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VERS LE NOUVEAU MONDE 6 page

- J'aime, oui. Et Minou, j'aime.

- Tu t'y plais, alors ? Est-ce que tu te sens en sécurité quand tu vas te coucher ?

- Hein ? Euh, je dors dans la chambre avec Shirley. Elle est grande, Shirley.

- Mais, Franklin, tu ne peux plus vivre avec Maman, avec Shirley, avec Minou. Tu vas devoir t'en aller.

- Qui qu'a dit ça ?

- L'État a dit ça. Maman a perdu son travail et son droit de tutelle. La police a trouvé un joint de marijuana chez vous. La semaine prochaine, tu ne pourras plus voir Maman. Ni Shirley, ni Minou. Dans une semaine.

- Non !

- Ou peut-être c'est qu'elles ne veulent plus de toi, Franklin ? Est-ce qu'il y a quelque chose qui cloche avec toi ? Tu les embêtes, tu es méchant ? Ou bien tu crois que ta peau est trop noire pour qu'elles t'aiment ?

Le garçon releva sa chemise pour examiner son petit ventre brun et fit non de la tête. Il pleurait.

- Tu sais ce qui va lui arriver, à ton minou ? Comment il s'appelle, ton minou ?

- Minou, c'est comme ça qu'il s'appelle, là.

- Tu sais ce qui va lui arriver ? La police va l'attraper et l'amener à la fourrière, et là, un docteur lui fera une piqûre. Est-ce que tu as déjà eu une piqûre, à l'école ? Une infirmière t'en a fait une ? Avec une aiguille qui brille ? Eh bien, ils vont en faire une à Minou. Elle va avoir tellement peur, quand elle va voir l'aiguille... Ils vont la lui enfoncer, elle va avoir mal et elle va mourir.

Franklin attrapa le pan de sa chemise et le posa sur sa joue. Il se mit le pouce dans la bouche, ce qu'il n'avait plus fait depuis un an, depuis que Maman lui avait demandé d'arrêter.

- Viens par là, reprit la voix qui montait des ténèbres. Viens et je te dirai comment tu peux empêcher que Minou ait sa piqûre. Ou tu veux qu'elle l'ait, Franklin ? Non, hein ? Alors viens par ici, Franklin.

Sans cesser de sucer son pouce, les yeux noyés de larmes, Franklin s'enfonça à pas lents dans l'obscurité. Il était à un mètre cinquante du lit quand Mason souffla dans son harmonica et la lumière s'alluma.

Était-ce par courage inné, ou parce qu'il voulait sauver sa chatte, ou encore parce qu'il savait au fond de son désespoir qu'il n'avait plus nulle part où s'enfuir désormais ? En tout cas, le garçon ne broncha pas, ne prit pas ses jambes à son cou. Il resta à sa place, les yeux fixés sur le visage sorti de la nuit.

A ce résultat si décevant, Mason Verger aurait froncé les sourcils s'il en avait eu encore.

- Tu peux épargner la piqûre à Minou en lui donnant toi-même de la mort-aux-rats.

Malgré les consonnes avalées, Franklin avait compris toute la phrase. Il retira son pouce de la bouche.

- T'es qu'un vieux caca, déclara-t-il. Et t'es moche, en plus.



Sur ce, il tourna les talons, quitta la chambre et retourna à la salle de jeux par la pièce aux tuyaux.

Mason Verger le regarda s'éloigner sur l'écran vide.

Feignant de rester plongé dans la lecture de son Vogue, l'infirmier observa attentivement le garçon.

Les jouets n'avaient plus d'intérêt pour Franklin. Il alla s'asseoir sous la girafe, face au mur. C'était tout ce qu'il pouvait faire pour ne pas sucer son pouce.

Cordell guettait les larmes, un sanglot. Lorsqu'il vit que les épaules de l'enfant étaient secouées de frissons, il s'approcha et lui essuya doucement les joues avec des compresses stériles. Puis il plaça les bouts de tissu mouillé dans le verre de martini destiné à Mason Verger, qui refroidissait dans le frigidaire de la salle de jeux au milieu des jus d'orange et des coca-cola.


 

Rechercher des informations médicales sur Hannibal Lecter n'avait rien de facile. Compte tenu de son profond mépris pour l'establishment de la santé et pour la plupart de ses collègues, il n'était aucunement étonnant qu'il n'ait jamais consulté régulièrement un médecin.

