à cent pour cent.

Elle fouilla dans son sac, désireuse d'observer une pause avant de passer à la suite.

- Vous savez, Barney, j'ai comme l'impression que vous n'avez pas cherché à obtenir votre diplôme de médecine parce que vous saviez que le serment vous serait refusé. Peut-être que vous avez des antécédents, quelque part. Je vous dis ça et remarquez bien que je n'ai même pas vérifié votre casier.

- Non, vous vous êtes contentée de regarder ma déclaration d'impôts et ma lettre de candidature. C'est trop gentil...

- Si votre casier n'est pas vierge, le procureur fédéral pourrait peut-être arranger ça. Faire en sorte qu'on passe l'éponge.

Barney sauça son assiette avec un bout de toast.

- Bon, vous avez fini ? Allons marcher un peu.

Ils étaient dehors quand Starling annonça :

- J'ai vu Sammie, vous vous rappelez, celui qui avait repris la cellule de Miggs ? Il vit toujours là-bas.

- Je croyais que le bâtiment était condamné...

- Il l'est.

- Il est dans un programme de réhabilitation, Sammie ?

- Non. Il se terre dans le noir, c'est tout.

- M'est avis que vous devriez le signaler à qui de droit. Il est diabétique jusqu'aux yeux, il va crever, là-dedans. Vous savez pourquoi le docteur Lecter a fait avaler sa langue à Miggs ?

- Je crois savoir.

- Il l'a tué parce qu'il vous avait manqué de respect. Net et clair. Mais ne vous faites pas de souci. Il aurait été capable d'agir pareil si ce n'était pas arrivé.

Ils passèrent devant l'immeuble de Barney et parvinrent à la pelouse où la colombe continuait à protéger la dépouille de son ami. Barney la chassa d'un geste de la main.

- Allez, tu l'as assez pleuré. Un chat va finir par t'attraper, si tu restes là.

L'oiseau s'envola en sifflant. Ils n'arrivèrent pas à voir où il alla se poser.

Barney ramassa la colombe morte. Le petit corps soyeux glissa aisément dans sa poche.

- Vous savez, le docteur Lecter a dit quelques mots à votre sujet, un jour. C'était peut-être la dernière fois où je lui ai parlé. Une des dernières, en tout cas. C'est cet oiseau qui me l'a rappelé. Vous voulez savoir quoi?

- Bien sûr.

Son petit déjeuner lui pesait un peu sur l'estomac, soudain. Elle était décidée à ne pas flancher.

- On parlait de comportement directement acquis et il a pris l'exemple de la génétique des pigeons culbutants, ceux qui se laissent retomber au sol en effectuant cinq ou six culbutes. Il y a des culbutants de haut vol et d'autres qui restent à basse altitude. On ne peut pas accoupler deux culbutants de haut vol, autrement leur progéniture serait prise de vertige et finirait par s'écraser à terre. Le docteur Lecter a eu cette remarque : « C'est un culbutant de haut vol, l'agent Starling. Il faut espérer qu'un de ses parents ne l'était pas. »

Starling dut encaisser le coup.

- Qu'est-ce que vous allez faire de l'oiseau ? finit-elle par demander.

- Le plumer et le manger. Venez à la maison avec moi. Je vais vous donner la radio et les livres.

De retour vers l'hôpital et sa voiture, chargée du volumineux paquet, Starling entendit la colombe en deuil lancer un unique appel dans la ramure des arbres.


 

 

Grâce à l'attention que lui portait un dément et aux obsessions d'un autre, Starling avait obtenu ce qu'elle avait toujours désiré: un bureau dans le couloir de la division Science du comportement, en ce sous-sol objet de tant de rumeurs. C'était une satisfaction qui avait un goût amer.

A sa sortie de l'École du FBI, elle n'avait jamais imaginé rejoindre aussitôt cette section d'élite mais elle avait fermement cru pouvoir y gagner une place à la force du poignet, après plusieurs années passées sur le terrain. Bonne professionnelle, Starling ignorait tout des intrigues de bureau et il lui avait fallu très longtemps pour comprendre que la Science du comportement lui serait à jamais fermée, et cela en dépit des souhaits du chef de cette division, Jack Crawford.

