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LES TROIS MOUSQUETAIRES 59 page

 

– De prendre vos dépêches écrites ou verbales, de revenir en poste, et, quand il saura ce que vous avez fait, il avisera à ce que vous devez faire.

 

– Je dois donc rester ici ? demanda Milady.

 

– Ici ou dans les environs.

 

– Vous ne pouvez m’emmener avec vous ?

 

– Non, l’ordre est formel : aux environs du camp, vous pourriez être reconnue, et votre présence, vous le comprenez, compromettrait Son Éminence, surtout après ce qui vient de se passer là-bas. Seulement, dites-moi d’avance où vous attendrez des nouvelles du cardinal, que je sache toujours où vous retrouver.

 

– Écoutez, il est probable que je ne pourrai rester ici.

 

– Pourquoi ?

 

– Vous oubliez que mes ennemis peuvent arriver d’un moment à l’autre.

 

– C’est vrai ; mais alors cette petite femme va échapper à Son Éminence ?

 

– Bah ! dit Milady avec un sourire qui n’appartenait qu’à elle, vous oubliez que je suis sa meilleure amie.

 

– Ah ! c’est vrai ! je puis donc dire au cardinal, à l’endroit de cette femme…

 

– Qu’il soit tranquille.

 

– Voilà tout ?

 

– Il saura ce que cela veut dire.

 

– Il le devinera. Maintenant, voyons, que dois-je faire ?

 

– Repartir à l’instant même ; il me semble que les nouvelles que vous reportez valent bien la peine que l’on fasse diligence.

 

– Ma chaise s’est cassée en entrant à Lillers.

 

– À merveille !

 

– Comment, à merveille ?

 

– Oui, j’ai besoin de votre chaise, moi, dit la comtesse.

 

– Et comment partirai-je, alors ?

 

– À franc étrier.

 

– Vous en parlez bien à votre aise, cent quatre-vingts lieues.

 

– Qu’est-ce que cela ?

 

– On les fera. Après ?

 

– Après : en passant à Lillers, vous me renvoyez la chaise avec ordre à votre domestique de se mettre à ma disposition.

 

– Bien.

 

– Vous avez sans doute sur vous quelque ordre du cardinal ?

 

– J’ai mon plein pouvoir.

 

– Vous le montrez à l’abbesse, et vous dites qu’on viendra me chercher, soit aujourd’hui, soit demain, et que j’aurai à suivre la personne qui se présentera en votre nom.

 

– Très bien !

 

– N’oubliez pas de me traiter durement en parlant de moi à l’abbesse.

 

– À quoi bon ?

 

– Je suis une victime du cardinal. Il faut bien que j’inspire de la confiance à cette pauvre petite Mme Bonacieux.



 

– C’est juste. Maintenant voulez-vous me faire un rapport de tout ce qui est arrivé ?

 

– Mais je vous ai raconté les événements, vous avez bonne mémoire, répétez les choses comme je vous les ai dites, un papier se perd.

 

– Vous avez raison ; seulement que je sache où vous retrouver, que je n’aille pas courir inutilement dans les environs.

 

– C’est juste, attendez.

 

– Voulez-vous une carte ?

 

– Oh ! je connais ce pays à merveille.

 

– Vous ? quand donc y êtes-vous venue ?

 

– J’y ai été élevée.

 

– Vraiment ?

 

– C’est bon à quelque chose, vous le voyez, que d’avoir été élevée quelque part.

 

– Vous m’attendrez donc…?

 

– Laissez-moi réfléchir un instant ; eh ! tenez, à Armentières.

 

– Qu’est-ce que cela, Armentières ?

 

– Une petite ville sur la Lys ! je n’aurai qu’à traverser la rivière et je suis en pays étranger.

 

– À merveille ! mais il est bien entendu que vous ne traverserez la rivière qu’en cas de danger.

 

– C’est bien entendu.

 

– Et, dans ce cas, comment saurai-je où vous êtes ?