L'hôpital des aliénés dangereux à Baltimore, où il était resté enfermé jusqu'à son catastrophique transfert à Memphis, n'était plus désormais qu'un bâtiment désaffecté attendant les bulldozers des démolisseurs.

La police de l'État du Tennessee, dernière autorité responsable du docteur Lecter avant son évasion, affirmait n'avoir jamais reçu son dossier médical. Les policiers qui l'avaient conduit de Baltimore à Memphis, tous décédés depuis, avaient signé la prise en charge du prisonnier, mais non de son dossier médical.

Après une journée de recherches au téléphone et sur l'ordinateur, Clarice Starling décida d'aller inspecter les salles de l'immeuble J. Edgar Hoover à Quantico, où le FBI stockait les preuves relatives aux affaires traitées par le Bureau. Puis elle passa une matinée entière dans les archives poussiéreuses et malodorantes du siège central de la police de Baltimore, et un après-midi éprouvant à consulter le dossier non catalogué consacré à Hannibal Lecter à la bibliothèque judiciaire du Fitzhugh Memorial, là où le temps s'arrête tandis que les archivistes s'affairent à retrouver leurs clés.

Au final, elle ne retint qu'un seul feuillet, le compte-rendu succinct de l'examen médical auquel la police de l'État du Maryland l'avait soumis lors de sa première arrestation. Aucun document antérieur n'y était joint.

Inelle Corey, qui avait survécu à la débâcle de l'hôpital des aliénés dangereux de Baltimore et trouvé une occupation moins ingrate à la Direction hospitalière du Maryland, ne voulut pas recevoir Starling dans son bureau. Elle préférait que l'entretien ait lieu à la cafétéria du rez-de-chaussée.

Starling avait l'habitude d'arriver à ses rendez-vous un peu en avance et d'attendre à une certaine distance, en observation. Inelle Corey, elle, fut d'une ponctualité exemplaire. C'était une femme d'environ trente-cinq ans, corpulente, pâle, sans maquillage ni bijoux. Ses cheveux lui arrivaient presque à la taille, comme au temps où elle était lycéenne. Elle portait des sandales blanches avec des chaussettes Supp-Hose.

Starling s'arrêta au présentoir pour prendre des sachets de sucre tout en la regardant s'asseoir à la table convenue.

Vous commettez peut-être l'erreur de croire que tous les protestants se ressemblent. Loin de là. De même qu'un natif des Caraïbes est souvent capable de deviner l'île dont l'un de ses semblables est originaire, Starling, élevée chez les luthériens, n'eut qu'à poser les yeux sur cette femme pour décider par-devers soi : « Église du Christ-Saint, ou peut-être, à la limite, une nazaréenne. »

Elle retira le bracelet tout simple qu'elle avait au poignet, la minuscule boucle en or qu'elle portait à son oreille indemne, et les fit disparaître dans son sac. Sa montre était en plastique et ne posait donc pas problème. Quant au reste de son apparence, il allait falloir faire avec...

- Inelle Corey ? Vous voulez un café ?

Elle s'était approchée avec deux gobelets à la main.

- Ça se prononce Aïnelle. Et je ne bois pas de café.

- Alors je boirai les deux. Vous désirez quelque chose d'autre ? Je suis Clarice Starling.

- Non, ça va. Vous pourriez me montrer une pièce d'identité quelconque ?

- Bien entendu. Voici. Mrs Corey... Euh, je peux vous appeler Inelle ?

Son interlocutrice répondit par un haussement d'épaules.

- Inelle, j'ai besoin de votre aide sur un point qui ne vous concerne pas du tout personnellement. Il me faut juste un conseil pour retrouver certains dossiers de l'hôpital de Baltimore.

Inelle Corey s'exprime avec une précision exagérée quand il s'agit de faire sentir son bon droit ou son mécontentement.

- Nous avons déjà réglé cette question avec la direction de la Santé au moment de la fermeture, miss... ?

- Starling.

- Miss Starling. Vous vous apercevrez qu'aucun patient n'a quitté cet établissement sans son dossier. Vous verrez qu'aucun dossier n'est sorti de là-bas sans l'approbation d'un inspecteur. Pour ce qui est des patients décédés, la Direction de la santé n'avait pas besoin de leurs dossiers et le Bureau des statistiques n'en a pas voulu. Donc, autant que je sache, les dossiers morts, je veux dire ceux des personnes décédées, sont restés là-bas après mon départ. Et j'ai été pratiquement la dernière à quitter les lieux. Quant aux déperditions, leurs dossiers ont été repris par la police municipale et les services du shérif.