Le principal obstacle à une telle ascension lui était resté invisible jusqu'au moment où, tel un astronome qui arrive soudain à localiser un trou noir, elle avait repéré l'inspecteur général adjoint Paul Krendler à l'influence occulte que ce dernier exerçait sur tous les services alentour. Krendler ne lui avait jamais pardonné de l'avoir devancé dans la poursuite du serial killer Jame Gumb, et le prestige médiatique que sa capture avait apporté à la jeune femme lui était resté en travers de la gorge.

Par une pluvieuse nuit d'hiver, il l'avait appelée chez elle. Elle avait décroché le téléphone en peignoir de bain et pantoufles Bugs Bunny, les cheveux pris dans une serviette en turban. Elle ne pouvait oublier la date, puisque c'était la première semaine de l'opération « Tempête du désert ». Agent technique à l'époque, elle venait de rentrer de New York où elle avait eu pour mission de remplacer le poste de radio dans la limousine de la mission irakienne auprès de l'ONU. Le nouvel appareil avait exactement le même aspect que l'ancien, sinon qu'il retransmettait toutes les conversations menées dans la voiture à un satellite militaire américain. L'intervention dans un garage privé avait été des plus délicates et elle était encore sous le coup de la tension nerveuse.

Pendant une seconde de naïveté, elle avait cru que Krendler téléphonait pour la féliciter de son travail. Elle se rappelait encore les rafales contre les vitres et sa voix dans le combiné, un peu pâteuse, un brouhaha de bar en bruit de fond.

Il lui avait proposé de sortir avec lui. Il pouvait passer la prendre dans une demi-heure, avait-il assuré. C'était un homme marié.

- Je ne pense vraiment pas, Mr Krendler.

Et elle avait enfoncé la touche d'enregistrement sur son répondeur, ce qui avait produit un bip très reconnaissable. A l'autre bout, il avait aussitôt raccroché.

Plusieurs années après, installée dans ce bureau qu'elle avait tant attendu, Starling calligraphia son nom sur un bout de papier qu'elle scotcha à la porte. Mais cela n'avait rien de drôle, alors elle l'arracha et l'expédia à la poubelle.

Il n'y avait qu'une seule lettre dans sa corbeille de courrier. C'était un questionnaire du Livre Guinness des records qui se proposait de la nommer la femme des services de sécurité américains ayant le plus grand nombre de criminels neutralisés à son tableau de chasse. Le terme de « criminels » était utilisé à bon escient, précisait le responsable de la publication, puisque tous étaient à leur mort l'objet de multiples inculpations et que trois d'entre eux étaient sous le coup de mandats d'arrestation. Le formulaire alla rejoindre son nom dans la poubelle.

Elle entamait sa deuxième heure de recherches laborieuses sur son terminal d'ordinateur, non sans souffler de temps à autre sur une mèche de ses cheveux blonds pour l'écarter de son visage, lorsque quelqu'un frappa à la porte et passa la tête à l'intérieur. C'était Crawford.

- J'ai eu un coup de fil de Brian au labo, Starling. La radio fournie par Mason et celle que vous avez obtenue de Barney correspondent point par point. C'est bien le bras de Lecter. Ils vont les digitaliser pour les comparer encore mais d'après Brian ça ne fait aucun doute. On va verser le tout dans le dossier protégé qui est réservé à Lecter sur le VICAP (le Violent Criminal Apprehension Program, Programme de recherche des criminels dangereux).

- Et Mason Verger?

- On va lui dire la vérité. Vous et moi, Starling, nous savons pertinemment qu'il ne partagera rien avec nous, à moins de tomber sur quelque chose qui dépasse ses moyens. Mais à ce stade, si nous essayons de lui rafler sa piste brésilienne sous le nez, on va se retrouver sans rien.

- Vous m'avez dit de laisser tomber, c'est ce que j'ai fait.

- Oui ? Mais vous aviez l'air bien occupée, tout de suite...

- Verger a reçu la radiographie par DHL. Avec le code-barre et le carnet de service du porteur, ils ont retrouvé assez facilement le lieu de la prise en charge de l'enveloppe. Hôtel Ibarra, à Rio. - Elle leva une main pour couper court à toute protestation. - Tout ça uniquement de source new-yorkaise, notez bien. Pas la moindre enquête au Brésil même. Par ailleurs, pour traiter ses petites affaires au téléphone, et il y en a un paquet, Mason passe par le standard du bureau des paris sportifs de Las Vegas. Vous pouvez imaginez le nombre d'appels qui transitent par là.