 

– Vous n’avez pas besoin de votre laquais ?

 

– Non.

 

– C’est un homme sûr ?

 

– À l’épreuve.

 

– Donnez-le-moi ; personne ne le connaît, je le laisse à l’endroit que je quitte, et il vous conduit où je suis.

 

– Et vous dites que vous m’attendez à Argentières ?

 

– À Armentières, répondit Milady.

 

– Écrivez-moi ce nom-là sur un morceau de papier, de peur que je l’oublie ; ce n’est pas compromettant, un nom de ville, n’est-ce pas ?

 

– Eh, qui sait ? N’importe, dit Milady en écrivant le nom sur une demi-feuille de papier, je me compromets.

 

– Bien ! dit Rochefort en prenant des mains de Milady le papier, qu’il plia et qu’il enfonça dans la coiffe de son feutre ; d’ailleurs, soyez tranquille, je vais faire comme les enfants, et, dans le cas où je perdrais ce papier, répéter le nom tout le long de la route. Maintenant est-ce tout ?

 

– Je le crois.

 

– Cherchons bien : Buckingham mort ou grièvement blessé ; votre entretien avec le cardinal entendu des quatre mousquetaires ; Lord de Winter prévenu de votre arrivée à Portsmouth ; d’Artagnan et Athos à la Bastille ; Aramis l’amant de Mme de Chevreuse ; Porthos un fat ; Mme Bonacieux retrouvée ; vous envoyer la chaise le plus tôt possible ; mettre mon laquais à votre disposition ; faire de vous une victime du cardinal, pour que l’abbesse ne prenne aucun soupçon ; Armentières sur les bords de la Lys. Est-ce cela ?

 

– En vérité, mon cher chevalier, vous êtes un miracle de mémoire. À propos, ajoutez une chose…

 

– Laquelle ?

 

– J’ai vu de très jolis bois qui doivent toucher au jardin du couvent, dites qu’il m’est permis de me promener dans ces bois ; qui sait ? j’aurai peut-être besoin de sortir par une porte de derrière.

 

– Vous pensez à tout.

 

– Et vous, vous oubliez une chose…

 

– Laquelle ?

 

– C’est de me demander si j’ai besoin d’argent.

 

– C’est juste, combien voulez-vous ?

 

– Tout ce que vous aurez d’or.

 

– J’ai cinq cents pistoles à peu près.

 

– J’en ai autant : avec mille pistoles on fait face à tout ; videz vos poches.

 

– Voilà, comtesse.

 

– Bien, mon cher comte ! et vous partez…?

 

– Dans une heure ; le temps de manger un morceau, pendant lequel j’enverrai chercher un cheval de poste.

 

– À merveille ! Adieu, chevalier !

 

– Adieu, comtesse !

 

– Recommandez-moi au cardinal, dit Milady.

 

– Recommandez-moi à Satan », répliqua Rochefort.

 

Milady et Rochefort échangèrent un sourire et se séparèrent.

 

Une heure après, Rochefort partit au grand galop de son cheval ; cinq heures après il passait à Arras.

 

Nos lecteurs savent déjà comment il avait été reconnu par d’Artagnan, et comment cette reconnaissance, en inspirant des craintes aux quatre mousquetaires, avait donné une nouvelle activité à leur voyage.

 

CHAPITRE LXIII
UNE GOUTTE D’EAU

À peine Rochefort fut-il sorti, que Mme Bonacieux rentra. Elle trouva Milady le visage riant.

 

« Eh bien, dit la jeune femme, ce que vous craigniez est donc arrivé ; ce soir ou demain le cardinal vous envoie prendre ?

 

– Qui vous a dit cela, mon enfant ? demanda Milady.

 

– Je l’ai entendu de la bouche même du messager.

 

– Venez vous asseoir ici près de moi, dit Milady.

 

– Me voici.

 

– Attendez que je m’assure si personne ne nous écoute.

 

– Pourquoi toutes ces précautions ?