- Les « déperditions » ?

- Les évasions, si vous préférez. Les prisonniers à régime de faveur en profitaient parfois pour s'envoler.

- Est-ce que le docteur Hannibal Lecter aurait pu être classé comme « déperdition » ? Dans ce cas, ce qui le concerne aurait été transmis aux autorités policières de Baltimore ?

- Il n'était pas une déperdition ! On ne l'a jamais considéré comme notre déperdition, en tout cas. Il n'était pas sous notre responsabilité quand il s'est enfui. Je suis allée en bas une fois pour le voir, je l'ai montré à ma sœur qui était passée avec ses garçons. Quand j'y repense, je me sens sale. Il a... il a poussé un des autres qui étaient enfermés là-bas à nous envoyer son... - elle baissa la voix -... son jus dessus. Vous voyez ce que je veux dire ?

- Je connais le terme, oui. Ce n'était pas Mr Miggs, par hasard ? Il avait un bon lancer, celui-là.

- Je ne veux plus y penser, jamais. Mais de vous, je me souviens. Vous êtes venue à l'hôpital, vous avez parlé à Fred... au docteur Chilton, et puis vous êtes descendue dans ce sous-sol. Pour voir Lecter, c'est cela ?

- Oui.

Le docteur Frederick Chilton était alors le directeur de l'établissement de Baltimore. Après l'évasion de Lecter, il avait été porté disparu alors qu'il se trouvait en vacances.

- Vous savez que Fred n'est jamais réapparu ?

- J'ai entendu dire ça, oui.

Deux larmes claires perlèrent sous les yeux d'Inelle Corey.

- Nous étions fiancés. Il a disparu, et puis l'hôpital a fermé, c'était comme si le ciel m'était tombé sur la tête. Sans l'aide de mon église, je n'aurais pas pu refaire surface.

- Je suis désolée. Vous avez une bonne place, maintenant.

- Mais je n'ai plus Fred. C'était quelqu'un de bien, de très bien. Entre nous, il y avait un amour... un amour qu'on ne voit pas tous les jours. Au temps où il était lycéen, il avait été élu Garçon de l'année à Canton, près de Boston.

- Ça alors ! Permettez-moi de vous demander, Inelle : est-ce qu'il gardait les dossiers dans son bureau, ou bien est-ce que vous les rangiez dans la réception, là où vous aviez votre bureau ?

- Ils étaient d'abord dans les placards chez lui, et puis il y en a eu tellement qu'on a été obligés de les mettre dans de grands classeurs chez moi. Les casiers étaient toujours fermés à clé, évidemment. Quand on est partis, ils ont transféré temporairement la clinique des toxicomanes ici et plein de papiers se sont perdus.

- Le dossier du docteur Lecter, vous l'avez déjà eu entre les mains ? Vous vous en êtes occupée ?

- Bien sûr.

- Vous vous souvenez d'y avoir vu des radiographies ? Les radios, vous les classiez avec le reste ou à part ?

- Avec. Avec le reste. Comme elles étaient plus grandes que les dossiers, ça ne les rendait pas faciles à ranger... Nous avions une salle à rayons X, mais pas de radiologue à plein temps, donc elles n'étaient pas archivées séparément. Il y avait un électrocardiogramme que Fred montrait souvent à ses visiteurs. Vous savez, le docteur Lecter... Oh, comment je peux l'appeler encore « docteur » ? Bref, il était encore branché à l'électrocardiographe quand il a attaqué cette pauvre infirmière. Eh bien, c'est effrayant, la courbe ne s'élève même pas au moment où il lui est tombé dessus. Tenez, il a eu une épaule déboîtée quand les aides-soignants l'ont attrapé pour l'obliger à lâcher la malheureuse. Théoriquement, ils ont dû faire une radio de ce bras, après... Enfin, si on me demande mon avis, il aurait dû récolter plus qu'une épaule déboîtée, beaucoup plus.

- Si quoi que ce soit d'autre vous revient, sur l'endroit où son dossier aurait pu atterrir, vous m'appellerez ?