- Est-ce que j'ai vraiment envie de savoir comment vous avez appris ça ?

- Un plan réglo à cent pour cent... Enfin, pratiquement. Je n'ai rien planté chez lui, si c'est ce que vous vous demandez. Simplement, je me suis procuré les codes d'accès à ses factures téléphoniques. N'importe quel agent du service technique peut faire pareil. Bon, admettons qu'il fasse obstruction à l'enquête. Avec l'influence qu'il a, combien de temps il nous faudrait pour obtenir un mandat nous autorisant à le mettre sur écoutes ? Et à quoi ça nous servirait, même au cas où il serait inculpé ? Seulement, voilà, il passe par les paris sportifs...

- Je vois. La Commission des jeux du Nevada serait en droit de surveiller leur standard, ou de tracasser ce bureau jusqu'à obtenir ce dont nous avons besoin. Les destinataires de ses appels, en l'occurrence.

- Voilà. J'ai laissé tomber Mason, exactement comme vous me l'avez demandé.

- C'est clair, en effet. Bon, vous pouvez lui dire que nous avons demandé de l'aide à Interpol et à notre ambassade. Expliquez-lui que nous avons besoin d'envoyer des types à nous là-bas pour préparer le terrain à son extradition. Il a probablement commis des crimes en Amérique du Sud, donc nous avons intérêt à l'extrader avant que la police de Rio ne se mette à piocher dans ses dossiers étiquetés « cannibalisme ». Tout ça, s'il est vraiment là-bas, évidemment... Dites-moi, Starling : ça ne vous rend pas malade de traiter avec Verger ?

- Ça demande une certaine préparation, j'admets. Mais vous m'avez initiée quand on a sorti de l'eau ce macchab' en Virginie... Comment je parle, moi ? Je voulais dire cette jeune femme, Fredericka Bimmel. Oui, il me rend malade, Mason. Et la vérité, Jack, c'est que plein de choses me produisent le même effet, ces derniers temps...

La surprise lui coupa la voix. Jamais encore elle n'avait appelé le chef de division Crawford par son prénom, jamais elle n'en avait eu l'intention. Ce « Jack » était un choc pour elle. Elle étudia les réactions éventuelles sur un visage réputé impénétrable.

Il hocha la tête avec un petit sourire triste.

- Moi aussi, Starling. Euh, vous voudriez un ou deux comprimés de Sorbitol avant de l'appeler?

Mason Verger ne prit pas la peine de lui répondre personnellement. Un secrétaire la remercia du message et l'assura qu'il la recontacterait. Mais il ne le fit pas : venue d'un échelon bien plus élevé que celui de Clarice Starling, l'information sur les radiographies concordantes était déjà pour lui de l'histoire ancienne.


 

 

Si Mason Verger savait que sa radiographie était celle du bras du docteur Lecter bien avant que Starling n'ait été elle-même au courant, c'était parce que ses entrées au département de la justice étaient nettement meilleures que les siennes.

Il l'avait appris par un e-mail signé « Rétribution287 », l'un des deux noms de code informatique de l'assistant du député Parton Vellmore à la Commission des affaires juridiques. Le bureau de Vellmore avait été auparavant alerté par un message électronique de « Cassius199 », le second pseudonyme de Paul Krendler en personne.

L'information l'avait plongé dans une grande excitation. Il ne croyait pas que Lecter se trouvait au Brésil, non, mais ce document prouvait que le docteur avait désormais le nombre normal de doigts à la main gauche, et cette confirmation arrivait en même temps qu'une nouvelle piste signalant sa présence en Europe. Mason était presque sûr que le tuyau provenait des services de police italiens. C'était la première fois depuis des années qu'il humait la trace de Lecter avec une telle intensité.

Et il n'avait aucune intention de partager avec le FBI. Grâce à près d'une décennie d'entêtement, d'accès aux dossiers les plus confidentiels, de zèle propagandiste à travers la planète et de fortunes dépensées en ce sens, c'était lui qui occupait la première place dans la chasse au docteur Lecter. Il ne voulait bien communiquer ses informations au Bureau fédéral que s'il pouvait en retirer quelque profit. Ainsi, dans le seul but de faire illusion, il ordonna à son secrétaire de poursuivre Starling d'appels téléphoniques en réclamant de nouvelles précisions. Bientôt, ce fut au moins trois fois par jour qu'il la relança.