 

– Vous allez le savoir. »

 

Milady se leva et alla à la porte, l’ouvrit, regarda dans le corridor, et revint se rasseoir près de Mme Bonacieux.

 

« Alors, dit-elle, il a bien joué son rôle.

 

– Qui cela ?

 

– Celui qui s’est présenté à l’abbesse comme l’envoyé du cardinal.

 

– C’était donc un rôle qu’il jouait ?

 

– Oui, mon enfant.

 

– Cet homme n’est donc pas…

 

– Cet homme, dit Milady en baissant la voix, c’est mon frère.

 

– Votre frère ! s’écria Mme Bonacieux.

 

– Eh bien, il n’y a que vous qui sachiez ce secret, mon enfant ; si vous le confiez à qui que ce soit au monde, je serai perdue, et vous aussi peut-être.

 

– Oh ! mon Dieu !

 

– Écoutez, voici ce qui se passe : mon frère, qui venait à mon secours pour m’enlever ici de force, s’il le fallait, a rencontré l’émissaire du cardinal qui venait me chercher ; il l’a suivi. Arrivé à un endroit du chemin solitaire et écarté, il a mis l’épée à la main en sommant le messager de lui remettre les papiers dont il était porteur ; le messager a voulu se défendre, mon frère l’a tué.

 

– Oh ! fit Mme Bonacieux en frissonnant.

 

– C’était le seul moyen, songez-y. Alors mon frère a résolu de substituer la ruse à la force : il a pris les papiers, il s’est présenté ici comme l’émissaire du cardinal lui-même, et dans une heure ou deux, une voiture doit venir me prendre de la part de Son Éminence.

 

– Je comprends ; cette voiture, c’est votre frère qui vous l’envoie.

 

– Justement ; mais ce n’est pas tout : cette lettre que vous avez reçue, et que vous croyez de Mme Chevreuse…

 

– Eh bien ?

 

– Elle est fausse.

 

– Comment cela ?

 

– Oui, fausse : c’est un piège pour que vous ne fassiez pas de résistance quand on viendra vous chercher.

 

– Mais c’est d’Artagnan qui viendra.

 

– Détrompez-vous, d’Artagnan et ses amis sont retenus au siège de La Rochelle.

 

– Comment savez-vous cela ?

 

– Mon frère a rencontré des émissaires du cardinal en habits de mousquetaires. On vous aurait appelée à la porte, vous auriez cru avoir affaire à des amis, on vous enlevait et on vous ramenait à Paris.

 

– Oh ! mon Dieu ! ma tête se perd au milieu de ce chaos d’iniquités. Je sens que si cela durait, continua Mme Bonacieux en portant ses mains à son front, je deviendrais folle !

 

– Attendez…

 

– Quoi ?

 

– J’entends le pas d’un cheval, c’est celui de mon frère qui repart ; je veux lui dire un dernier adieu, venez. »

 

Milady ouvrit la fenêtre et fit signe à Mme Bonacieux de l’y rejoindre. La jeune femme y alla.

 

Rochefort passait au galop.

 

« Adieu, frère », s’écria Milady.

 

Le chevalier leva la tête, vit les deux jeunes femmes, et, tout courant, fit à Milady un signe amical de la main.

 

« Ce bon Georges ! » dit-elle en refermant la fenêtre avec une expression de visage pleine d’affection et de mélancolie.

 

Et elle revint s’asseoir à sa place, comme si elle eût été plongée dans des réflexions toutes personnelles.

 

« Chère dame ! dit Mme Bonacieux, pardon de vous interrompre ! mais que me conseillez-vous de faire ? mon Dieu ! Vous avez plus d’expérience que moi, parlez, je vous écoute.

 

– D’abord, dit Milady, il se peut que je me trompe et que d’Artagnan et ses amis viennent véritablement à votre secours.

 

– Oh ! c’eût été trop beau ! s’écria Mme Bonacieux, et tant de bonheur n’est pas fait pour moi !