- Nous allons tenter ce que nous appelons une « recherche globale », fit Inelle Corey en se gargarisant de ce terme, mais je ne pense pas que nous trouvions grand-chose. Plein de dossiers ont fini par être abandonnés, pas par nous, à cause des gens de la clinique des toxicos.

Les deux gobelets à café débordèrent quand elle se leva. Starling la regarda s'éloigner d'un pas pesant vers son enfer personnel et but la moitié d'une tasse, sa serviette en papier coincée sous son menton.

Elle prit un peu le temps de penser à elle. Elle se sentait lasse, mais de quoi ? De la négligence, peut-être, ou pire encore : du manque de style. De l'indifférence envers ce qui flatte l'œil. Peut-être avait-elle soif d'un certain style, n'importe lequel. Même le genre diva sado-maso était mieux que de n'en avoir aucun. C'était une prise de position, que l'on ait envie de l'entendre ou non.

Elle se demanda si elle pouvait se reprocher d'être snob et conclut qu'elle n'avait vraiment pas de quoi. Ses réflexions sur le style lui ramenèrent à l'esprit Evelda Drumgo, qui en avait eu énormément. Et, à cette pensée, elle eut terriblement envie de prendre ses distances avec elle-même, à nouveau.


 

 

Et c'est ainsi que Clarice Starling retourna à l'endroit où tout avait commencé pour elle, l'hôpital des aliénés dangereux à Baltimore. La vieille bâtisse brunâtre avait été une chambre de torture, c'était maintenant son tour d'être enchaînée, bâillonnée, humiliée de graffitis, dans l'attente du coup de grâce.

Son déclin avait commencé des années avant la disparition inexpliquée de son directeur, le docteur Frederick Chilton. Ensuite, les révélations sur sa mauvaise gestion, et l'état de délabrement du bâtiment lui-même, avaient bientôt conduit les législateurs à lui couper les vivres. Certains de ses patients avaient été transférés dans divers établissements de l'État, d'autres étaient morts, et une poignée d'entre eux finirent par errer dans Baltimore, zombies hébétés par la thorazine qu'un inepte programme de « réinsertion » vouait bien souvent à mourir de froid dans la rue.

Tout en battant la semelle devant le sinistre immeuble, Starling prit conscience qu'elle avait d'abord essayé tous les autres moyens possibles parce qu'elle répugnait à revenir ici.

Le gardien arriva avec trois quarts d'heure de retard. C'était un homme déjà âgé, court sur pattes, avec des chaussures à talonnettes qui claquaient sur le trottoir et une coupe de cheveux très Europe de l'Est qui avait peut-être été exécutée dans son pays natal. A bout de souffle, il la conduisit à une porte latérale au bas de quelques marches. Comme la serrure avait été arrachée par des vandales, elle était désormais fermée par une chaîne et deux cadenas, le tout envahi par les toiles d'araignée. L'herbe qui avait poussé dans les faillés du perron chatouillait les chevilles de Starling tandis qu'il se battait avec son trousseau de clés. C'était une fin d'après-midi couverte, opaque, sans ombres.

- Che ne le connais bas très bien, ce bâtiment, expliqua l'employé, che dois chuste m'occuber de férifier les alarmes anti-incendie.

- Est-ce que vous savez s'il y a encore des documents ici ? Des classeurs, des dossiers ?

- Bah ! Après l'hôbital, ils ont mis la clinique des toxicos ici, quelques mois. Ils ont tout fourgué au sous-sol, les lits, les linges, che sais pas quoi encore. C'est très bauvais bour moi ici, rapport à mon asthme. Tout boisi, très bauvais boisi. Matelas sur lits boisis, boisi partout. Beux bas resbirer là-dedans. Et ces escaliers qui me tuent les chambes. Che fous montrerais bien, mais...

Starling aurait été heureuse d'avoir de la compagnie, même la sienne. Mais il ne ferait que la retarder.

- Non, allez-y. Où est votre bureau ?

- Au coin de la rue là-bas, où il y a fait le bureau des bermis de conduire afant.

- Si je ne suis pas de retour dans une heure...

Il jeta un regard inquiet à sa montre.

- Mon serfice terminé dans une demi-heure, normalement.