Parallèlement, Mason avait fait aussitôt virer cinq mille dollars à sa source brésilienne afin qu'elle continue à remonter la filière de la radiographie. Les fonds qu'il expédia en Suisse pour la suite des événements étaient bien plus importants. Et il était prêt à en débloquer encore dès qu'il disposerait d'informations concrètes.

Il croyait que son informateur européen avait trouvé le docteur Lecter, certes, mais il avait été tant de fois déçu qu'il avait appris à se méfier. La preuve allait venir, tôt ou tard, et il surmontait les affres de l'attente en concentrant son esprit sur ce qui arriverait au docteur une fois qu'il serait entre ses mains. Sur ce plan aussi les préparatifs avaient été longs et complexes, car Mason Verger était un expert en souffrance...

Pour nous, humains, les choix de Dieu lorsqu'Il inflige la douleur sont aussi insatisfaisants qu'incompréhensibles. A moins que l'innocence soit à Ses yeux une offense. Il est clair qu'Il a besoin d'une certaine aide pour canaliser la fureur aveugle avec laquelle Il châtie la terre.

Mason était paralysé depuis douze ans quand il en était venu à percevoir son rôle en la matière. Il n'était alors plus qu'une forme évanescente sous ses draps et il savait qu'il ne se relèverait plus jamais de son lit d'agonie. Ses nouveaux quartiers à Muskrat Farm étaient achevés, il avait des moyens financiers conséquents mais non illimités, puisque l'aïeul des Verger, Molson, régnait encore sur l'empire familial.

C'était le Noël de l'année où le docteur Lecter s'était échappé. En proie aux émotions particulières que provoque généralement l'approche de la Nativité, il se reprochait amèrement de ne pas avoir organisé l'assassinat de Lecter dans sa cellule. Il savait que son ennemi était libre, qu'il sillonnait le monde à sa guise et qu'il se payait très probablement du bon temps.

Lui-même était prisonnier de son poumon artificiel sous une couverture de laine souple, une infirmière à son chevet qui se dandinait inconfortablement sur ses pieds en rêvant de pouvoir enfin s'asseoir. Une escouade d'enfants pauvres étaient arrivés en bus pour chanter des noëls. Avec l'accord de son médecin, ses fenêtres avaient été brièvement ouvertes à l’air glacé. En bas, chacun les mains en coupe autour d'une chandelle, les enfants lui donnaient l'aubade.

Toutes les lumières de sa chambre étaient éteintes. Au-dessus du domaine, la voûte des étoiles était dense.

« Petite ville de Bethléem, comme te voilà immobile ! »

Comme te voilà immobile...

Les paroles l'accablaient de leur ironie : « Comme te voilà immobile, Mason ! »

Dehors, les étoiles de Noël gardaient un silence oppressant. Elles ne lui répondaient rien lorsqu'il levait vers elles son unique œil suppliant, lorsqu'il leur adressait un pauvre signe avec les rares doigts qu'il pouvait bouger. Il n'allait plus pouvoir respirer, pensa-t-il. S'il étouffait dans l'espace, sa dernière vision serait celle des étoiles muettes scintillant dans le vide. Et il suffoquait maintenant, persuadé que le poumon artificiel ne gardait plus le rythme, il devait attendre pour « respirer » sa ligne de vie couleur vert sapin de Noël sur les écrans, tourmentée de pointes, autant de petits conifères dans la forêt nocturne des moniteurs. Pointes de son pouls, une cime systolique, une diastolique...

L'infirmière s'était affolée, prête à appuyer sur le bouton d'alarme, une main déjà tendue vers le flacon d'adrénaline.

Les lignes se moquaient de lui comme les paroles du noël, « Comme te voilà immobile, Mason ! »

Et puis, l'Épiphanie. Avant que l'infirmière n'ait le temps de sonner ou d'attraper ses médicaments, le pelage râpeux de sa vengeance effleura pour la première fois sa main décharnée, implorante, spectrale, et le calma peu à peu.

Quand ils communient pour Noël dans le monde entier, les croyants sont persuadés qu'ils absorbent véritablement le corps et le sang du Christ grâce au miracle de la transsubstantiation. Mason Verger, lui, entreprit alors les préparatifs d'une cérémonie encore plus sidérante, et qui ne nécessitait pas le mystère de l'eucharistie : il avait résolu que le docteur Hannibal Lecter serait dévoré vivant.