 

– Alors, vous comprenez ; ce serait tout simplement une question de temps, une espèce de course à qui arrivera le premier. Si ce sont vos amis qui l’emportent en rapidité, vous êtes sauvée ; si ce sont les satellites du cardinal, vous êtes perdue.

 

– Oh ! oui, oui, perdue sans miséricorde ! Que faire donc ? que faire ?

 

– Il y aurait un moyen bien simple, bien naturel…

 

– Lequel, dites ?

 

– Ce serait d’attendre, cachée dans les environs, et de s’assurer ainsi quels sont les hommes qui viendront vous demander.

 

– Mais où attendre ?

 

– Oh ! ceci n’est point une question : moi-même je m’arrête et je me cache à quelques lieues d’ici en attendant que mon frère vienne me rejoindre ; eh bien, je vous emmène avec moi, nous nous cachons et nous attendons ensemble.

 

– Mais on ne me laissera pas partir, je suis ici presque prisonnière.

 

– Comme on croit que je pars sur un ordre du cardinal, on ne vous croira pas très pressée de me suivre.

 

– Eh bien ?

 

– Eh bien, la voiture est à la porte, vous me dites adieu, vous montez sur le marchepied pour me serrer dans vos bras une dernière fois ; le domestique de mon frère qui vient me prendre est prévenu, il fait un signe au postillon, et nous partons au galop.

 

– Mais d’Artagnan, d’Artagnan, s’il vient ?

 

– Ne le saurons-nous pas ?

 

– Comment ?

 

– Rien de plus facile. Nous renvoyons à Béthune ce domestique de mon frère, à qui, je vous l’ai dit, nous pouvons nous fier ; il prend un déguisement et se loge en face du couvent : si ce sont les émissaires du cardinal qui viennent, il ne bouge pas ; si c’est M. d’Artagnan et ses amis, il les amène où nous sommes.

 

– Il les connaît donc ?

 

– Sans doute, n’a-t-il pas vu M. d’Artagnan chez moi !

 

– Oh ! oui, oui, vous avez raison ; ainsi, tout va bien, tout est pour le mieux ; mais ne nous éloignons pas d’ici.

 

– À sept ou huit lieues tout au plus, nous nous tenons sur la frontière par exemple, et à la première alerte, nous sortons de France.

 

– Et d’ici là, que faire ?

 

– Attendre.

 

– Mais s’ils arrivent ?

 

– La voiture de mon frère arrivera avant eux.

 

– Si je suis loin de vous quand on viendra vous prendre ; à dîner ou à souper, par exemple ?

 

– Faites une chose.

 

– Laquelle ?

 

– Dites à votre bonne supérieure que, pour nous quitter le moins possible, vous lui demanderez la permission de partager mon repas.

 

– Le permettra-t-elle ?

 

– Quel inconvénient y a-t-il à cela ?

 

– Oh ! très bien, de cette façon nous ne nous quitterons pas un instant !

 

– Eh bien, descendez chez elle pour lui faire votre demande ! je me sens la tête lourde, je vais faire un tour au jardin.

 

– Allez, et où vous retrouverai-je ?

 

– Ici dans une heure.

 

– Ici dans une heure ; oh ! vous êtes bonne et je vous remercie.

 

– Comment ne m’intéresserais-je pas à vous ? Quand vous ne seriez pas belle et charmante, n’êtes-vous pas l’amie d’un de mes meilleurs amis !

 

– Cher d’Artagnan, oh ! comme il vous remerciera !

 

– Je l’espère bien. Allons ! tout est convenu, descendons.

 

– Vous allez au jardin ?

 

– Oui.

 

– Suivez ce corridor, un petit escalier vous y conduit.

 

– À merveille ! merci. »

 

Et les deux femmes se quittèrent en échangeant un charmant sourire.

 

Milady avait dit la vérité, elle avait la tête lourde ; car ses projets mal classés s’y heurtaient comme dans un chaos. Elle avait besoin d’être seule pour mettre un peu d’ordre dans ses pensées. Elle voyait vaguement dans l’avenir ; mais il lui fallait un peu de silence et de quiétude pour donner à toutes ses idées, encore confuses, une forme distincte, un plan arrêté.