« Ch'en ai un beu ma claque de toi, bauvre mec ! »

- Ce que vous allez faire pour moi, monsieur, c'est d'attendre vos clés à votre bureau. Si je ne suis pas de retour dans une heure, appelez ce numéro, là, sur cette carte, et montrez-leur où je suis allée. Et si vous n'êtes pas là quand je reviens, si vous avez fermé pour rentrer chez vous, je me chargerai personnellement d'aller voir vos supérieurs demain matin et de leur signaler votre comportement. De plus... de plus, vous aurez un contrôle des impôts et un autre du Service de l'immigration et des... et des naturalisations. Vous me comprenez ?J'aimerais une réponse, monsieur.

- Je fous aurais attendue, évidemment. Fous n'avez pas besoin de dire des pareilles choses.

- Merci infiniment, monsieur.

Le gardien empoignait déjà la rambarde pour se hisser sur le trottoir. Elle écouta son pas hésitant s'éloigner, se fondre dans le silence, puis elle ouvrit la porte et se retrouva sur un palier de l'escalier de secours. De hautes fenêtres grillagées laissaient passer la lumière grisâtre. Elle hésita à refermer les cadenas derrière elle, préférant finalement nouer la chaîne sur la porte de façon à pouvoir ressortir si jamais elle perdait les clés.

A ses visites précédentes, lorsqu'elle venait interroger le docteur Lecter, elle était toujours arrivée par l'entrée principale. Il lui fallut donc un moment pour s'orienter dans le bâtiment. Elle grimpa d'abord l'escalier de secours jusqu'au rez-de-chaussée. Ici, les vitres dépolies plongeaient les lieux dans la pénombre. A l'aide de sa lampe de poche, elle trouva un interrupteur. Trois ampoules fonctionnaient encore sur le lustre central à moitié cassé. Le standard téléphonique de la réceptionniste avait disparu, mais les fils traînaient sur le bureau.

Les pillards avaient laissé leur marque sur les murs, peinte à la bombe. Un phallus de deux mètres de haut se détachait, avec les testicules et une formule sans équivoque : « Branlemoua Faron Mama. »

La porte d'accès au bureau du directeur était ouverte. C'était par là qu'elle était passée pour accomplir sa première mission au FBI, quand elle n'était encore qu'une stagiaire pleine d'illusions, persuadée que si on était capable de faire son job, d'emporter le morceau, on finissait par être accepté, sans distinction de race, de religion, de couleur, d'origine, que l'on fasse partie ou non de la vieille bande de copains. De ce credo, il ne lui restait plus qu'un seul article de foi : elle se croyait toujours capable d'emporter le morceau.

Ici, le docteur Chilton lui avait tendu sa main poisseuse et lui avait fait du gringue. Ici, il avait intrigué, espionné et, en se croyant aussi malin que Hannibal Lecter, pris les décisions aberrantes qui allaient permettre à son prisonnier de s'échapper dans un terrible bain de sang.

La table était encore là, mais il n'y avait plus une seule des chaises, plus faciles à emporter. Ses tiroirs étaient vides, à l'exception d'un comprimé d'Alka-Seltzer effrité. Il restait deux classeurs dont la serrure ne lui opposa aucune résistance, son expérience en la matière lui permettant de trouver la faille du mécanisme en moins d'une minute. Un sandwich desséché dans son sachet en papier, quelques formulaires de la clinique des toxicomanes, un vaporisateur contre la mauvaise haleine, un tube de crème fortifiante pour les cheveux, un peigne, quelques préservatifs. Rien d'autre.

Elle songea au sous-sol de l'asile, à ce cachot où le docteur Lecter avait vécu pendant plus de huit ans. Elle n'avait aucune envie d'y descendre. Il lui suffisait de prendre son portable et de demander à la police de la ville d'envoyer une patrouille pour l'accompagner. Ou de contacter l'antenne FBI de Baltimore et de solliciter le renfort d'un agent. Le triste après-midi tirait à sa fin, même en partant sur-le-champ elle n'avait aucune chance d'éviter l'heure de pointe sur l'autoroute de Washington. Et si elle tardait, ce serait encore pire.

Sans se soucier de la poussière, elle posa ses coudes sur le bureau de Chilton et essaya de prendre une décision. Croyait-elle vraiment qu'elle pourrait trouver des dossiers en bas ? Ou bien était-elle attirée par les lieux de sa première rencontre avec Hannibal Lecter ?

Sa carrière dans le maintien de l'ordre lui avait appris au moins une chose sur son propre compte : elle ne recherchait pas les émotions fortes, elle ne demandait qu'à ne plus jamais être étreinte par la peur. Mais que des dossiers aient été entreposés au sous-sol restait « possible ». Et elle pouvait en avoir le cœur net en cinq minutes.