 

 

Mason Verger avait reçu une éducation peu conventionnelle, mais qui convenait aussi bien à l'avenir que son père avait prévu pour lui qu'au but qu'il s'était lui-même désormais fixé. Il avait été pensionnaire dans un lycée en grande partie financé par les donations paternelles, et où ses fréquentes absences avaient donc été aisément pardonnées. Car le patriarche des Verger avait l'habitude de retenir l'enfant auprès de lui plusieurs semaines d'affilée afin de parfaire sa véritable éducation dans les étables et les abattoirs, la source de la fortune familiale.

Molson Verger avait fait œuvre pionnière dans plusieurs aspects de l'élevage, à commencer par celui de la réduction des coûts de production. Ses premiers essais d'alimentation bon marché, un demi-siècle auparavant, étaient allés encore plus loin que ceux de Batterham : il avait introduit dans le régime habituel des porcins de la poudre de soies de porc et de plumes de poulet, ainsi que du fumier, en quantités jugées très audacieuses à l'époque. Dans les années 40, il s'était taillé une réputation de dangereux charlatan lorsqu'il avait supprimé l'eau à ses cochons pour la remplacer par une décoction de purin animal qui accélérait la prise de poids. Les ricanements cessèrent à la vue des profits ainsi accumulés, et tous ses concurrents s'empressèrent de l'imiter.

Ce ne fut pas le seul terrain sur lequel Molson Verger imposa ses vues dans la branche de la boucherie industrielle. Puisant dans sa fortune personnelle, il combattit sans relâche la loi sur l'abattage sans douleur à partir de critères strictement économiques et réussit à ne pas perdre la face en stigmatisant les législateurs tout en les arrosant copieusement. Toujours avec Mason à ses côtés, il supervisa des expériences à grande échelle pour déterminer à quel moment il était possible de cesser d'alimenter les animaux destinés à l'abattage sans qu'ils ne subissent de perte de poids significative.

Ce furent aussi les recherches génétiques financées par les Verger qui permirent enfin la mise au point des espèces de cochon belge surmusclées, épargnées par les suintements qui affligeaient jusqu'alors ce type de porcs. Toujours prêt à acheter des « reproducteurs » dans le monde entier, Molson Verger encouragea aussi maints programmes zootechniques à l'étranger.

Mais l'abattage est avant tout l'affaire des hommes, et personne ne le comprit mieux que lui. Il réussit à domestiquer les leaders syndicaux lorsque ceux-ci cherchèrent à écorner ses profits par des revendications salariales ou l'exigence de meilleures conditions de travail. En ce domaine, ses étroites relations avec le crime organisé lui furent d'un grand secours pendant trois décennies.

A cette époque, Mason ressemblait énormément à son père : mêmes sourcils d'un noir aile de corbeau au-dessus d'yeux carnassiers d'un bleu délavé, mêmes cheveux plantés très bas en oblique sur le front. Molson Verger aimait prendre la tête de son fils entre ses mains et la tâter affectueusement comme s'il établissait sa paternité au travers de traits physiques spécifiques, de même qu'il était capable de reconnaître le patrimoine génétique d'un porc en parcourant des doigts la structure osseuse de sa face.

Mason avait été un disciple doué et, lorsque son état le cloua à jamais au lit, il resta capable de diriger l'affaire familiale en prenant des décisions mûrement réfléchies que ses subalternes étaient chargés d'appliquer. Ce fut ainsi l'idée du fils Verger de pousser les autorités américaines et les Nations Unies à ordonner la destruction de tous les cochons de Haïti en invoquant les risques de contagion par la grippe porcine d'Afrique. Ce fut pour lui l'occasion de vendre les grands porcs blancs d'Amérique afin de remplacer l'espèce locale. Et, comme ces éléments importés ne résistaient pas aux conditions climatiques de l'île, il fallut les renouveler sans cesse, jusqu'à ce que les Haïtiens finissent par avoir recours aux pourceaux venus de République dominicaine, plus trapus et plus robustes.

Et maintenant, avec l'expérience d'une vie industrieuse et le savoir d'un spécialiste, Mason Verger vibrait tel Stradivarius s'approchant de son établi tandis qu'il mettait en place le dispositif de sa vengeance.


Date: 2015-12-18; view: 816


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