 

Ce qu’il y avait de plus pressé, c’était d’enlever Mme Bonacieux, de la mettre en lieu de sûreté, et là, le cas échéant, de s’en faire un otage. Milady commençait à redouter l’issue de ce duel terrible, où ses ennemis mettaient autant de persévérance qu’elle mettait, elle, d’acharnement.

 

D’ailleurs elle sentait, comme on sent venir un orage, que cette issue était proche et ne pouvait manquer d’être terrible.

 

Le principal pour elle, comme nous l’avons dit, était donc de tenir Mme Bonacieux entre ses mains. Mme Bonacieux, c’était la vie de d’Artagnan ; c’était plus que sa vie, c’était celle de la femme qu’il aimait ; c’était, en cas de mauvaise fortune, un moyen de traiter et d’obtenir sûrement de bonnes conditions.

 

Or, ce point était arrêté : Mme Bonacieux, sans défiance, la suivait ; une fois cachée avec elle à Armentières, il était facile de lui faire croire que d’Artagnan n’était pas venu à Béthune. Dans quinze jours au plus, Rochefort serait de retour ; pendant ces quinze jours, d’ailleurs, elle aviserait à ce qu’elle aurait à faire pour se venger des quatre amis. Elle ne s’ennuierait pas, Dieu merci, car elle aurait le plus doux passe-temps que les événements pussent accorder à une femme de son caractère : une bonne vengeance à perfectionner.

 

Tout en rêvant, elle jetait les yeux autour d’elle et classait dans sa tête la topographie du jardin. Milady était comme un bon général, qui prévoit tout ensemble la victoire et la défaite, et qui est tout près, selon les chances de la bataille, à marcher en avant ou à battre en retraite.

 

Au bout d’une heure, elle entendit une douce voix qui l’appelait ; c’était celle de Mme Bonacieux. La bonne abbesse avait naturellement consenti à tout, et, pour commencer, elles allaient souper ensemble.

 

En arrivant dans la cour, elles entendirent le bruit d’une voiture qui s’arrêtait a la porte.

 

« Entendez-vous ? dit-elle.

 

– Oui, le roulement d’une voiture.

 

– C’est celle que mon frère nous envoie.

 

– Oh ! mon Dieu !

 

– Voyons, du courage ! »

 

On sonna à la porte du couvent, Milady ne s’était pas trompée.

 

« Montez dans votre chambre, dit-elle à Mme Bonacieux, vous avez bien quelques bijoux que vous désirez emporter.

 

– J’ai ses lettres, dit-elle.

 

– Eh bien, allez les chercher et venez me rejoindre chez moi, nous souperons à la hâte, peut-être voyagerons-nous une partie de la nuit, il faut prendre des forces.

 

– Grand Dieu ! dit Mme Bonacieux en mettant la main sur sa poitrine, le cœur m’étouffe, je ne puis marcher.

 

– Du courage, allons, du courage ! pensez que dans un quart d’heure vous êtes sauvée, et songez que ce que vous allez faire, c’est pour lui que vous le faites.

 

– Oh ! oui, tout pour lui. Vous m’avez rendu mon courage par un seul mot ; allez, je vous rejoins. »

 

Milady monta vivement chez elle, elle y trouva le laquais de Rochefort, et lui donna ses instructions.

 

Il devait attendre à la porte ; si par hasard les mousquetaires paraissaient, la voiture partait au galop, faisait le tour du couvent, et allait attendre Milady à un petit village qui était situé de l’autre côté du bois. Dans ce cas, Milady traversait le jardin et gagnait le village à pied ; nous l’avons dit déjà, Milady connaissait à merveille cette partie de la France.

 

Si les mousquetaires ne paraissaient pas, les choses allaient comme il était convenu : Mme Bonacieux montait dans la voiture sous prétexte de lui dire adieu et Milady enlevait Mme Bonacieux.