Le bruit sourd des portes de haute sécurité qui s'étaient refermées derrière elle des années plus tôt résonnait encore dans ses oreilles. Pour le cas où quelqu'un les actionnerait à nouveau quand elle serait entrée, elle appela l'antenne de Baltimore, se présenta et convint d'un rendez-vous téléphonique une heure plus tard afin de confirmer qu'elle n'était pas restée prisonnière.

Les appliques fonctionnaient toujours dans l'escalier principal, par lequel Chilton l'avait jadis conduite au sous-sol. C'est en descendant ces marches qu'il lui avait détaillé les mesures de sécurité à prendre lorsqu'elle traiterait avec Lecter et c'est là, sous cette lampe, qu'il s'était arrêté pour sortir de son portefeuille la photographie de l'infirmière dont Lecter avait mangé la langue alors qu'elle voulait l'examiner. Puisqu'il avait eu l'épaule démise tandis qu'on le maîtrisait, il y avait certainement eu une radiographie.

Un courant d'air passa sur sa nuque, comme si une fenêtre était ouverte quelque part.

Au bas des marches, une boîte en carton de chez McDonald's béait au milieu de serviettes disséminées sur le sol. Une tasse où un fond de haricots s'était coagulé. Dans un coin, quelques colombins et d'autres serviettes. Au fond du couloir, la lumière s'arrêtait aux lourdes portes en acier qui avaient délimité le quartier de haute sécurité. Elles étaient ouvertes et retenues au mur par un crochet.

Munie de cinq piles surpuissantes, la lampe de poche de Starling projetait un faisceau d'une bonne amplitude. Elle la braqua dans le long couloir de l'ancien QHS. Une forme massive se distinguait tout au fond. Le spectacle de ces cellules ouvertes avait quelque chose de surnaturel. Le sol était jonché de gobelets et de sacs en plastique qui avaient contenu du pain. Une cannette de soda, noircie à force d'avoir servi de pipe à crack, était abandonnée sur le bureau du surveillant.

Starling appuya sur les interrupteurs qui se trouvaient derrière. Rien. Elle sortit son portable, dont le voyant rouge lui parut très brillant dans cette obscurité. En sous-sol, il ne pouvait fonctionner, elle l'approcha cependant de sa bouche pour parler d'une voix forte :

- Barry ? Rapproche la camionnette de l'entrée principale, en marche arrière. Et apporte un projo. Il va falloir un treuil pour remonter ce machin... Hein ? Ouais, tu me rejoins.

Puis, à l'adresse des ténèbres :

- Attention, là-dedans ! Je suis officier fédéral. Si vous occupez ces lieux illégalement, vous êtes libres de sortir. Je ne vous arrêterai pas. Je ne suis pas ici pour vous. Si vous revenez ici quand j'aurai terminé ce que j'ai à faire, ce n'est pas mon problème. Vous pouvez avancer à partir de maintenant. Au cas où vous tenteriez d'entraver mon action, vous risquez de sérieux dommages corporels car je n'hésiterai pas à vous balancer une bastos dans le cul. Merci.

Sa voix mourut en écho dans le couloir où tant de détenus avaient épuisé la leur en hurlements, et perdu leurs dents en mordant les barreaux.

Elle se souvint de la présence rassurante du garde aux larges épaules, Barney, lorsqu'elle était venue interroger Lecter. De l'étrange courtoisie avec laquelle les deux hommes se traitaient. Plus de Barney, désormais. Un souvenir d'école s'imposa soudain dans son esprit. Par pure discipline, elle se força à se le remémorer mot pour mot :

 

Des bruits de pas résonnent dans la mémoire

Le long du passage que nous n'avons pas pris

Vers la porte que nous n'avons pas ouverte

Sur la roseraie.

 

Roseraie, tu parles. Tout ça ne ressemblait vraiment pas à un jardin de roses...

Les récents commentaires de la presse l'avaient encouragée à détester son arme autant qu'elle-même et pourtant, à cet instant, elle dut constater que le contact du revolver n'avait rien d'odieux, au contraire. Le tenant contre sa jambe, elle se mit à avancer derrière sa torche. Surveiller ses deux flancs en même temps sans négliger ses arrières est un exercice difficile mais vital. De l'eau coulait goutte à goutte quelque part.


Date: 2015-12-18; view: 826


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