 

Mme Bonacieux entra, et pour lui ôter tout soupçon si elle en avait, Milady répéta devant elle au laquais toute la dernière partie de ses instructions.

 

Milady fit quelques questions sur la voiture : c’était une chaise attelée de trois chevaux, conduite par un postillon ; le laquais de Rochefort devait la précéder en courrier.

 

C’était à tort que Milady craignait que Mme Bonacieux n’eût des soupçons : la pauvre jeune femme était trop pure pour soupçonner dans une autre femme une telle perfidie ; d’ailleurs le nom de la comtesse de Winter, qu’elle avait entendu prononcer par l’abbesse, lui était parfaitement inconnu, et elle ignorait même qu’une femme eût eu une part si grande et si fatale aux malheurs de sa vie.

 

« Vous le voyez, dit Milady, lorsque le laquais fut sorti, tout est prêt. L’abbesse ne se doute de rien et croit qu’on me vient chercher de la part du cardinal. Cet homme va donner les derniers ordres ; prenez la moindre chose, buvez un doigt de vin et partons.

 

– Oui, dit machinalement Mme Bonacieux, oui, partons. »

 

Milady lui fit signe de s’asseoir devant elle, lui versa un petit verre de vin d’Espagne et lui servit un blanc de poulet.

 

« Voyez, lui dit-elle, si tout ne nous seconde pas : voici la nuit qui vient ; au point du jour nous serons arrivées dans notre retraite, et nul ne pourra se douter où nous sommes. Voyons, du courage, prenez quelque chose. »

 

Mme Bonacieux mangea machinalement quelques bouchées et trempa ses lèvres dans son verre.

 

« Allons donc, allons donc, dit Milady portant le sien à ses lèvres, faites comme moi. »

 

Mais au moment où elle l’approchait de sa bouche, sa main resta suspendue : elle venait d’entendre sur la route comme le roulement lointain d’un galop qui allait s’approchant ; puis, presque en même temps, il lui sembla entendre des hennissements de chevaux.

 

Ce bruit la tira de sa joie comme un bruit d’orage réveille au milieu d’un beau rêve ; elle pâlit et courut à la fenêtre, tandis que Mme Bonacieux, se levant toute tremblante, s’appuyait sur sa chaise pour ne point tomber.

 

On ne voyait rien encore, seulement on entendait le galop qui allait toujours se rapprochant.

 

« Oh ! mon Dieu, dit Mme Bonacieux, qu’est-ce que ce bruit ?

 

– Celui de nos amis ou de nos ennemis, dit Milady avec son sang-froid terrible ; restez où vous êtes, je vais vous le dire. »

 

Mme Bonacieux demeura debout, muette, immobile et pâle comme une statue.

 

Le bruit devenait plus fort, les chevaux ne devaient pas être à plus de cent cinquante pas ; si on ne les apercevait point encore, c’est que la route faisait un coude. Toutefois, le bruit devenait si distinct qu’on eût pu compter les chevaux par le bruit saccadé de leurs fers.

 

Milady regardait de toute la puissance de son attention ; il faisait juste assez clair pour qu’elle pût reconnaître ceux qui venaient.

 

Tout à coup, au détour du chemin, elle vit reluire des chapeaux galonnés et flotter des plumes ; elle compta deux, puis cinq puis huit cavaliers ; l’un d’eux précédait tous les autres de deux longueurs de cheval.

 

Milady poussa un rugissement étouffé. Dans celui qui tenait la tête elle reconnut d’Artagnan.

 

« Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! s’écria Mme Bonacieux, qu’y a-t-il donc ?

 

– C’est l’uniforme des gardes de M. le cardinal ; pas un instant à perdre ! s’écria Milady. Fuyons, fuyons !

 

– Oui, oui, fuyons », répéta Mme Bonacieux, mais sans pouvoir faire un pas, clouée qu’elle était à sa place par la terreur.


Date: 2015-12-17; view: 509


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